Abel Gance : les rêves de Napoléon en polyvision enfin restaurés
Par Hélène CombisLa Cinémathèque française a bientôt terminé un travail de restauration du "Napoléon" d'Abel Gance, un film de 7 heures, de 1927, dont les 20 dernières minutes furent tournées avec trois caméras. Plongée dans une époque où le cinéma, encore muet, n'était que pur esthétisme, "musique de lumière".
Imaginez les pensées de Bonaparte projetées sur trois écrans de cinéma accolés : à gauche et à droite, des nuées, au centre, le visage de Bonaparte incarné par le bel Albert Dieudonné au regard charbonneux, sur lequel se surimpriment l'image de Joséphine et celle d'un globe terrestre en rotation. Cette vision aux allures de rêve a pris forme en 1927 sous la caméra d'Abel Gance, dans un film de sept heures intitulé Napoléon. C'est un système de polyvision avec trois caméras, imaginé par Gance lui-même pour les vingt dernières minutes de son film, qui permet le déploiement de cette troisième dimension suggestive et poétique.
Depuis 2008, le réalisateur et chercheur Georges Mourier et son équipe travaillent, avec les laboratoires Eclair, situés à Vanves, à la titanesque restauration du film sous la houlette de la Cinémathèque Française. "Cette restauration dure plus longtemps que l'Empire !", ironise-t-il. Le Napoléon sera projeté l'année prochaine, en deux périodes. Attention, chef-d'oeuvre !
Pour un aperçu de 3 minutes du triptyque en mouvement | Vous pouvez visionner en ligne cette conférence de novembre 2013 donnée par Georges Mourier, sur les inventions techniques d'Abel Gance (à 2h 05 mn et 35sec)
Une immense fresque inachevée
Fasciné par les hommes ayant changé le cours de l'histoire, le réalisateur français Abel Gance décide, au début des années 1920, de consacrer une immense fresque à Napoléon Bonaparte, prévoyant le tournage de six films allant de la jeunesse de "l'Aigle" à sa captivité à Sainte-Hélène. A l'époque, l'influence de Napoléon sur la culture française et européenne est toujours extraordinaire et personne ne voit encore en lui l'instigateur de la boucherie que furent les guerres napoléoniennes.
Le tournage du premier épisode commence en 1925. Le film dure sept heures, au bout desquelles le spectateur se trouve toujours à Montenotte, en 1796, avec l'empereur.
Abel Gance ne parviendra jamais à terminer sa fresque, par manque de moyens, comme l'explique le réalisateur Georges Mourier : "Cette production avait pris des proportions énormes alors que l’industrie du cinéma était en train de basculer du photochimique au radioélectrique. Et en même temps, la crise de Wall Street, en 1929, met à mal tous les grands argentiers…”
Pourtant, le triomphe du premier épisode - diffusé en deux versions, une courte dite "Opéra" pour le public, et une longue dite "Apollo" pour la presse et les distributeurs - est phénoménal.
De même, les précédentes restaurations connurent toutes des succès internationaux :
Il y a eu une projection au Colisée, à Monte Carlo, dans les arènes de Nîmes, sur le parterre de l’Hôtel de Ville... A New York, Coppola a loué le Radio City Music Hall, le plus grand music-hall du monde, doté de 6 000 places pour faire passer un film… français et muet ! Tout le monde l’a pris pour un fou, mais le film a été joué à guichet fermé. Georges Mourier
Les vingt minutes du triptyque final, une "musique de lumière"
Le film de 7 heures (ou 4h30 selon la version) se termine par les débuts de la campagne d'Italie. Mais comment filmer une telle bataille, et ces milliers de figurants sans qu'ils aient l'air de minuscules fourmis affairées ? Alors que ces questions se posent à lui, Abel Gance a l'idée en 1924 d'utiliser trois caméras. Il fait appel au principal constructeur de matériel cinématographique professionnel, André Debrie, qui met au point ce système de captation en août 1925. Les images du triptyque peuvent être tournées.
