L'origine des mondes culturels. Symbole de l’immigration espagnole, le théâtre Cervantes de Tanger a été fondé en 1913, avant de devenir la plus grande scène d'Afrique du Nord. Le Maroc vient de s'engager à sauver ce magnifique édifice art nouveau en ruines, tout juste donné par l'Espagne et abandonné depuis les années 70.
Créé par un couple d’émigrés de Cadix à Tanger, le Gran Teatro Cervantes a longtemps représenté la relation entre le Maroc et l'Espagne. Après avoir accueilli le ténor italien Caruso, la comédienne française Cécile Sorel, ou la star égyptienne Youssef Wahbi, puis les plus grandes vedettes espagnoles, le prestigieux théâtre est devenu une salle de cinéma et de catch. En ruines, ce lieu mythique fermé en 1962 vient d'être donné de façon irrévocable par l'Espagne au Maroc. Le ministre marocain de la Culture ayant affirmé à l'AFP qu'une étude de restauration allait être lancée, une fois que l'accord sur le don aura été validé par les deux chambres du Parlement espagnol.
Un théâtre créé par un couple d’émigrés espagnols
C’est en 1903 que Manuel Peña Rodríguez arrive sur la terre nord-africaine. Cet ancien pêcheur de Cadix émigre à Tanger en quête de fortune. Il s’installe dans cette ville internationale où toutes les religions sont pratiquées. La destination n’est pas choisie au hasard car il rejoint le riche oncle de sa femme, Antonio Núñez Reina. Il continue alors son activité en mer de l’autre côté de la Méditerranée, et se lance quelques temps après dans la vente de sangsues médicinales. Elles sont récoltées dans un puits situé dans son jardin potager surnommé « la Huerta del Señor Frasquito el Sevillano ». A la mort de l’oncle d’Esperanza Orellana, le couple acquiert toutes les propriétés en tant que seuls héritiers. Une idée germe alors dans la tête de Manuel Peña Rodríguez. Il va monter un théâtre à Tanger. Pour faire plaisir à sa femme passionnée de théâtre et pour mettre la culture espagnole au cœur de la ville de Tanger, il entreprend des travaux sur le terrain du potager. L’ancien pêcheur devenu riche commerçant cherche à faire peser la culture de son pays dans une ville également occupée par les Français et les Britanniques.
Près de la place de France qui donne sur la mer, le lieu est tout choisi pour accueillir un nouvel édifice ibérisant. En effet, c'est dans cette partie de la ville, en dehors des remparts, que des Franciscains ont construit la cathédrale catholique, des écoles et un hôpital. En 1911, Manuel Peña débourse donc 650 000 pesetas et charge l’architecte espagnol Diego Jiménez Armstrong de construire ce théâtre. L’architecte est bien connu des Tangérois. Né dans la ville en 1844, il a fait ses études à Paris. Il a construit un très grand nombre de bâtiments du Tanger international, notamment pour la bourgeoisie juive. Les travaux commencent alors dans cette petite rue sinueuse en pente, l’actuelle rue Anoual, qui fut baptisée un temps rue Esperanza Orellana en mémoire à la mère du projet. Membre fondateur et du comité actif actuel de l'association Cervantes d’Action Culturelle et d’Amitié Hispano-Marocaine (ACAHMT), Rachid Taferssiti rappelle la naissance du lieu :
Aux origines du Gran Teatro Cervantes de Tanger
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La plus grande scène, hispanisante, d'Afrique du Nord
Diego Jiménez Armstrong fait importer l'ensemble des matériaux d’Espagne. L'homme orchestre élabore un théâtre Art nouveau en béton armé. Les fresques bleues ciels de la coupole sont l’œuvre du peintre espagnol Federico Ribera Bussato. Les sculptures extérieures ont été réalisées par l'artiste sévillan Cándido Mata Cañamaque. Diego Jiménez Armstrong place également dix mille ampoules en s’inspirant du Teatro Real de Madrid. Le théâtre est nommé le Cervantes en référence au grand romancier espagnol Miguel de Cervantes. Le ton est donné avec le choix de ce nom emblématique.
Le Gran Teatro Cervantes est inauguré le 11 décembre 1913 et il deviendra le lieu de vie incontournable des exilés espagnols et du reste de la communauté tangéroise. Avec ses 919 places (bien que certaines sources parlent de 1 400 places), il est à ce moment le plus grand théâtre d’Afrique du Nord et un lieu de promotion très important pour les artistes de la péninsule jouxtant le Détroit.
