Repères. Il y a 40 ans, le Chah Mohammad Reza Pahlavi, à la tête de l’Iran, quittait le pays laissant l’ayatollah Khomeiny installer une république théocratique. Ce tournant historique a provoqué un départ massif d’Iraniens. Une vague d’émigration qui a été suivie par d’autres encore en cours aujourd'hui.
En France, c’est la rue des Entrepreneurs à Paris, surnommée Petite Perse, qui témoigne d’une présence iranienne dans le pays. L’épicerie Sépide ou le restaurant la Cheminée, quelques adresses dans un bout de rue du XVe arrondissement quand à Los Angeles, toute une partie de l’immense Westwood Boulevard propose des centaines de commerces aux inscriptions en Farsi. Au point que le mot valise "Tehrangeles" a été donné à la ville californienne par ceux qui composent la communauté iranienne, qu’elle soit de Téhéran ou d’ailleurs en Iran. Il faut dire que si le nombre de personnes iraniennes et d’origine iranienne en France est estimé à un peu moins de 40 000, aux États-Unis, le chiffre serait 10 fois supérieur, et plus encore en Turquie.
Dans son ensemble, la diaspora iranienne représenterait plus de quatre millions de personnes dans le monde selon Nader Vahabi, sociologue franco-iranien qui travaille essentiellement sur cette question. "Aujourd’hui encore, chaque année, entre 200 000 et 220 000 Iraniens quittent leur pays" estime-t-il. Nous l’avons interrogé sur les Iraniens qui ont fui lors de la Révolution islamique mais aussi les années suivantes. Pourquoi ? Vers quelles destinations ? Avec quelles conséquences ?
Quatre vagues de départs depuis 1979
Nader Vahabi estime que depuis 1979 quatre périodes de départs peuvent être identifiées. La première commence avec la Révolution pour se terminer avec la fin de la guerre Iran-Irak en 1988. Plus précisément, cette première vague de départ, motivée par des raisons politiques, a débuté quelques mois avant la Révolution. "Dès août 1978, précise le chercheur, certains hauts responsables du régime du Chah ont bien compris que la chute du régime était imminente et ils ont alors quitté l’Iran avec une préparation bien élaborée. Des familles de la classe moyenne ont également pris le chemin de la migration en raison de l’agitation dans les universités et lycées. Ce sont majoritairement des personnes de tendance royaliste".
Les soutiens du Chah n’étaient pas les seuls à quitter le pays. "Un éventail de tendances politiques très hétérogènes était représenté parmi les Iraniens, explique Nader Vahabi. Il y avait des représentants de la droite traditionnelle, de la tendance royaliste opposée à la Révolution ou des technocrates ayant subi des purges juste après la Révolution car accusés d’être de connivence avec le régime impérial". Ont également fui des acteurs de ce renversement, une fois que la Révolution a basculé dans la répression. "Il s’agit de ceux appartenant à la Gauche radicale, les réformistes et les Moudjahidines du peuple, explique le chercheur_. La majorité avait participé activement à la Révolution qui s’est retournée contre eux puis les a supprimés du corps social._"
Il n’est pas évident de chiffrer précisément le nombre de départs provoqués par la Révolution. Lors des premiers mois, les pays qui accueillaient des exilés iraniens ne tenaient pas à considérer leurs demandes d’asile politique, afin d’éviter les tensions avec la République islamique. Ainsi, il n’existe pas de recensement ni de statistiques précis ou officiels pour les premiers mois de la Révolution. "Ce n’est qu’entre 1981 et 1983 que des pays occidentaux, en fonction de la politique de chaque pays face à la République islamique, ont accepté d’accorder le statut de réfugié politique aux Iraniens", explique Nader Vahabi.
Mais se basant sur plusieurs sources (HCR, instituts de statistiques de différents pays, etc.) le sociologue propose cependant une estimation : "On peut quantifier à environ 474 000 le nombre des personnes qui ont quitté l’Iran en raison de la révolution et de son basculement dans la terreur après la répression massive de 1981."
Entre 1979 et 1988, le pays a perdu beaucoup de ses universitaires ou médecins. Des gens instruits, appartenant à des classes moyennes et qui n’avaient alors pas trop de difficulté à s’intégrer dans les pays qu’ils avaient choisis. Une partie de l'élite de Téhéran a par exemple rejoint Beverly Hills, en Californie, au grand dam de la population locale. Une ordonnance municipale ira même interdire de raser d'anciennes demeures pour les remplacer par des "palaces persans", raconte Le Figaro en 2007, quand un de ses immigrés devient maire de la célèbre bourgade ( Jimmy Delshad, à écouter dans cette émission).