Très vite, Gance ne se contente plus de la vision panoramique permise par l'usage des trois caméras. Il les utilise de manière indépendante : une scène sur chaque écran, ou une scène démultipliée sur deux écrans, de part et d'autre de l'écran central qui en représente une autre. Ce à quoi s'ajoutent aussi des surimpressions d'images sur certains plans, comme l'explique Georges Mourier :
Le cinéma d'aujourd'hui est monophonique, il nous a habitués à un défilement vertical : le plan qui apparaît a pris la place du précédent. Si vous voulez faire une association d’idées entre le plan précédent et celui que vous avez sous les yeux, vous ne pouvez faire appel qu’à votre mémoire. Gance a non seulement multiplié par trois le défilement vertical habituel, mais il y surajoute un défilement horizontal, qui fait que vous faites vous-même des associations entre les trois écrans. On est vraiment dans une polyphonie. Un musicien dirait qu’il a mis trois clés à sa portée, plus une clé de fa. Il y a ensuite par-dessus des surimpressions indépendantes. Vous êtes dans un processus d’association purement sensuel, et non pas intellectuel, ce qui a fait dire à Claude Lelouch, dans mon documentaire “A l’ombre des grands chênes” : “Il a trouvé un moyen d’aller au cœur, sans passer par l’intellect”.
Georges Mourier n'hésite pas à parler de "musique des images" ou, pour citer Abel Gance lui-même, de "musique de lumière". Avec ce procédé, Gance quitte complètement le champ du narratif pour investir celui du descriptif et du suggestif. Il fait éclater le cadre, la structure de l'espace, et donne à l'image une dimension mentale, affective, durant les vingt dernières minutes de son Napoléon, qui se termine comme sur un accord parfait, avec une image d'ondées, de vagues qui déferlent sur les trois écrans. Un triptyque qui n'a jamais fini d'émerveiller Georges Mourier :
Les gens sont déjà chauffés à blanc depuis cinq ou six heures par ce qui s’est passé dans l’écran central avec un film qui déjà innove beaucoup. Et quand vous avez toutes ces choses-là qui commencent à se déployer, c’est frissonnant ! On est dans le symbolisme, le lyrisme pur, une dynamique… Dans l’onirisme, dans les nuées, la gloire… Et quand vous avez l’aigle impérial qui se déploie sur les trois écrans, tout le monde fait : “Ah !” Et je peux vous dire que ça envoie ! Les images marquent l’inconscient. Elles vont directement au cœur sans passer par l’âme.
De l'utilité d'une nouvelle restauration
Depuis 1927, le Napoléon a déjà été restauré cinq fois dont trois fois déjà par la Cinémathèque : une première fois entre 1953 et 1959 par Henri Langlois et Marie Epstein, une seconde fois en 1983 par Kevin Brownlow et le British Film Institute (c'était sa seconde restauration du film) et une troisième fois en 1992 par Bambi Ballard.
Une troisième et dernière restauration du film par le réalisateur anglais Kevin Brownlow en 2000, a même fait l'objet d'un DVD sorti par le BFI en 2016.
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Alors pourquoi se lancer à nouveau dans ce projet titanesque ? Initialement, Georges Mourier devait, avec l'aide de Laure Marchaut, assistante-monteuse au service des sauvegardes et restauration, mener une expertise qui consistait seulement à faire l'inventaire des boîtes contenant les multiples bobines du film - qui compte plus de 600 000 images.
“Au bout de deux ans de travail avec Laure, on s’est aperçus que toutes les restaurations précédentes avaient indistinctement mélangé deux négatifs originels" explique Georges Mourier. A savoir, les négatifs de la première version, dite "Opéra", diffusée à l'Opéra Garnier en avril 1927, et ceux de la deuxième version, dite "Apollo", diffusée à la presse et aux professionnels deux mois plus tard dans une version longue, au cinéma Apollo (qui n'existe plus).
