À l’origine de Netflix en 1997, on trouve deux entrepreneurs américains, qui, parce qu'ils connaissaient par cœur le stock de leur vidéo-club, ont voulu monter un “Amazon du film” pour louer des DVD sans bouger de leur canapé. Retour sur une paresse qui a bouleversé notre consommation culturelle.
"Netflix, c’est un nom dans le dictionnaire, c’est une expression, “Netflix & chill”, c’est même presque un mode de vie", relève le sociologue Olivier Alexandre, auteur de La Tech : Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, mars 2023). Revenons avec lui sur la genèse de ce mode de vie qui a bouleversé les pratiques culturelles de plusieurs centaines de milliers de personnes dans le monde.
3e épisode de notre série consacrée à l'origine des géants du numérique, dont le 1er épisode était consacré à la généalogie idéologique de Wikipédia , et le second au mythe de l'entrepreneur incarné par le fondateur d'Apple, Steve Jobs
Une idée née dans les embouteillages
Marc Randolph et Reed Hastings, les futurs cofondateurs de Netflix, ont quarante ans quand ils se rencontrent, dans une entreprise de logiciels de la Silicon Valley où ils travaillent tous les deux. Le sociologue Olivier Alexandre retrace ainsi le parcours de l'idée originelle : "Ils se retrouvaient tous les matins pour covoiturer jusqu'à Sunnyvale. Quand ils apprennent que l'entreprise dans laquelle ils travaillent va être vendue, ils vont passer la durée du trajet à chercher une idée pour rebondir. Après plusieurs semaines de réflexion, ils arrivent à cette idée que le marché de la location - à l’époque de cassettes vidéos - peut être un marché porteur."
À ce moment-là aux États-Unis, c’est la chaîne de vidéo-clubs Blockbuster qui domine le marché. Olivier Alexandre rappelle qu'à cette époque, pourtant pas si lointaine, "on devait se rendre dans un magasin pour louer une cassette, c'est à dire sortir de chez soi, prendre le risque parfois que le magasin n'ait pas le film ou que la cassette soit abîmée."
Aux cassettes fragiles, Marc Randolph et Reed Hastings préfèrent vite le DVD, une nouvelle technologie qui se développe dans la Silicon Valley. En effet, pour le sociologue Olivier Alexandre, "le DVD présentait les qualités d’être beaucoup plus léger qu’une cassette et aussi beaucoup plus solide."
Et donc à la suite d’un premier envoi à Santa Cruz, où ils s’envoient eux-mêmes un DVD, Randolph et Hastings vont partir sur ce projet de créer une entreprise. Netflix est ainsi créé en 1997 à Los Gatos, en Californie. Le nom “Netflix” est une association du mot “net”, pour Internet, et “flix”, la contraction de "flicks" qui signifie “films” en argot.
Deux fondateurs complémentaires
Comment expliquer leur success story ? Netflix la doit d’abord à la complémentarité du binôme. D’un côté, Hastings est un ancien Marines diplômé de Stanford. Son profil d'ingénieur entrepreneur rassure les investisseurs. Pour Olivier Alexandre, "le grand projet de Reed Hastings c’était plutôt de s’intéresser aux solutions de software et de développer des solutions d’éducation populaire, assez peu tournées vers l’industrie des médias classiques."
De l’autre côté, Marc Randolph est l’arrière-petit-neveu de Sigmund Freud. Il a déjà créé plusieurs start-ups, dont une spécialisée dans la vente d’ordinateurs par correspondance. Olivier Alexandre rappelle qu'"il est texan d’origine. Un personnage beaucoup plus solaire, ouvert, expansif, qui a beaucoup d’idées et qui les multiplie. Alors que Reed Hastings a un esprit plus logique, mathématique, et qui va systématiquement étudier la faisabilité, le marché, avec une mentalité assez typique de la Silicon Valley."
