Liberté, épanouissement dans l’entreprise, autogestion...Un vœu pieux ? En 1973, les salariés de l'usine Lip, menacés par un plan social, ont tenté d'inventer un autre rapport au travail.
“L’expérience est très intéressante, vraiment, de vivre en homme libre dans l’usine”, affirme l'un des salariés de l'entreprise Lip à l'été 1973. L'horlogerie implantée à Besançon est alors reprise depuis quelques semaines par son personnel, débutant un conflit social qui marquera toute une génération.
Quelques mois auparavant, en avril 1973, l’entreprise Lip, qui fabrique principalement des montres dépose le bilan après des années difficiles. Le patron démissionne, abandonnant près 1 300 salariés à leur sort. Après plusieurs semaines de grève, les salariés apprennent qu’un plan social est imminent. Le document de la direction est cyniquement intitulé “480 à dégager”. Galvanisés par les syndicats dont la CFDT et la CGT, les “Lip” occupent l’usine et s’emparent d’un stock de 25 000 montres.
Ils organisent une série d’assemblées générales. L’urgence est d’assurer un revenu aux salariés qui se retrouvent sans rien du jour au lendemain.
Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique à Lyon 2 : “Au fur et à mesure des débats de cette assemblée générale, on va arriver à une décision, le 18 juin 1973 qui est de redémarrer en partie la production et d’organiser des “payes ouvrières”. Et à partir de cette décision de redémarrer la production - une partie seulement parce qu'il faut être prudent sur la forme que va prendre ce redémarrage - ils s’organisent en commissions. Il y a des commissions pour à peu près tout : gardiennage, production, restauration. Il y a surtout une commission “popularisation” qui va très vite prendre en charge la médiatisation de la lutte et ça, c’est un marqueur fort du conflit.”
Voulant rompre avec une vision du travail aliénant, les salariés organisent des postes tournants. Chaque matin, ils sont répartis dans les commissions quelle que soit leur position hiérarchique ou leurs compétences.
Pour se payer, les salariés organisent des ventes sauvages des montres qu’ils assemblent. Ils vendent directement dans les locaux de l’entreprise, mais aussi grâce à des comités de soutien qui naissent un peu partout :
Guillaume Gourgues : “J’ai retrouvé des traces de ventes de montres jusqu'à New York, où une compagnie de théâtre anarchiste qui écrivait beaucoup aux Lip leur achetait régulièrement des stocks de montres pour les vendre aux Etats-Unis. C’était complètement hors des circuits commerciaux !”
Un lieu d'expérimentation politique
L’entreprise Lip devient un laboratoire politique et cristallise les sensibilités post-68. En assemblée générale, on discute aussi bien de la dictature de Pinochet que du soutien aux agriculteurs du Larzac. On débat aussi de la Yougoslavie où les ouvriers dans les usines reçoivent directement les commandes du régime de Tito. Pour beaucoup, c’est la naissance d’une conscience politique, notamment pour les femmes qui se heurtaient jusqu'ici à une culture syndicale très masculine :
Guillaume Gourgues : “Lip n’était pas un combat féministe. Il le devient parce que les femmes à l’intérieur de Lip se mobilisent. Entre 1974 et 1976, se constitue un groupe femmes sous l’impulsion de militantes du MLF et toutes les semaines, les ouvrières de Lip se retrouvent pour échanger sur les problèmes spécifiques des femmes dans l’usine.”
Les Lip font de l’usine un lieu ouvert, de culture et d’éducation populaire. Des artistes engagés viennent s’y produire régulièrement, comme la chanteuse Colette Magny. Des pièces de théâtre sont jouées et des bals populaires sont organisés. Après l’évacuation de l’usine par les CRS, les Lip s’organisent pour poursuivre leur activité depuis un gymnase à proximité.
Mais ce modèle économique repose beaucoup sur la solidarité grâce à une forte médiatisation. Le 29 septembre, une manifestation rassemble 100 000 personnes à Besançon.
Guillaume Gourgues : “À ce moment-là, les Lip continuent leur lutte, mais le destin de l’entreprise se joue ailleurs, dans les hautes sphères de l’Etat quand une branche du patronat français décide de donner sa chance à une reprise Lip telle que l’imaginent les ouvriers et les syndicats.”
Un tournant économique et politique
Les Lip arrachent une courte victoire en reprenant leur activité et en évitant un plan social. Pourtant en 1976, l’entreprise est de nouveau liquidée. L’époque a changé - le gouvernement aussi, la gestion libérale des entreprises se soucie désormais moins des licenciements économiques.
Guillaume Gourgues : “Quand les entreprises décident de licencier, l’Etat ne s’y oppose plus et son rôle désormais, c’est de faire accepter les licenciements et ses "externalités négatives". La déclaration de Jacques Chirac en avril 1976, “Tout a été essayé pour Lip”, s'adresse aux Lip mais aussi à tous les ouvriers de France.”
L’entreprise est finalement liquidée en 1977. Les anciens salariés fondent plusieurs coopératives pour tenter de perpétuer l’héritage. L’épisode des Lip reste un mythe fondateur pour la gauche et les syndicats et un exemple de résilience face à la crise économique.