A Avignon : la misère est plus pénible au soleil

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A Avignon : la misère est plus pénible au soleil

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Festival d'Avignon 2019
Festival d'Avignon 2019
© Radio France - Lucile Commeaux

Chaque édition du festival d’Avignon concentre en quelques jours l’entièreté de la question théâtrale, du fameux rapport du théâtre à la cité. Et chaque année, à l'heure du bilan, il est tentant d’appréhender une cohérence. On n’y arrive jamais, et c’est probablement assez rassurant.

Comme tous les étés, en bonne critique consciencieuse, Lucile Commeaux de La Dispute se rend quelques jours au Festival d'Avignon pour prendre la température de l'actualité théâtrale, découvrir des auteurs, des formes, des metteurs en scène et des comédiens. Mais c'est avec de moins en moins de surprise, de moins en moins d'enthousiasme, et en proportion, de plus en plus d'agacement devant l'évolution de la programmation.

Je n’ai vu cette année que sept spectacles dans le festival dit “in”, cette sélection officielle organisée par Olivier Py, aux manettes depuis 2013 et encore jusqu’en 2022. Sept spectacles montés par des artistes différents: jeunes, aguerris, femmes, hommes, Français, étrangers, et jamais cohérence ne m’a paru aussi évidente, et inquiétante à la fois : inquiétante parce qu’elle apparaît de manière spectaculaire comme le pendant théâtral d’une pensée censément de gauche, politiquement pauvre et nocive dans son inefficience. 

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De la reine Didon à Carola Rackete

Dans le spectacle de Maëlle Poésy, Sous d’autres cieux, un texte de Kevin Keiss adapté de l’Enéide, la reine Didon s’avance tout près du public, la lumière soudainement braquée sur lui. Gestuelle professionnelle des grands dirigeants, regard concentré sur son audience, micro cravate et rouge à lèvres, elle annonce à l’assemblée qu’à Carthage tous les malheureux Troyens seront accueillis selon les lois de la plus grande hospitalité. Sourires entendus dans la salle, on se conforte entre voisins de se prêter au jeu de la justice sociale, ce jour-même où Carola Rackete, la capitaine de bateau qui avait accosté sans autorisation avec plusieurs dizaines de migrants à son bord, est finalement relâchée par la justice italienne. A quelques rues de là, la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy est aussi tout au bord de la scène, expliquant d’entrée au public, après projection sur grand écran d’images d’enfants dans des camps de réfugiés, que le spectacle qui va suivre donne la parole aux Ulysses de ce monde, de la Palestine au Brésil en passant par la Syrie et l’Afrique du Sud, et que cette parole sera directe, elle nous sera adressée. 

Expliquer tout, tout le temps pour que le message passe

On nous explique beaucoup, à Avignon cette année. Avant le spectacle, pendant le spectacle, après le spectacle, il faut être bien sûr que le message passe. Benjamin de cette édition, Clément Bondu propose avec Dévotion un spectacle foisonnant - trop, probablement - qui commence, aussi, par la harangue d’un personnage en avant-scène, yeux plantés dans ceux des spectateurs. Le propos est verbeux et assez confus, mais on finit par reconstituer une forme de discours anti-capitaliste de mauvais tract, quelques piques qui entendent aussi bien écorcher les grands de ce monde, que les mauvaises habitudes des adolescents d’aujourd’hui qui ne décollent plus de l’écran de leurs téléphones portables, avec pour horizon une apocalypse écologique totale, dont nous sommes, évidemment, les responsables. 

"Vous avez joué, vous avez ri, mais regardez ce que vous avez fait"

Responsables, nous le sommes, on nous le dit tous les soirs. Dans £€¥£$, spectacle belge de la compagnie Ontroerend Goed qui propose certes une forme originale, chaque spectateur est placé autour d’une table de blackjack, et invité à participer au vaste jeu des marchés financiers, jusqu’à l’éclatement de la bulle, et la petite morale qui conclut l’expérience : vous avez joué, vous avez ri, mais regardez ce que vous avez fait : vous avez joui du méchant capitalisme mondial, sans vous rendre compte que derrière, ou dessous, il y a des humains. 

Dans la Cour d’honneur, un texte fort filandreux et assez indigne d’un Pascal Rambert qu’on a connu brillant dans la langue, nous colle le nez sur la réalité d’un parallèle déjà fort éculé: celui qui rapproche à gros traits les horreurs du vingtième siècle et notre sombre époque à nous: la catastrophe monte, regardez donc cette famille viennoise qui la pressent sans pourtant l’empêcher. Là aussi, maints monologues face scène; on nous prévient : attention !