L’une des clés de leur succès, c’est qu’ils ont aussi su adapter leur business aux innovations de leur temps. Comme le rappelle Olivier Alexandre : "ils ont pris la vague du DVD, support qui a conu un succès massif avant de décliner, et ils ont pris ensuite la vague d’Internet qui s’est avérée massive."
Dès 1998, le service bascule sur Internet et Netflix.com devient le premier site de location et d'achat de DVD. Deux ans plus tard, le duo innove encore en lançant un système de personnalisation de l’offre à la clientèle. "Une de leurs idées astucieuses a été de proposer au client la possibilité de ramener son DVD, de l’échanger, de l’envoyer par la poste et ainsi de créer un flux. Ce qui va les amener à cette deuxième grande innovation : ne plus payer le contenu de manière unitaire, mais de manière mensualisée avec un tarif sur un mois. Un avantage comparatif très important par rapport à la concurrence et qui va bousculer les façons de faire, et les façons de financer des films et des contenus, y compris à Hollywood" explique encore Olivier Alexandre.
L’entreprise est introduite en bourse en 2002, ce qui lui permet de lever des dizaines de millions de dollars. Un succès commercial dont Olivier Alexandre analyse les rouages : "Il y a une métaphore qui est souvent utilisée dans la Silicon Valley, c’est David contre Goliath. D’une certaine façon, Marc Randolph et Reed Hastings ont toujours été le Petit Poucet, ils ont toujours été un peu négligés et ils s’en sont sortis avec beaucoup d’ingéniosité, de travail, de souci du client. Et en essayant d’armer leur travail par l'utilisation de la donnée. Des données sur les clients, sur la diffusion, sur la distribution, sur leur architecture de distribution. Ce qui leur a permis d’une certaine façon d’être concurrentiel et de gagner systématiquement des places dans un marché assez évolutif."
Naissance du binge watching
Un virage important est pris en 2007. Dix ans après sa création, Netflix sacrifie son business de location de DVD pour devenir le service de vidéos en streaming sur abonnement qu’on connaît. Olivier Alexandre rappelle la façon dont le site de Netflix a été conçu : "Si on regarde la manière dont il a été indexé, on voit qu'il a connu énormément d’évolutions. On a tous en tête le célèbre logo de Netflix mais en fait, il ne date que de 2014. Même chose avec le fameux “ta-toum”, le jingle de générique, qui est arrivé assez tard. Les jeunes générations qui ont grandi avec elle la perçoivent comme une entreprise qui a peu évolué, alors qu'en réalité, Netflix n'a pas cessé d’essayer d’innover. Et le fait que David devienne Goliath n’était pas gagné au départ."
Avec la crise du Covid-19 et ses confinements, Netflix a dépassé le cap des 200 millions d’abonnés en 2020. Cet usage massif a modifié nos pratiques de visionnage, en introduisant par exemple le principe du “binge-watching”. Un bouleversement de nos pratiques culturelles qu'Olivier Alexandre analyse ainsi : "le temps libre devient un peu une sorte d'aliénation puisqu’il y a ce rapport de dépendance, d’addiction. Netflix apporte une réponse toute faite, là où on pourrait attendre un contenu plus riche, ou plus déroutant. Ce que nous apprend Netflix à travers cette prime donnée à la paresse – au travers d'un accès toujours plus rapide, efficace, à ce qu’on a envie de voir – c'est à nous resituer dans une histoire plus longue du rapport aux biens culturels. En effet, les spectacles étaient originellement un partage, et même une grande industrie comme le cinéma propose plutôt au départ un mode de consommation collectif de la culture. La tendance vers laquelle tend Netflix est de privatiser cet expérience collective ."
À l'origine des géants du numérique, la série
- " A l'origine de Wikipédia, l'opposition entre deux visions du savoir"
- " Steve Jobs et les entrepreneurs de la Silicon Valley sont-ils des imposteurs ?"