14 décembre 1965 : le jour où de Gaulle a sauté comme un cabri
Par Gérard CourtoisPremier article de notre série "Le jour où la présidentielle a basculé". Entre les deux tours de la première élection de la Ve République, Charles de Gaulle, longtemps rétif à cet exercice, livre un (long) entretien télévisé qui marque les esprits et où il réaffirme notamment sa vision de l'Europe.
L’impensable s’est donc produit. Le 5 décembre 1965, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, le général de Gaulle est mis en ballotage. Passionnés par ce nouveau scrutin au suffrage universel, les Français ont voté massivement. Mais à peine 45% se sont prononcés en faveur du président sortant. Contre lui, François Mitterrand a mobilisé la gauche (32%) et Jean Lecanuet le centre (15%). Trois petits candidats ont ramassé les miettes.
La télévision : fer de lance de l'élection
Deux mois auparavant, le fondateur de la Ve République s’imaginait réélu haut la main. Lorsqu’il avait annoncé sa candidature le 4 novembre 1965 à la télévision, il avait appelé les Français à une "adhésion franche et massive". Sinon, avait-il menacé, la République nouvelle "s’écroulera aussitôt et la France devra subir une confusion de l’État plus désastreuse encore que celle qu’elle connût autrefois". Chacun avait traduit : "Moi ou le chaos".
C’est au point que de Gaulle, trop sûr de lui, n’a tout simplement pas fait campagne. II a renoncé à utiliser les deux heures de télévision accordées à chaque candidat et ordonné au gouvernement de rester l’arme au pied.
Or, plus encore que sur le terrain, c’est à la télévision que s’est engagée la bataille. Depuis sept ans, l’unique chaîne en noir et blanc est à la dévotion du pouvoir gaulliste. L’opposition n’y a pas accès. D’un seul coup, les téléspectateurs découvrent de nouvelles têtes. Lecanuet y est immédiatement à l’aise et efficace. Mitterrand s’y montre peu à peu incisif et pugnace. Et les deux cognent sans ménagement sur le général et sa politique.
C’est un véritable électrochoc dans le pays. Six millions de foyers disposent, alors, d’un poste de télévision. Mais, très vite, on va en louer, on invite famille et voisins, on se regroupe dans les bistrots équipés d’un récepteur. En quelques jours, ce sont dix, puis quinze millions de Français - la moitié des électeurs - qui sont suspendus à ce spectacle inédit.
Le jeu de la familiarité et la maîtrise des sujets
Le second tour est fixé au 19 décembre 1965. De tous côtés, on presse de Gaulle de renoncer aux interventions en majesté pour parler aux électeurs de façon plus familière. Mais il renâcle : "Vous voudriez que je m’adresse aux Français en pyjama !" rétorque-t-il quand on lui suggère de se faire interviewer.
À six jours seulement de l’échéance, pourtant, il finit par y consentir. Le lundi 13 décembre, il enregistre avec le journaliste gaulliste Michel Droit trois entretiens qui seront diffusés le soir même puis le mardi et le mercredi.
La performance est époustouflante. Les Français, en effet, découvrent Charles de Gaulle comme ils ne l’ont jamais vu : installé dans un fauteuil, décontracté, sans la moindre note, tour à tour goguenard ou théâtral, concret ou planétaire, pédagogue ou séducteur, sans rien perdre de sa superbe. Le dessinateur du Figaro, Faizant, exprimera parfaitement ce changement de ton : "Ah, si tu m’avais parlé comme ça la première fois…", lance au général une Marianne énamourée.
L’entretien du lundi est consacré à la politique économique. Contrairement à la légende, le général veut démontrer qu’il suit l’intendance de près. Tout y passe, chiffres à l’appui : niveau de vie en hausse, inflation maîtrisée, budget à l’équilibre, monnaie solide, logements construits, lignes téléphoniques ouvertes, kilomètres d’autoroute aménagés, sans compter les révolutions en cours de l’agriculture ou de l’éducation. Bref, la prospérité retrouvée, quand la France était au bord de la faillite en 1958.
