22 mars 1988 : le jour où Mitterrand a électrisé la campagne
Par Gérard CourtoisLe 22 mars 1988, l'air grave, Mitterrand annonce sa candidature au journal télévisé d'Antenne 2 et explique sa décision, pimentant la campagne électorale face à son principal adversaire du RPR, Jacques Chirac.
François Mitterrand n’est pas homme à rester sur un échec. Depuis que la droite a remporté les législatives de 1986 et qu’il a nommé Jacques Chirac Premier ministre, la cohabitation entre les deux hommes a tourné à la guerre sourde mais sans merci. Le président du RPR veut faire de Matignon un tremplin vers l’Elysée. Le président de la République ne songe qu’à prendre sa revanche. Personne n’en doute : seule la présidentielle du printemps 1988 tranchera ce conflit au sommet de l’État.
Encore faut-il être deux pour engager un duel. Or Mitterrand, machiavélique, fait tout pour retarder l’échéance.
Mitterrand stratégique
Jouer la montre est l'intérêt évident du président sortant. Grâce à la cohabitation, François Mitterrand s’est posé en garant des institutions et de la cohésion nationale. Exerçant avec talent le ministère de la parole pendant que le Premier ministre est plongé dans l’enfer de Matignon, il a retrouvé un indéniable ascendant et une popularité flamboyante. Il n’entend pas abandonner prématurément cette posture avantageuse.
Mais il y a mieux : en restant sur l’Aventin, il peut observer avec le plus grand intérêt l’affrontement fratricide auquel se livrent les droites. Car Jacques Chirac n’est pas le seul champion de son camp. Deux hommes l’empêchent d'occuper cette place : Raymond Barre au centre, Jean-Marie Le Pen à l’extrême droite.
Raymond Barre s’est imposé peu à peu comme un solide postulant, attirant tous ceux qui refusent de se ranger sous la bannière chiraquienne. À quatre mois du premier tour, il devance nettement le président du RPR dans les sondages. Au point que ce dernier est contraint d’accélérer, dès le 16 janvier, son entrée en campagne et qu’il va devoir faire feu de tout bois, pendant deux mois, pour écarter la menace que représente l'ancien Premier ministre de Giscard d’Estaing.
Mais Chirac est également bousculé par l’irruption spectaculaire du président du Front national. Fort de ses premières percées électorales et du groupe de 35 députés que la proportionnelle lui a permis de constituer à l’Assemblée nationale, Jean-Marie Le Pen s’est lancé dans la bataille un an plus tôt. Il brocarde sans ménagement une droite trop frileuse et impose dans le débat son combat de toujours contre la menace de l’immigration.
Pendant des mois, Mitterrand met donc tout son talent à se préparer sans se découvrir, à s’imposer sans se déclarer, à entretenir le mystère pour mieux se faire désirer. Il laisse l’infatigable Jack Lang alimenter la "Tontonmania" ambiante, en mobilisant comédiens, écrivains ou chanteurs en faveur d’une nouvelle candidature. En janvier, il donne son feu vert à cette étonnante affiche "Génération Mitterrand" qui occupe bientôt 5 000 panneaux publicitaires grand format : la formule accompagne la photo d’un bébé vers qui est tendue la main protectrice d’un père ou d’un grand-père. Brillante trouvaille qui installe la présence de François Mitterrand comme une évidence. À la mi-février encore, il charge Lionel Jospin, le nouveau patron du PS de poursuivre cette campagne sans candidat. Celui-ci tient ainsi une dizaine de meetings, aux quatre coins du pays, avec pour seule cible ce Premier ministre qui n’a pas l’étoffe d’un président et veut faire main basse sur la France.