Deuxième vague : 1989-1999
Durant cette période, des personnes appartenant à la classe moyenne continuent de partir. Mais s’ajoutent à ces profils, les départs de personnes appartenant à "des couches défavorisées" explique Nader Vahabi. Un phénomène rendu possible par la démocratisation des démarches pour obtenir un passeport. On peut la dater "à partir de la mort de l’Ayatollah Khomeiny et l’arrivée au pouvoir du président réformateur Rafsanjani en 1989". La possibilité de posséder plus facilement un passeport aura également permis de transformer des voyages touristiques ou professionnels en installations pérennes dans les pays visités.
Troisième période 1999-2009
La Révolution islamique a alors 20 ans. Enfants de ceux qui sont sortis dans les rues en 1979, les étudiants protestent à leur tour. Les émeutes de 1999 sont tournées contre le chef suprême de la République Islamique, l’Ayatollah Khamenei. Provoquées par la fermeture du journal Salam, proche du président réformateur Mohamad Khatami, elles marquent le début d’une nouvelle vague de départs motivée par la fin d’un espoir de voir les choses bouger.
"Khatami voulait, dans une certaine mesure, incarner le nouvel horizon des classes sociales iraniennes et prendre ses distances par rapport à la période révolutionnaire, analyse Nader Vahabi. Cette troisième vague correspond dans une large mesure à une émigration économique et sociale entreprise par des hommes jeunes, célibataires et qui voyagent seuls."
La quatrième vague : de 2009 à aujourd’hui
De nouvelles émeutes, très sévèrement réprimées, ébranlent l’Iran pendant l’été 2009. Elles sont motivées par le résultat, estimé frauduleux, de l’élection présidentielle qui maintient au pouvoir le conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Ainsi, en 2010, 18 000 Iraniens faisaient des demandes d’asile dans plusieurs pays.
Le profil de ceux qui sont partis à ce moment-là est intéressant selon Nader Vahabi. "Souvent favorables au régime avant l’élection, ils se sont retournés contre lui et ont pris la décision de partir. Il s’agissait de journalistes, blogueurs, photographes. Certains personnels de la radio et de la télévision iranienne également ainsi que des cinéastes, des musiciens et des peintres."
La désillusion d’un changement qui n’arrive pas mais aussi un taux de chômage important - 16% officiellement mais 25 à 30% officieusement selon Nahder Vahabi - ont poussé les jeunes au départ.
Vers quels pays ?
Si l’idée dominante veut que la plus grosse communauté iranienne à l’étranger se trouve aux États-Unis, il semblerait que ce soit en fait la Turquie qui accueille le plus de ces candidats à l’exil. Le pays limitrophe ne nécessite en effet pas de visa pour les Iraniens. Et entre des déplacements touristiques, 2,5 millions en 2017, et des installations à long terme, le pas est souvent vite franchi. Observant des chiffres fournis par l’OCDE et des enquêtes menées sur le terrain, Nader Vahabi pense qu’il y aurait aujourd’hui 1 900 000 Iraniens en Turquie. Beaucoup plus donc qu’aux États-Unis où ils étaient 659 289 fin 2018.
L’Irak et Dubaï également attirent. "Leur proximité géographique, le rapprochement culturel et les coûts faibles des déplacements donnent lieu à des accords diplomatiques favorisant le déplacement des individus et l’obtention de permis de séjour" explique Nader Vahabi.
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L’Amérique du Nord est également une destination prisée historiquement. Les Iraniens ou personnes d’origine iranienne y seraient un peu plus de 860 000 (plus de 200 000 au Canada). Là-bas, ils préfèrent se faire appeler "Perses". La prise d’otage marathon - 444 jours - à l’ambassade des Etats-Unis de Téhéran entre octobre 1979 et janvier 1981, ainsi que l’image peu moderne que pouvait renvoyer le régime islamique faisaient des exilés iraniens en Amérique du Nord les cibles de nombreuses insultes ou attaques. Les Iraniens préféraient ainsi se présenter comme "Persians", appellation plus floue ou plus "poétique" aux yeux des Américains sans pour autant dénaturer leur origine. En janvier 2017, le décret présidentiel américain 13769 actant le "Muslim ban" de Donald Trump marquait une nouvelle période difficile pour Iraniens et irano-iraniens installés aux États-Unis.
