Académie des beaux-arts : "L'objectif n'est surtout pas la parité, cela n’a aucun intérêt !"
Par Benoît Grossin
Jamais autant de femmes n’ont été élues à l’Académie des beaux-arts depuis qu’il en est le secrétaire perpétuel : Laurent Petitgirard affirme la volonté de l’institution de "profiter du génie féminin", sans toutefois fixer de règles contraignantes. Il met aussi l'accent sur l'interdisciplinarité.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Académie des beaux-arts, une femme est devenue membre de la section d‘architecture : Anne Démians, officiellement installée ce mercredi 18 janvier lors d’une traditionnelle cérémonie sous la prestigieuse Coupole de l’Institut de France, par son confrère de la section de photographie, le franco-brésilien Sebastião Salgado.
On lui doit le complexe thermal de Nancy, la transformation de l’Hôtel-Dieu à Paris, ou encore "Black Swans", un nouveau quartier de centre-ville à Strasbourg. Anne Démians est à la tête d’une équipe de 30 personnes - architectes, ingénieurs, designers - dans l’agence qu’elle a fondée dans le 10e arrondissement de Paris. Élue en juin 2021, elle participe déjà à des réunions hebdomadaires aux côtés de huit hommes : Jacques Rougerie, Dominique Perrault ou encore Jean-Michel Wilmotte.
L’Académie des beaux-arts existe depuis 1816. Héritière des Académies royales de peinture et sculpture, de musique et d’architecture, elle ne compte toutefois encore aujourd’hui que onze femmes sur 67 fauteuils.
Rencontre avec Anne Démians, première femme architecte à l'Académie des beaux-arts, et avec Laurent Petitgirard, secrétaire perpétuel de l'institution. Dossier signé Benoît Grossin
4 min
L'artiste peintre Catherine Duchemin a été la première académicienne élue, en 1663, mais elle fait figure d'exception. Ce n’est que depuis l’élection de Jeanne Moreau, en 2000, que l’institution fait vraiment de la place aux femmes, avec une accélération depuis 2016, depuis que Laurent Petitgirard est à sa tête.
Il vient tout juste d’être reconduit pour un deuxième mandat de six ans, en maintenant son objectif de "trouver l’équilibre" hommes-femmes et de renforcer aussi l’interdisciplinarité, à tous niveaux.
Entretien avec le secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, le compositeur et chef d’orchestre, Laurent Petitgirard.

Assiste-on aujourd’hui à une métamorphose de l'Académie des beaux-arts vers les femmes ?
C'est la société qui se métamorphose, enfin ! Et ce serait quand même fou que l'Académie ne suive pas. Des femmes, il y en avait une ou deux, au tout début, il y a quelques siècles. Mais dans les années 1990, il n'y en avait pas du tout. La première femme que j’ai vu arriver était Jeanne Moreau, en 2000, la même année où j'ai été moi-même été élu membre de la section de composition musicale. C'était un personnage, c'était émouvant. Mais quand même, on se rendait compte qu'il y avait un gros travail à faire. Je n'étais pas encore secrétaire perpétuel, mais j'ai quand même incité très fort à ce que l'on élise Édith Canat de Chizy, en 2005. La compositrice a d'ailleurs a été ensuite présidente, la première femme à la présidence de l'Académie des beaux-arts, pendant un an. Et de même, Astrid de la Forest, première graveuse élue en 2016, vient de terminer un mandat de présidente. Brigitte Terziev a aussi rejoint la section de sculpture, en 2007.
Il y avait trois femmes avec nous, c’était bien mais absolument pas suffisant. Dès ma prise de fonction de secrétaire perpétuel, j'ai donc dit à mes confrères qu'il y avait un effort intense à faire, effort intense de reconnaissance. Mais en même temps, de par le système d'élection, de par l'âge, de par la rotation, on ne pouvait pas espérer un renouvellement comme à l'Assemblée nationale. On n’allait pas tuer les membres existants ! Sur ce premier mandat de six ans, il y a eu tout de même 23 élections : quatorze hommes et neuf femmes.
Soit onze femmes membres de l’Académie des beaux-arts aujourd’hui ?
