Repères. Dans notre société hyperconnectée, marquée par l'infobésité, notre temps d’attention se réduit de plus en plus et la durée de vie des contenus que nous consommons aussi. Chercheurs, journalistes se penchent sur la question et proposent des solutions.
Il est de plus en plus difficile de suivre le rythme de diffusion des contenus qui nous intéressent. Avec internet, les réseaux sociaux et les algorithmes basés sur nos données comportementales, notre attention est devenue une denrée rare que se disputent les nouveaux acteurs de l'économie. Résultat : notre temps de concentration se réduit comme une peau de chagrin et les contenus que nous consultons se rabougrissent aussi.
La durée de vie des contenus se réduit
Dans un article publié le 15 avril dernier dans la revue scientifique Nature, les auteurs ont mis en évidence une accélération de la diffusion des contenus. Entre 2013 et 2016, ils ont passé en revue 43 milliards de tweets et analysé le top 50 des tendances Twitter dans le monde, heure par heure. A l'aide de formules mathématiques compliquées (visibles dans l'article), ils en ont conclu qu'une tendance Twitter restait dans le top 50 pendant 17,5 heures en 2013 mais que cette durée avait chuté à 11,9 heures en 2016.
"L'intérêt du public sature plus vite car il y a plus de contenus produits", explique l'un des auteurs de l'étude dans un autre article. Philippe Lorenz-Spreen, qui étudie les systèmes d'information modernes à l'Institut Max Planck pour le développement humain en Allemagne, cite un autre exemple : dans les années 80, un film à gros budget - qui se caractérise par une augmentation nette des ventes de billets - sortait en salles tous les quatre mois. Cette durée s'est réduite à une à deux semaines en 2018 d'après l'étude.
Cette accélération ne concerne donc pas que les contenus sur internet. Les chercheurs ont aussi analysé les expressions et les mots à la mode dans la littérature depuis 100 ans grâce à tous les livres numérisés dans Google Books. Ils ont découvert que les nouvelles expressions étaient utilisées en moyenne pendant six mois au XXe siècle contre seulement un mois au XXIe.
Je pense que beaucoup de personnes ressentent une forme d'épuisement face à cette masse de publications à suivre.
Sune Lehman, co-auteur de l'article publié dans Nature, chercheur au département de mathématiques appliqués à l'université technique du Danemark.
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Des effets sur la santé
Au quotidien, l'hyperconnexion de l'ère numérique se manifeste par un temps toujours plus important consacré au écrans. "En 2018, les Français déclarent passer en moyenne 4h30 devant un écran chaque jour. C'est près de huit minutes de plus par rapport à 2018", estime Nathalie Hassel, directrice de la Fondation April, qui publie un baromètre annuel sur le sujet.
Invitée du journal de 12h30 le 26 juin, Nathalie Hassel note que la durée continue d'augmenter et qu'elle a des répercussions sur notre santé, le temps de sommeil notamment.
Nathalie Hassel, directrice de la Fondation April : "l'hyperconnexion a des conséquences sur notre santé"
6 min
Ce temps d'exposition moyen explose avec certaines catégories de la population : les 18-34 ans passent près de 5h48 devant leurs écrans, les cadres 6h03, les Franciliens, sans doute avec des temps de trajet plus importants, 5h05, et les diplômés du supérieur 4h44. Avec globalement des effets sur les fonctions physiologiques. Les Français nous disent qu'ils mesurent les impacts négatifs sur le sommeil (pour 58% d'entre eux), mais surtout en premier lieu sur la vision (pour 71% d'entre eux) et également sur l’activité physique.
Notre attention se réduit à celle d'un poisson rouge
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Invité de l'émission Soft Power sur France Culture, le directeur éditorial d'Arte Bruno Patino (également ancien directeur de France Culture) est venu parler de son dernier livre "la civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l'attention". Le livre démarre sur le calcul qu'a fait Google pour mesurer la durée d'attention moyenne de la génération des millénaires (ceux qui sont nés avec un portable dans la main). Résultat : neuf secondes, contre huit secondes pour un poisson rouge.
Avec ce livre, je pose la question : 'Que nous arrive-t-il ?' Et je pose la question pour moi aussi. Je me sens parfois dans le bocal de mes écrans et plus tellement libre de mes mouvements par rapport à ces écrans. Ce livre parle de cela, de ce qui est en train de nous arriver. Et ça n'est pas le fruit du hasard, c'est le produit d'un modèle économique.