Des "trucs" de théâtre pour imposer l'émotion

Car on nous prévient aussi beaucoup à Avignon cette année. On nous assène des messages simples, dans des formes directes, pour être bien sûrs qu’on ait compris. Outre ce procédé de la parole adressée directement, de nombreux trucs de théâtre sont là pour soutenir le programme, empêcher surtout que ça respire, et donc tout coller : coller les temporalités, coller les espaces, coller les discours, coller le mythe et le réel, coller la scène et la salle. Le spectacle de Christiane Jatahy est sans doute de ce point de vue le plus spectaculaire. L’idée étant de nous rapprocher de ceux qui prennent tous les jours les routes de l’exil, elle a placé au milieu des spectateurs certains des comédiens qui apparaissent dans les vidéos, et notamment une jeune actrice syrienne, qui raconte à la fois dans le film, et sur la scène, la persécution et les tortures dont elle a fait l’objet. Le spectateur est sous le choc : voilà que la misère, starifiée par le procédé, traverse l’écran, comme un acteur qui présente son film, on peut la toucher du doigt, elle pleure “en vrai”. On est même appelé, dans la première partie du spectacle à danser avec elle au rythme d’un mélange de musiques world, qui secoue aussi bien les corps des réfugiés dans leur camps, sur l’écran, que ceux d’un public enchanté et soulagé de constater qu’heureusement, grâce à la danse et à la musique, ils conservent le sourire. Le spectacle de Christiane Jatahy finit, à force de simplisme, par user de ressorts démagogiques : forcer absolument les yeux et les corps du public à adhérer à une matière vaguement esthétisée mais jamais structurée, qui mêle les misères individuelles et collectives, le Brésil de Bolsonaro et la Syrie de la guerre civile, et s’achève en un final ahurissant : une séquence filmée aux réflexes ethnologiques rances dans laquelle un chef de tribu indigène apaise finalement le tout par ce qu’il représente de saine “ancestralité”, et où le public est encouragé sur scène à chanter avec les acteurs. On est entre le cours de méditation pour Blancs perturbés et la messe : appelés à communier dans la même pensée unique des troubles de ce monde, une pensée plus humanitariste qu’humaniste dans laquelle les migrants sont des malheureux : chacun devrait prendre en charge son migrant, et pour cela chacun devrait trouver son vieux sage. Aucun collectif, aucune lutte, aucune révolte. D’ailleurs, on sort heureux. 

Le fascisme est à nos portes, c’est simple non ?

Si la forme du spectacle de Pascal Rambert n’a pas grand chose à voir, il y a un fonctionnement dramaturgique commun, celui qui consiste à forcer les rapprochements quitte à sacrifier la complexité historique et politique. Le texte est artificiellement tourné vers une double entente confondante de naïveté : celle, narrative, du drame familial pris dans les horreurs de la guerre, et celle, censément engagée, de la leçon fournie par l’Histoire. Dans Dévotion de Clément Bondu, où apparaît sur scène un parti politique factice qui entend renvoyer les étrangers dans leurs pays en échange d’un contrat bidon, la dystopie fonctionne exactement de la même manière que le récit historique chez Pascal Rambert : le fascisme est à nos portes, c’est simple non? 

Prologues et discours sont rois et assomment le public

Dans son avant-propos à la 73e édition du festival, Olivier Py, usant du ton lyrico-engagé dans lequel il excelle, écrit: “pour faire acte de conscience politique, le théâtre n’a qu’à ouvrir les portes”. Les spectacles mentionnés montrent à l’inverse un manque de confiance inouï dans cette qualité intrinsèquement politique de la chose théâtrale, prévenant, re-prévenant, répétant sur tous les registres que le monde va mal. Aucune confiance en la forme; prologues et discours sont rois, et assomment le public, qu’aucune complexité, aucune contradiction, ne vient provoquer. Dans la Cour du Palais d’Honneur, on somnole vaguement à l’écoute d’un Stanislas Nordey pourtant vociférant les maux du siècle, au Gymnase Aubanel on pleure aux larmes de Christiane Jatahy évoquant l’assassinat de son père par la dictature brésilienne, ce qui en fait, revient au même. Si “conscience” il y a, c’est au mieux une conscience morale, qui pousse éventuellement à s’abonner aux Echos pour mieux comprendre la finance, ou à signer un gros chèque à Amnesty International. Dans le fond la succession de ces spectacles, dans leur cohérence et le discours qu’ils produisent fondent tout sauf une responsabilité politique, mais abêtissent le spectateur, réduit à une position au mieux passive et au pire infantile.Evidemment, on ne veut pas laisser mourir des enfants en mer. Evidemment, la droite nationaliste ne doit pas passer. Evidemment, il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver un emploi. Ces spectacles semblent finalement reproduire au théâtre, par le théâtre, une bien pauvre pensée moins politique que morale, celle de la gauche molle, qui incite au repli sur des valeurs humanistes vidées par le cliché et la comparaison historique hâtive. Et laissent rêveur sur le théâtre populaire prôné par Olivier Py et consorts: un théâtre explicatif, qui ne fait pas confiance au public, et surtout - c’est le pire - qui ne se fait pas confiance à lui-même. 

Le manifeste d’Olivier Py s’appelle “Désarmer les solitudes”, et en quittant Avignon, on rêve que les spectacles à venir les arment justement, trouent le tissu solide des discours convenus, dissonnent dans la petite musique moelleuse de l’antifascisme de charité, décollent les réels, qu’ils donnent à voir, simplement.