Ils ont ainsi pu comparer des bobines différentes représentant la même séquence, comme l’assassinat de Marat, et se sont aperçus que l’axe de prise de vue n’était pas le même :
Dans la séquence "Les ombres de la Convention" par exemple, où les fantômes de la révolution s’éveillent et vont parler avec Bonaparte, on s’est aperçus que dans la version Opéra, il y avait deux ou trois surimpressions sur l’image, et que dans la version Apollo il y en avait sept ! Au moment où le fantôme de Robespierre va poser une question à Bonaparte, dans la version Opéra il est en surimpression, mais en plan fixe, tandis que dans la version Apollo, la surimpression seule va en plan rapproché : les ombres glissent vers Bonaparte. Donc contrairement à ce qu’ont pensé les restaurateurs précédents, Apollo n’est pas la version Opéra avec des images en plus. Georges Mourier et Laure Marchaut
Un travail d'une complexité tentaculaire
Le travail préparatoire à la restauration du film a duré une décennie. Georges Mourier et Laure Marchaut se sont lancés dans une expertise poussée, boîte après boîte, jusqu'à arriver enfin à la "strate de fabrication" de 1927.
Laure Marchaut témoigne de ce travail d'une impressionnante méticulosité (qui l'a parfois hantée la nuit...) destiné à faire le tri dans les bobines en fonction de leur date et de leur usage par les divers restaurateurs qui se sont succédé ("C'est un peu la Torah revue par la Bible et corrigée par le Coran" s'amuse Georges Mourier) :
Georges s'est occupé de la partie numérique, c'est lui qui a saisi toutes les notes, et moi j'étais sur mon enrouleuse, ou sur la table de montage Interciné à l'époque, quand il y avait des captations à faire. Je prenais une boîte après l'autre, je disais à Georges ce que je lisais sur le couvercle, sur le tour de boîte, puis je l'ouvrais et annonçais son contenu : un rouleau, trois rouleaux, des papiers, une gamme d'étalonnage... Ensuite je déroulais la bobine et décrivais plan par plan ce que je voyais, s'il y avait des descriptions sur les manchettes (la partie qu'il y a entre le bord et la perforation) concernant le fabricant de la pellicule, ou alors des informations du réalisateur notées par la monteuse négative.
Par rapport aux autres restaurations, Georges Mourier et son équipe se félicitent de l'arrivée et des progrès du numérique qui leur ont énormément facilité le travail : sur l'ordinateur, plus de risque d’abîmer les bobines en faisant des expérimentations. Et ce notamment grâce à un appareil récent capable de scanner "en immersion", en conservant toutes les informations bord à bord dans les manchettes : le Nitroscan, spécialement conçu par les laboratoires Eclair.
La restauration du triptyque, presque terminée aujourd'hui, a été malgré tout un casse-tête. Certaines images initiales, manquantes, ont dû être entièrement reconstruites grâce au numérique : un véritable enjeu avec le triptyque, puisque la longueur de chaque source doit concorder afin que la synchronisation fonctionne. C'est ce qui s'appelle la "conformation".
Prenons comme exemple une scène durant laquelle Napoléon, sur son cheval, se trouve d'abord dans l'image centrale, puis sort au galop sur l'écran de gauche avant de retraverser tous les écrans de gauche à droite... Des images manquantes dans l'une des trois sources peuvent entraîner une sévère désynchronisation de l'ensemble, qui peut par exemple se manifester par une quasi-disparition du cheval au moment où il passe d'un écran à l'autre.