Le Cervantes, au cœur de la vie culturelle des Espagnols à Tanger
Dès ses débuts, le lieu joue un rôle culturel primordial au Maroc. Mais malgré son succès, le théâtre est trop grand et il n’est pas rentable. Manuel Peña Rodríguez et Esperanza Orellana Noguera préfèrent le céder à l’Etat espagnol en 1928 pour 450 000 pesetas. Le théâtre propose un programme varié avec des opéras (dont les voix d’Adelina Patti et d’Enrico Caruso), des pièces de théâtre (avec María Guerrero, Margarita Xirgu, la Française Cécile Sorel ou encore les stars égyptiennes Youssef Wahbi et Fatma Ruchdi). La troupe de théâtre locale "Al Hilal" y présenta plusieurs pièces, dont Othello, en arabe, en 1929. Rachid Taferssiti :
"Le théâtre Cervantes est un symbole de la multiculturalité de Tanger"
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Les plus grandes vedettes de la chanson viennent au Cervantes pour rencontrer leur public hispano-marocain. On peut citer la venue des chanteuses de copla Carmen Sevilla, Imperio Argentina, Juanita Reina, Lola Flores… Il y eut également Antonio Molina, le chanteur de flamenco Manolo Caracol et le Cubain Antonio Machín. C’est d’ailleurs en venant jouer à Tanger en 1947 et en rencontrant les Espagnols ayant fui le franquisme que Juanito Valderrama composera sa plus grande chanson, "El Emigrante" (l’émigré). En effet, le chanteur espagnol ne s’imaginait pas vivre une telle liesse populaire devant le théâtre. Beaucoup d’Espagnols n’avaient pas de tickets mais ils étaient tous venus acclamer la vedette et leur nation. Valderrama racontera plus tard qu’il a écrit la chanson dès qu’il se rendit dans son hôtel après la représentation. Il avait encore en tête les pleurs de tout ce peuple en exil. Ancien membre de la confédération nationale du travail, il chantera même cette chanson à Franco en 1950. Le dictateur, ému, lui demandera de la chanter à nouveau et le félicitera pour son patriotisme.
Quand j’ai quitté ma terre / J'ai tourné mon visage en larmes parce que je laissais ce que j'aimais le plus derrière moi,
Je portais ma Vierge de San Gil comme compagne, un souvenir et une peine / et un chapelet en ivoire.
Adieu mon Espagne chérie, /dans mon âme
Je t'embarque, et même si je suis un émigrant.
Je ne pourrai jamais t'oublier.
Juanito Valderrama - El Emigrante :
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L’indépendance du Maroc et la fin du Cervantes
Le théâtre vit bien dans la première moitié du XXe siècle avec ses opéras, ses zarzuelas (opéra-comique espagnol) et ses concerts. Mais à partir des années 50, ce haut-lieu culturel commence à connaître des périodes creuses. Pour attirer la population, ses responsables misent sur un autre type d'événement. Le Gran Teatro Cervantes devient une salle de catch ! Les catholiques, les juifs, les musulmans… tous viennent voir ce spectacle, à mi-chemin entre sport et théâtre. Beaucoup de catcheurs sont espagnols. Ils viennent de l’autre côté de la Méditerranée car ils ont fait leur temps en Espagne. Ils cherchent un second souffle dans la ville internationale de Tanger. Mais assez vite, les spectateurs se lassent de ne voir que des Espagnols. Les juifs et les musulmans veulent s’identifier à un personnage, à un des combattants. On trouve donc un juif de Casablanca, Liberaty, pour combler ces attentes. Mais on peine à trouver un catcheur musulman. Les organisateurs décident donc de ramener un nouvel Espagnol qu’ils font passer pour un musulman.
Après l’indépendance, en 1956, le théâtre connaît de nouveaux troubles. Les Espagnols quittent peu à peu Tanger. Le gouvernement délaisse le lieu. Le théâtre se réinvente un temps en salle de cinéma, mais les conditions sont vraiment mauvaises et la salle se dégrade. Pendant la guerre d’Algérie, les recettes de certaines représentations sont reversées au FLN. Petit à petit, les événements s’espacent et se font rares. Le Cervantes est abandonné et ferme définitivement en 1962. A l’image de la ville, le théâtre va être de plus en plus être livré à lui-même sous le règne d'Hassan II. Entre 1972 et 1992, il sera loué, sans rouvrir pour autant, par l’Etat espagnol à la ville de Tanger pour un dirham symbolique. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a entretenu le théâtre qui tombe tous les jours un peu plus en ruines.
