La pièce "Empire" mise en scène actuellement par Milo Rau renouvelle l'approche de la figure de l'exilé, et plus largement le théâtre politique. Rencontre avec le dramaturge dont l'oeuvre résonne avec le travail de Marie-José Malis, qui explore elle aussi le sentier de l'engagement à Aubervilliers.
D’Œdipe et Ulysse jusqu’au Dernier Caravansérail du Théâtre du Soleil, la figure de l’exilé n’a jamais été très loin de la scène de théâtre. Elle revêt aujourd’hui, dans une Europe en crise, une acuité particulière qui préoccupe de plus en plus d’artistes. Après le cinéaste Avi Mograbi (documentaire Entre les frontières) et l’artiste plasticien Massimo Furlan (pièce Hospitalités), c’est au tour de deux metteurs en scène, Milo Rau et Marie-José Malis, de l’incarner au plus près du réel, sur les planches des théâtres de la Commune d’Aubervilliers et de Nanterre-Amandiers.
Avec ce troisième volet de sa trilogie de l’Europe, le metteur en scène suisse Milo Rau continue de sonder l’histoire et l’espace. Après la tentation du djihadisme dans The Civil wars, puis la mémoire des guerres dans Dark ages, c’est à un autre sujet d’actualité qu’il s’attèle avec Empire : celui des flux, de l’exil, la quête d’un foyer intime et collectif. Marcher vers Ulysse, à travers un champ de ruines, comme le dit l’un des personnages, voilà le projet que s’est donné Milo Rau qui a voyagé de l’ouest au Proche-Orient (Syrie, Irak) pour préparer la pièce, accompagné dans son périple de ses quelques acteurs, citoyens ballottés dans cet empire intemporel. Un voyage charnière à bien des égards :
« Les répétitions en Irak, quand on était au front contre Daech, ont donné un sens à ce que ce qu’on faisait. Quand on était à Qamichli au Kurdistan irakien, il y a eu cet attentat qui a fait 16 morts. On ne comprenait pas ce qui se passait. C’est là que j’ai compris la nécessité de cette pièce, et au fil de cette demi-année c’est devenu encore plus nécessaire. Au début c’était un sujet qui m’échappait. Mais avec ce voyage j’ai trouvé un moyen de le fixer. Pour les acteurs c’était bien réel, mais pour moi pas encore. »
Empire : raconter l'Europe à la première personne
Milo Rau est avant tout un porteur d’histoires, un conteur. Empire nous place d’abord face à une ancienne façade d’immeuble délabrée, en partie calcinée, sur laquelle une fenêtre s’ouvre vers le public ; un vestige que les comédiens vont eux-mêmes faire tourner pour laisser place à un autre décor : l’intérieur cette fois chaleureux et familier d’une cuisine, surmontée d’un écran vidéo. Cette petite pièce sera l’écrin de monologues prenant la forme de confidences épiques livrées face caméra par les quatre héros, comédiens de leur propre rôle qui vont partager leur parcours tragique. Si le Grec Akillas Karazissis, et la Roumaine Maia Morgenstern (qu’on a pu avoir par ailleurs dans la Passion du Christ de Mel Gibson) incarnent la vieille Europe, le Kurde Ramo Ali et le Syrien Rami Khalaf en sont les marges et le dehors, une extrémité oubliée qui fait retour non sans violence. Ils sont assis, visages frontaux sur l’écran, immobiles ou presque, et convoquent leurs souvenirs d’enfance, leur famille pour certains perdue à tout jamais, la difficulté du départ et l’impossible retour. L’émotion est d’autant plus forte qu'elle est tout en retenue et à peine accompagnée par un léger fond de piano. S’incarnent bel et bien devant nous des héros intemporels, plus que des acteurs et plus que des témoins. Pour Milo Rau, la référence à l’Antiquité et à la tragédie grecque était une nécessité pour évoquer l’Europe actuelle, car chaque destin contient l’universel :
Milo Rau sur sa conception du héros