Le travail a été encore compliqué par les accidents de projection passés, car pour peu que la pellicule se soit cassée à l'intérieur du projecteur, et que le projectionniste ait été obligé d'en recoller les morceaux, le recouvrement d'un morceau sur l'autre aura forcément entraîné la perte d'au moins deux images. Et il n'est pas toujours possible pour le restaurateur numérique de recréer ces images manquantes comme l'explique Ronald Boullet, responsable des expertises numériques aux laboratoires Eclair, qui a travaillé sur Napoléon : "S'il manque cinq images sur un fond dans lequel il ne se passe rien, comme du ciel, on va pouvoir les recréer. Mais s'il manque cinq images avec quelqu'un en train de faire une pirouette, ou un cheval au galop, ça va être beaucoup plus compliqué."
Le triptyque, une démarche esthétique "décapitée" par le cinéma parlant, puis snobée par le cinérama
Napoléon est un film muet, porté initialement (entre autres) par une partition originale d'Arthur Honegger pour sa version courte. Les restaurateurs qui se sont succédé ont fait le choix d'y ajouter de la musique additionnelle, piochée dans le répertoire classique - ce que compte également proposer Georges Mourier pour la nouvelle version.
"Gance disait : 'Je pensais que le nouvel alphabet et le temps de l’image seraient venus'. Et à ce moment-là arrive le parlant !" se désole Georges Mourier.
Le parlant décapite toute une démarche du cinéma au profit de la représentation réaliste de l’acteur qui joue et parle devant la caméra. Cela donnera des chefs-d’oeuvre bien sûr, mais fera prendre au langage cinématographique une toute autre direction. La réalisatrice Germaine Dulac disait que le premier écueil que le cinéma aurait à affronter serait la nécessité de raconter une histoire.
D'après Georges Mourier, tous les réalisateurs de ce qu'on appelle l'"impressionnisme français" (Louis Delluc, Germaine Dulac, Jean Epstein, Marcel L'Herbier, Abel Gance...) se sont orientés entre 1920 et 1930 vers une approche métaphysique du film, et non pas représentative. Mais l’arrivée du parlant met fin à ces dix ans de recherche et Gance fait partie des "décapités".
Pour se détacher à nouveau de la réalité, pour arriver à un propos suspendu dans le temps, il faudra attendre Alain Resnais en 1958 avec Hiroshima mon amour, puis cet ovni extraordinaire qu'est L’Année dernière à Marienbad. C’est-à-dire quelque chose qui s'inscrira dans le défilement vertical. Ces films ont la réputation d'être des films intellectuels alors qu’ils sont juste beaucoup plus sensuels. Mais comme vous devez mémoriser le plan qui a été caché par le nouveau plan qui arrive, on qualifie ce cinéma d'"intellectuel". Georges Mourier
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Autre cruauté de la modernité : dans les années 1950, Hollywood, devant la montée de la concurrence de la télévision, cherche à s'en différencier en innovant. Il va notamment miser sur le relief, avec par exemple Le Crime était presque parfait de Hitchcock, mais cette technique n’arrivera jamais à entrer véritablement dans la grammaire cinématographique. En 1952, en Europe, débarque le cinérama américain (procédé permettant une projection sur un écran extra-large) sans que ne soit jamais mentionné le nom d'Abel Gance qui, vingt-cinq ans auparavant, l’avait déjà pratiqué. Ses brevets étaient déjà tombés dans le domaine public…
A propos du Napoléon de Gance, Georges Mourier raconte que l'historien du cinéma Georges Sadoul, disparu en 1967, avait dit de certaines scènes du film : "Elles ont ouvert des voies au langage cinématographique qui ne sont pas encore toutes explorées".
Peut être que la projection du film restauré donnera aux successeurs d'Abel Gance l'envie de revisiter ces voies dont la technique et l'industrie ont empêché l'épanouissement. Car, estime Georges Mourier :
Voir le Napoléon est une expérience cinématographique unique, qui ouvre des portes et invite à une perception du cinéma qui, sans ce film, serait, je trouve, incomplète.
Il faudra attendre encore quelques mois pour voir ce film projeté, comme l’original, avec trois projecteurs. Les plus chanceux, qui auront accès aux représentations dites "de prestige", pourront même bénéficier d'une projection en argentique.