Un théâtre en ruines cédé par l'Espagne au Maroc qui promet de le restaurer
Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Mohamed VI, en 1999, la ville a suscité plus d’intérêt avec la construction d’un grand port, d’une liaison à un train à grande vitesse… Malheureusement, ce lieu emblématique est toujours déserté, même s’il est encore possible de le visiter pour quelques pièces de monnaies. Plusieurs personnes sont pourtant montées au créneau pour collecter des fonds et réhabiliter le théâtre. En 1994, l’architecte Mariano Vázquez Espí avait proposé un projet au gouvernement espagnol pour préserver le Cervantes. C’est dans cet élan que les sénateurs ont été questionnés sur le montant des allocations prévues pour la réhabilitation de cet édifice. En 2004, l’Association Cervantes d’Action Culturelle et d’Amitié Hispano-Marocaine est créée. Cette association cherche à éviter la disparation du Cervantes. En 2006, l’association a réussi à récolter 200 000 euros auprès du Directeur des Relations Culturelles et Scientifiques du ministère espagnol des Affaires étrangères. La moitié du budget a été dépensée dans des interventions d’urgence. Les autorités espagnoles ayant estimées les travaux à 5 millions d'euros. Membre fondateur et du comité actif actuel de cette association, Rachid Taferssiti précise que le Cervantes a été classé en 2007 patrimoine national, mais "la solution pour vraiment le sauver est de nouvelles activités" et il a vécu bien des aléas entre les exigences et les intérêts de l'Espagne, du Maroc et de la ville :
Côté espagnol, quelqu'un avait dit en parlant du quartier : "Nous n'allons pas mettre un bijou dans une poubelle"
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Depuis la création de notre association, les Espagnols ont mis des fonds pour réparer l'étanchéité du toit et pour étayer le bâtiment, pour qu'il ne s'effondre pas.
Malgré les multiples appels au secours, le théâtre a fêté un triste centenaire en 2013. Des artistes ont écrit et chanté pour le faire revivre, pétition à l'appui, mais le Cervantes est toujours là, abandonné devant le port de Tanger. La céramique jaune et bleue sur la devanture indique le passé et la décrépitude de l’implantation espagnole dans la ville du détroit. Dans le hall d'entrée, on peut encore apercevoir des céramiques de Don Quichotte et Sancho Panza.
Le Maroc et l’Espagne qui souhaitaient tous les deux trouver un accord pour sauver les lieux ont mis un temps très long à négocier. L’Espagne refusant de payer pour un lieu en dehors de ces terres a préféré léguer le Cervantes en 2015. Mais cette décision prise, il a fallu se mettre d’accord sur les termes du projet, l’Espagne souhaitant garder un œil sur la programmation. Le gouvernement voulait aussi céder le Cervantes seulement si la ville faisait un effort pour réhabiliter le quartier alentour. Depuis la décision, rien n’a évolué et le théâtre attend son heure. Les élections et le retard dans la formation du nouveau gouvernement espagnol ont d'abord interrompu la signature de l'accord. Ensuite, la même longue mise en place du gouvernement a été vécue du côté marocain.
Alors que les travaux devaient commencer en 2018, une commission de l’UNESCO a, selon le site Le360, stoppé la rénovation car les plans ne respecteraient pas la construction originale. Après tous ces imbroglios, la situation était au point mort jusqu'à vendredi dernier. Réuni en conseil des ministres ce 9 février 2019, le gouvernement espagnol a en effet décidé d'un don irrévocable au Maroc. Cette cession, qui devra être validé par le Parlement espagnol, "intervient suite à une offre du gouvernement marocain de restaurer et gérer le théâtre en contrepartie d’en devenir le propriétaire et d’un engagement de sa part de préserver le cachet espagnol dans la programmation culturelle de cette institution" explique le HuffPost Maroc. "Un accord devra d'abord être conclu avec le gouvernement espagnol après des négociations qui seront menées par le ministère des Affaires étrangères sur les modalités de ce don", a toutefois précisé à l'AFP le ministre marocain de la Culture. Et de s'engager à "une étude pour restaurer ce monument historique et préserver le patrimoine culturel".
Tanger, ville au cœur de la relation Maroc - Espagne
Le Maroc et l’Espagne, de par leur proximité géographique, ont toujours vécu une relation particulière. Séparés seulement par les 14 kilomètres constituant le détroit de Gibraltar, les deux pays se sont influencés mutuellement. La présence d’Espagnols au Maroc remonte à la signature du traité de paix et de commerce hispano-marocain de 1767. Mais à l’époque, leur nombre est encore très faible. C’est au XIXe siècle que la présence ibérique s’est réellement accrue, particulièrement après la Deuxième guerre du Maroc (1859-1860), dont l’Espagne sort victorieuse. Au début du XXe siècle, en 1912, les Français et les Espagnols prennent possession du pouvoir marocain par l’instauration d’un protectorat. Les Espagnols héritent d’une bande de terre au Nord et une au Sud du pays. Les Espagnols viennent alors en nombre dans les villes du Nord. Un grand nombre de commerçants s’y installent en voyant que les relations économiques entre les deux pays s’intensifient. Mais en 1923, Tanger hérite d’un statut particulier. La ville devient une zone internationale sous l'administration conjointe de 9 pays différents. C’est une expérience unique dans l’histoire. La ville connaît alors un grand brassage culturel. La diaspora espagnole ne cessera de grandir au Maroc jusqu’à la déclaration d’indépendance en 1956. On estimera alors que les Espagnols sont au nombre de 150 000, dont 20 000 à Tanger.
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