Viennent ensuite les pays d’Europe, avec l’Allemagne en tête qui accueillait environ 300 000 migrants à la fin de 2018. Parmis les pays européenes, la France n’est qu’en huitième position avec ses quelques 62 000 Iraniens ou descendants d’Iraniens.
"L’Europe est depuis le début du XXe siècle, un territoire d’asile politique pour les Iraniens" éclaire Nader Vahabi_. Elle l’est d’une part pour des raisons historiques et diplomatiques, du fait de la présence des missions anglaises, françaises, allemandes et belges en Iran depuis le XIXe siècle. Mais aussi pour des raisons culturelles, notamment celles relatives à la langue. Et enfin pour des raisons géographiques, de par la proximité de voies commerciales en Europe."_
Israël également est une terre qui a pu accueillir des Iraniens depuis sa création en 1948. Ils sont aujourd’hui autour de 135 000 (Iraniens ou d’origine) à y vivre. D’autres destinations comme les pays d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie ont pu être choisies mais dans des proportions moindres.
De quelle manière quittent-ils le pays
Aujourd’hui, entre 200 000 et 220 000 Iraniens quittent chaque année l’Iran selon Nader Vahabi, se basant sur des enquêtes de terrain et des chiffres du HCR.
Chaque année entre 40 et 45% quittent le pays avec un visa direct et 55 à 60 % de façon clandestine. "Depuis les années 1990, explique le sociologue, un nombre important d’agences ont été créées à Téhéran pour la préparation des faux papiers pour ceux et celles qui n’arrivent pas à décrocher un visa. _Le régime "_tolère" _ces agences. C’est pourquoi quitter l’Iran est devenu de plus en plus "_démocratique" pour le grand public." Pour les opposants ou les artistes engagés, la donne est différente. Mais certains s’adaptent aux interdictions de quitter le pays. Le réalisateur Jafar Panahi par exemple, accusé de propagande contre le terrorisme, réalise clandestinement ses films malgré l’interdiction de tourner et parvient à les envoyer hors des frontières pour y être diffusés.
Vers un retour ?
Au cours de ces vagues de départ, l’Iran a perdu beaucoup d’universitaires, de médecins ou d’étudiants mais aussi des capitaux, estimés à environ 40 milliards de dollars pour la seule période de la Révolution. Depuis quelques années, le pays tente d'inverser la tendance et d'endiguer les départs d'étudiants diplômés - 125 000 chaque année encore de nos jours. Une promesse de l'ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad, au pouvoir de 2005 à 2013. En 1998 déjà, sous Khatami, un "Conseil pour les Iraniens à l’étranger" était créé, invitant les experts à revenir au pays. "A cette époque, p_our la première fois, les Iraniens commencent à se rendre en Iran pour les visites familiales, le mariage, l’héritage, l’enterrement des proches…_ raconte Nader Vahabi. Certains commencent à y investir dans l’immobilier, acheter une maison secondaire pour passer les grandes vacances et le nouvel an iranien, Nourouz."
Mais cela ne vaut pas pour tous prévient le chercheur : "Les opposants, les acteurs sociaux et culturels qui mènent une lutte depuis l’étranger contre le régime estiment que tant que la théocratie religieuse continue et tant que le Guide suprême a le monopole du pouvoir, ils ne se rendront pas en Iran, espérant un changement démocratique."
L'accord sur le nucléaire iranien de 2015 aurait pu marquer le début d'un tarissement des départs voire d'une réinstallation au pays. Une directive du régime adoptée en novembre dernier et visant à protéger les Iraniens de retour - parfois soupçonnés d'espionnage pour le compte d'un pays tiers - pouvait aussi motiver les exilés à revenir sur leurs terres. Mais toutes les bonnes intentions, qu'elles émanent de la communauté internationale ou du pouvoir iranien, ne semblent pas peser lourd face au poids d'un Donald Trump qui en mai 2018 préférait retirer les Etats-Unis de l'accord de Vienne et, de fait, isoler l'Iran d'une grande partie du monde... freinant ainsi l'éventuel retour de ses expatriés.