Oui, c'est beaucoup plus important, beaucoup mieux déjà, en quelques années. Et tel que c'est parti, j'espère que je vais très rapidement pouvoir même vous dire treize. Mais je ne m’avancerai pas plus, ni vous dire où cela va se passer.
Il y a une autre évolution importante à souligner. Dès que j'ai été élu, j'ai insisté énormément pour créer en 2018 une section de chorégraphie qui n'existait pas. Je trouvais que c'était un manque terrible dans notre compagnie. Cela a permis aussi d’installer deux femmes, dont Blanca Li, sur quatre sièges. Au tout début, j'ai proposé qu'on n'en ouvre que trois, car on savait que l’Américaine Carolyn Carlson allait être naturalisée française. Nous avons donc attendu qu'elle obtienne cette naturalisation, pour pouvoir l’élire.
Et puis, il y a un moment où j'ai été particulièrement content, le 23 juin 2021, quand j'ai réussi “trois fauteuils” sur une même élection. Le même jour, nous avons élu Dominique Issermann dans la section de photographie, Anne Démians, dans la section d’architecture et Anne Poirier, dans la section de sculpture. Trois fauteuils, trois femmes d'un coup, c'était quand même formidable !
Quel est votre principal objectif ?
L'objectif n’est surtout pas la parité, surtout pas. Cela n'a aucun intérêt. Parce que si demain il y avait une majorité de femmes créatrices qui s'était imposées, eh bien à ce moment-là, il y en aurait plus que les hommes et ce serait très bien. Vous le savez, j'étais directeur musical de l'Orchestre Colonne. J’avais 60 % de femmes, y compris dans tous les postes de solistes, parce que c'était par concours et on prenait les meilleures. Cette volonté affichée aujourd’hui d'avoir à peu près autant de femmes cheffe d'orchestre que d'hommes chef d'orchestre est de la même façon une bêtise.
Il faut laisser le temps au temps et en même temps se dire que des choses étaient inadmissibles. Et c'est vrai que j'ai dit à mes confrères architectes : vous n'allez pas être la section macho, ce n’est pas possible au bout d'un moment quand même ! Quand on voit les qualités, ces artistes, ces femmes exceptionnelles doivent être parmi nous. Elles nous apportent beaucoup de choses.

Cela correspond à une volonté de trancher avec l'attitude historique de l'Académie des beaux-arts ?
Je ne crois pas que c'était tellement une attitude historique de l'Académie. Je crois que c'était une attitude de la Société. Et alors, partant de là, c'est au moment de la formation, de l'ouverture qu'il faut maintenant se poser des questions. La parité absolue, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais il est important d’être vigilant pour les 25 résidences d’artistes que nous avons maintenant, ces résidences - essentiels pour moi à l’Académie - que j’ai initiées durant mon premier mandat. Ces 25 boursiers bénéficient pendant un an d’ateliers que nous sommes en train de restaurer un peu partout en France. Nous leur donnons les moyens et nous les exposons. Pour ces jeunes d’aujourd’hui, artistes de demain, il faut faire effectivement extrêmement attention à avoir une proportion quasi équivalente, sans pour autant atteindre une parité stupide, à ce qu'il y ait donc énormément de femmes. Mais si on nous demande – comme j’ai entendu dire - de faire un programme de musique romantique du XIXᵉ siècle, avec autant de femmes que d'hommes, c’est idiot ! Parce qu'une fois que vous aurez dit Fanny Mendelssohn et Clara Schumann, vous n'irez pas ensuite très très loin.
Nous avons une volonté au fond de trouver l’équilibre, qui doit être là. On a une volonté de profiter du génie féminin, comme on a vu arriver beaucoup de génies masculins, mais sans se mettre des chaînes au pied, avec le temps qui est nécessaire dans des institutions comme la nôtre.
Avec désormais aussi un fonctionnement interdisciplinaire ?