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Le metteur en scène, nourri à la sociologie de Bourdieu dont il a été l’élève, multiplie dans ce travail de documentation du réel les effets de distanciation et les marques d’un humour tendre. Il veut compenser la dureté de ce qui nous est raconté, parfois à la limite de l’insoutenable, par un certain espoir et l’idée que cette histoire est encore en cours, que rien n’est fini. Le curieux mélange d’identification classique et de médiatisation par la vidéo et la photo offre pour le spectateur une expérience déroutante. Nul besoin de briser le quatrième mur pour impliquer le public ; au contraire, la scène est pour lui un observatoire du monde ; et la catharsis retrouve tout son sens, politique :
Milo Rau sur la compassion au théâtre
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L’histoire de ces comédiens est donc à l’image de celle du Vieux Continent : une succession d’épreuves, un mélange de ce qui est hérité, ce qu’on a perdu et ce qu’on ne connaît pas encore. Empire inspecte ce temps indécis, dans une Europe qui selon Milo Rau arrive à un âge charnière :
Milo Rau sur l’Europe actuelle
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L'actualité comme moteur du geste théâtral
Si la sociologie peut être un sport de combat, le théâtre doit également pour Milo Rau retrouver sa fonction combative et sa nécessité intérieure. D’où l’importance pour lui du travail de terrain qui le confronte à un réel brut, non médiatique. "Le théâtre doit trouver l'endroit où il prend son importance. Je suis metteur en scène, cela voudrait que je vais faire trois Tchekhov par an, comme si c'était des petits pains et que j'étais boulanger? Cela n'aurait pas de sens. Avec chaque pièce il faut retrouver le pourquoi du geste théâtral." Sur scène, les temps s’entrechoquent pour mettre en perspective l’actualité brûlante et cependant intemporelle. Ce mot d’actualité, la directrice du théâtre de la Commune d’Aubervilliers Marie-José Malis en a fait elle aussi son point cardinal : à l’automne 2016, le théâtre de la Commune accueille une population de migrants expulsés d’un squat de la ville, et s’ouvre littéralement sur son dehors. De cela est née une Ecole d’actes (et résonne à nos oreilles le principe de cher à Milo Rau) qui fournit les troupes de la nouvelle Pièce d’actualité de la directrice, portant le nom d’Institution. Cette école fondée avant tout sur l’idée de collectif est pensée comme un lieu d’hospitalité, à destination « des pauvres et des non-comptés, ouverte à tous », migrants, exclus et déscolarisés, et se présente comme une assemblée délibérante.
Marie-José Malis raconte l'ouverture du théâtre aux migrants
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La pièce Institution, qui met en scène des sans-papiers, des ouvriers étrangers, expose le cheminement et la méthode ayant conduit à la naissance de cette école. « Elle dit à sa manière comment un théâtre, avec les gens qui le font, décide d’ouvrir fortement la porte au monde et le font entrer sur scène. Et comment, à partir de là, quelque chose recommence, tous ensemble ». Marie-José Malis, tout comme Milo Rau, estime que nous sommes à un âge particulier de l’Europe : « J’ai la conviction qu’on est en fin de cycle, qu’une époque dont les catégories sont exténuées s’achève. Nous n’avons pas encore les principes de la nouvelle époque, ou une idée de ce qu’il faudrait à la place. Nous sommes dans un moment de creux, intervallaire, dans lequel notre tâche consiste à travailler à des hypothèses. Il ne faut pas seulement critiquer ou se plaindre, mais se demander qui portera ces hypothèses, qui est le sujet de la politique ».
- Empire, Théâtre Nanterre-Amandiers jusqu’au 4 mars (conception, texte et mise en scène de Milo Rau)
- Five easy pieces, Théâtre Nanterre-Amandiers, du 10 au 19 mars (conception, texte et mise en scène de Milo Rau)
- Pièce d’actualité n°8 : Institution, Théâtre de la Commune, du 14 au 26 mars (conçue et mise en scène par Marie-José Malis)