La politique européenne selon de Gaulle
Place, le mardi 14 décembre, à la politique étrangère et notamment européenne. C’est la grande affaire du moment depuis que la France - faute d’un accord satisfaisant - a quitté la négociation sur le marché commun agricole. Ses adversaires l’accusent de torpiller l’Europe ? Faux procès, répond le général. Il est à ses yeux indispensable de créer un marché commun entre les Six. Mais pas à n’importe quel prix.
Joignant le geste à la parole, de Gaulle se livre alors à un grand numéro qui restera dans les annales. "Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : l’Europe ! L’Europe ! L'Europe ! Mais ça n’aboutit à rien et ça ne signifie rien. Il faut prendre les choses comme elles sont. Vous avez un pays français. Il y en a un. Vous avez un pays allemand. Il y en a un. Vous avez un pays italien, un pays belge, un pays hollandais, un pays luxembourgeois. Et vous avez un peu plus loin un pays anglais et un pays espagnol… Ce sont des pays. Ils ont leur histoire, ils ont leur langue, ils ont leur manière de vivre. Ce sont ces pays-là qu’il faut mettre ensemble. Ce sont ces pays-là qu’il faut habituer progressivement à vivre ensemble et à agir ensemble".
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Le message est clair. L’Europe doit commencer par la coopération et la solidarité. À force de vivre ensemble, elle deviendra peut-être une confédération. Mais, en aucun cas, cette fédération supranationale à laquelle aspirent Lecanuet et Mitterrand.
La France de "tous les Français" ou le présidentialisme gaullien
Mitterrand, précisément, est intervenu lui aussi lundi et mardi soir. Procureur cinglant et sarcastique, il a fustigé ce de Gaulle "puissant et solitaire" dont la pratique du pouvoir n’est pas républicaine.
Dans la joute à distance qui oppose les deux hommes, le général lui répond le mercredi : à ses yeux, la France n’est ni la gauche, ni la droite, mais tous les Français. Prétendre représenter la France au nom d’une fraction, dit-il, est une erreur impardonnable.
Puis, changeant brusquement de registre, il enchaîne d’une voix gouailleuse : "Il y a, pour ce qui concerne la France, ce qui se passe dans une maison. La maîtresse de maison, la ménagère, elle veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver et même, si c’est possible, une auto. Ça, c’est le mouvement. Mais en même temps, elle ne veut pas que son mari s’en aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit. Ça, c’est l’ordre. La ménagère veut le progrès. Mais elle ne veut pas la pagaille. Eh bien c’est vrai aussi pour la France : il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille. Or, le régime des partis, c’est la pagaille".
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Dans la foulée, il contre-attaque tous azimuts. Le pouvoir personnel dont on l’accuse ? Démagogie de mauvaise foi ! Quand quelqu’un a des responsabilités, il faut qu’il les porte lui-même. Les libertés publiques menacées ? Mauvaise plaisanterie ! Il les a toutes rendues aux Français en 1944 et n’y a pas touché depuis sept ans. Le tabou de sa succession, alors qu’il a 75 ans ? "Je suis le premier à savoir que ça ne pourra pas durer toujours", réplique de Gaulle. Avant d’ajouter, royal : "Pour le moment, ma succession n’est pas ouverte. Mais naturellement un jour viendra, un peu plus tôt, un peu plus tard, où de Gaulle disparaîtra".
Le 19 décembre 1965, le général est réélu avec près de 55% des suffrages. Trois jours plus tard, devant le Conseil des ministres, il peut conclure, à propos de l’élection du président au suffrage universel : "Personne ne reviendra dessus". Personne ne reviendra, non plus, sur le rôle décisif de la télévision dans le succès du vainqueur. Le sien comme celui de tous ses successeurs.
"1965-2017 : le jour où la campagne a basculé". Retrouvez chaque semaine jusqu'au premier tour de l'élection présidentielle 2022 le récit par Gérard Courtois des campagnes de la Ve République, ces jours où les élections ont basculé, où le sort des candidats s'est joué.