Bruno Patino
Dans son livre, Bruno Patino décrit aussi les théories scientifiques qui ont permis à ce modèle de prospérer. "[Ces grandes entreprises du numérique], parce qu'elles ont dû trouver leur modèle économique, se sont mis à capter notre attention et à faire de l'argent avec. Mais conquérir notre attention, c'est conquérir notre temps, voilà ce qui s'est passé".
“À partir du moment ou ces sociétés ont accès à nos données comportementales, donc potentiellement à l’intégralité de notre temps car nous sommes en connexion permanente : elles vont utiliser des outils qui sont déjà connus, pour essayer de conquérir du temps sur du temps déjà utilisé.” Bruno Patino cite par exemple le mécanisme de la récompense aléatoire :
Ce qu’on a appelé ‘la boîte de Skinner’ : une souris qu’on soumet à un distributeur de nourriture. On constate quelque chose de simple : quand il y a automaticité entre l’appui sur le bouton et la distribution de nourriture, la souris est maîtresse du phénomène, et donc elle n’appuie sur le bouton que lorsqu’elle a faim. En revanche, quand tantôt sort de la nourriture, tantôt rien, il y un côté aléatoire à cette récompense là. Dans ce cas, c’est le mécanisme qui contrôle la souris. Elle appuie sur le bouton de façon permanente et en devient dépendante. Quand bien même elle a faim, quand bien même elle est rassasiée, elle continue à appuyer sur ce bouton, c’est ce qui a donné naissance aux machines à sous dans les casinos, c’est aujourd’hui ce mécanisme de récompense aléatoire qui sous tend un très grand d’applications comme Facebook, Tinder, ou autres...
Bruno Patino, invité de l’émission Soft Power sur France Culture.
“L’économie de l’attention n’a pas été inventée par internet”, poursuit Bruno Patino, “tous les médias sont fondés sur l’économie de l’attention mais l’internet la rend à la fois plus efficace et plus précise. La connexion permanente fait qu’on essaie d’attirer notre attention tout au long de notre journée, ce qui n’est pas le cas d’un média traditionnel, qui ne nous occupe pas en permanence”.
Quelles solutions pour se déconnecter
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Mais que faire face aux géants du numérique et à l’industrie des algorithmes ? Faut-il les détruire et les interdire à ses enfants, comme l’avait déclaré en 2017 l’ancien vice-président en charge de la croissance des audiences chez Facebook, Chamath Palihapitiya ? Sans doute pas, répond Tristan Harris, ancien ingénieur de Google devenu une sorte d’objecteur de conscience du numérique (voir vidéo ci-dessus). Ce dernier a fondé le Center for humane technology, une ONG dont le but est de rendre la technologie plus en phase avec le bien-être et l’intérêt général.
Pour lui, la technologie “dégrade l’humain”, parce qu’elle a installé “une économie de l’extraction de l’attention”, “une course pour pirater nos instincts” et transformé nos smartphones en “machines à sous”. Il voit là “la source” de la plupart des dangers de l’époque connectée : “la baisse de notre attention”, “l’addiction de nos enfants aux écrans”, “la polarisation du débat démocratique”, “la transformation de la vie en une compétition de ‘J’aime’ et de ‘partages’”.
Parmi les solutions qu’il préconise : des fonctionnalités sur les logiciels et les plateformes qui permettraient de ne pas recevoir de messages ou de notifications lorsqu’on indique être concentré sur une tâche. Ses conclusions ont même été reprises par Apple et Google, qui ont mis en place des outils pour comptabiliser et limiter son temps d’écran.
Dans son livre, Bruno Patino fait aussi quelques propositions : créer des lieux “sanctuarisés” à l’école et ailleurs, dans certains spectacles où il faudra laisser son portable à l’entrée. “Et de la même façon que l’on régule les revenus des entreprises, il faudra inventer une régulation sur le temps : limiter Facebook au bout d’une heure. Aujourd’hui, cela paraît presque délirant mais dans 5 ou 6 ans, le fait de réguler ou de discuter avec ces plateformes sur la nature de leurs algorithmes nous paraîtra une évidence.”
Autrefois, il y a eu le capitalisme sauvage qui petit à petit s’est régulé. Aujourd’hui, nous vivons dans le numérique sauvage et je pense que petit à petit, on va le réguler.
Bruno Patino