Mitterrand offensif
À un mois du premier tour, il est temps, enfin, de lancer l’offensive. Et de quelle manière ! Le 22 mars 1988, François Mitterrand s’invite au journal de 20h de France 2. "Êtes-vous à nouveau candidat ?" lui demande sans préambule Henri Sannier. "Oui", répond le président. Ce qui est moins attendu, c’est la violence de la tirade qui suit pour expliquer sa décision :
"Depuis quelques mois, j’ai beaucoup écouté les discours des uns et des autres et, dans tout ce bruit, j’aperçois un risque pour le pays. Je veux que la France soit unie. Et elle ne le sera pas si elle est prise en main par des esprits intolérants, par des partis qui veulent tout, par des clans et par des bandes. Elle ne le sera pas non plus si des intérêts particuliers, égoïstes par nature, exercent leur domination sur le pays. Alors je le dis : il faut la paix sociale, il faut la paix civile". Le numéro de diabolisation a été soigneusement préparé. Le masque est grave, l’œil noir, le doigt tendu : "Il faut que quelqu’un fasse front, et je le ferai".
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Trois jours plus tard, sur Europe 1, il enfonce le clou : "Je n’invente rien. Ce n’est pas un épouvantail. Je dis qu’il y a une tentative de mainmise sur l’État. Cela vise la presse, la justice, l’argent, les privatisations. Il n’y a pas de bon républicain qui puisse penser autrement que je l’ai fait ou que l’aurait fait M. Barre". Après quoi Mitterrand peut dérouler suavement son plaidoyer en faveur de "la France unie" qui sera le slogan de son affiche de campagne et le thème de la longue "Lettre à tous les Français" qu’il adressera à tous les électeurs.
La campagne des "règlements de comptes"
Pour l’heure, l’entrée en scène guerrière de Mitterrand a électrisé la campagne, galvanisé ses partisans, déconcerté et divisé ses adversaires. Depuis des semaines, il a laissé croire qu’il s’avancerait en président œcuménique. Chacun, à droite, s’apprêtait à tailler en pièces son "prêchi-prêcha" de père de la nation. Son attaque fait coup double : Chirac est pris à contre-pied, et Barre à son propre jeu.
Pendant dix jours cruciaux en effet, le candidat du RPR va chercher la parade en tâtonnant. Un jour, il est lénifiant : "Je n’ai pas le sentiment que la France soit à deux doigts de la guerre civile, comme il l’a laissé entendre. Ce n’est pas bien de faire des choses comme ça. Parce que ça peut provoquer des tensions. On ne joue pas avec cela". Le lendemain, il manie le lance-flammes et s’alarme du retour éventuel au "terrifiant" système socialiste.
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Quant à Raymond Barre, il peut bien déplorer, navré, cette "bataille de chiffonniers". Mais il a perdu son principal atout. En sonnant le tocsin contre l’État-RPR, Mitterrand s’est tout bonnement approprié, mais avec une tout autre pugnacité, le plaidoyer barriste en faveur d’un État impartial.
En réalité, les dés sont jetés. Dépouillée de ses rituelles batailles idéologiques, privée de l’habituelle confrontation programme contre programme, la campagne tourne à l’empoignade entre deux hommes qui, depuis deux ans, se préparent à régler leurs comptes. À ce jeu-là, où le poker menteur le dispute au combat de rue, Mitterrand est le plus aguerri.
Au soir du premier tour, le 24 avril, il caracole en tête avec 34% des voix. Jacques Chirac atteint à peine la barre des 20% et Raymond Barre en recueille 16,5%, talonné par Jean-Marie Le Pen à 14,4%, la vraie surprise du scrutin. Quant au candidat communiste, André Lajoinie, il réalise, avec moins de 7% des voix, le plus mauvais score de l’histoire du PCF. Deux semaines plus tard, le président de la République est réélu haut la main avec 54% des suffrages. Bravo l’artiste !
"1965-2017 : le jour où la campagne a basculé". Retrouvez chaque semaine jusqu'au premier tour de l'élection présidentielle 2022 le récit par Gérard Courtois des campagnes de la Ve République, ces jours où les élections ont basculé, où le sort des candidats s'est joué.