Nous avons une véritable volonté d'élargir, au niveau des sections. Beaucoup de mes confrères estiment que "peinture", "sculpture" ou "gravure", cela ne veut plus dire grand-chose, alors qu'aujourd’hui on parle de "plasticiens". Oui, mais il y a quand même des techniques spécifiques et nous restons finalement avec cette idée. La photographie qui est arrivée il n'y a pas si longtemps, a été élargie. Et puis on s’est rendu compte qu'il y avait des disciplines qui n’étaient pas représentées, alors qu'elles sont extrêmement importantes. Nous avons donc ouvert l’Académie à la chorégraphie et puis la section de gravure est devenue section de gravure et de dessin, pour y faire entrer la bande dessinée, avec d’abord une femme Catherine Meurisse et maintenant aussi Emmanuel Guibert qui vient d’être élu. Cela veut dire s’ouvrir et en même temps garder une forme de structure.
Nous avons également une section qui s'appelle section des membres libres, qui nous permet d'avoir à l'intérieur, des disciplines qui ne sont pas représentées, comme par exemple la mise en scène de théâtre. Est-ce qu'un jour la section cinéma devrait devenir une section mise en scène, que ce soit cinéma, opéra, ou théâtre ? Pourquoi pas. Mais il n’est pas question d’aller jusqu'à faire une section design, pour en faire une section arts de rue... au risque de se perdre.
Un autre objectif est de faire travailler ensemble les académiciens, toutes sections confondues ?
Nous voulons absolument que ces sections travaillent ensemble. C'est ce que nous faisons de plus en plus, dans des commissions mixtes. C'est le grand intérêt de l'Académie. Et pour tous les jeunes artistes que nous aidons, il y a une forme de tutorat. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas simplement de leur donner de l'argent, de leur donner les moyens pendant un an de produire une œuvre. Il s'agit aussi qu’ils rencontrent les académiciens et qu’ils profitent de leur savoir.
Les académiciens ne sont pas là pour servir leurs propres œuvres. Ils ne sont pas là pour se servir mais pour servir. Il faut noter qu'un des rôles fondamentaux de notre académie, qui s'était perdue depuis plusieurs décennies, est d'être conseil de l'État en matière culturelle. Nous avons repris des contacts extrêmement directs, aussi bien au niveau de la présidence de la République qu'avec Matignon et différents ministères concernés.
On nous appelle "les Immortels". Notre actuelle ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, est la quinzième ministre de la Culture depuis que je suis académicien. Nous sommes élus une fois pour toutes. Nous sommes élus à vie, par un décret présidentiel. Cela veut dire que nous représentons une continuité. Nous pouvons donner des conseils parfaitement désintéressés. Toutes les disciplines de l’Académie se retrouvent pour discuter de sujets comme la marchandisation de l'espace public ou la restitution d'œuvres d'art.
Pour le pass Culture, qui concerne l’éducation, nous avons pris position auprès des pouvoirs publics pour leur dire que 18 ans, c'est trop tard. Trop tard de donner de l'argent à des jeunes dont le goût est déjà formé par les GAFAM, et qu'il faut aller les chercher plus tôt au collège pour leur faire apprendre et faire un vrai passeport culturel. Eh bien, l'Etat nous a écoutés ! Le pass Culture est accessible maintenant à l’âge de douze ans et je peux vous dire que nous en sommes en grande partie responsables, parce que nous avons fortement insisté pour éveiller les esprits.
Y a-t-il aujourd’hui davantage de connexions également entre les différentes académies de l’Institut de France ?
L'interdisciplinarité se joue effectivement aussi avec les autres académies. Moi, ce qui me passionne, c'est que l'Académie des beaux-arts travaille avec l'Académie des sciences morales et politiques ou avec l'Académie des sciences. Avec ces académies, nous avons planché sur les éoliennes, aussi bien d'un point de vue technique que d'un point de vue paysagiste, que d'un point de vue comportemental. Nous avons aussi récemment échangé avec l’Académie des sciences sur le thème "Architecture et Modernité". Et avec l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, je vais bientôt avoir un travail sur les sectes, une réflexion par rapport à un opéra que j'ai écrit qui s'appelle "Guru".
Avec cette interdisciplinarité, la notion d'Institut prend toute son importance. C’est l'endroit où l’Académie française et les quatre autres académies peuvent avoir beaucoup de transversalité. Et je suis d'ailleurs ravi quand mes confrères des autres académies sont présents, lors de nos grandes réceptions sous la Coupole. C'est passionnant.
Si les connexions se renforcent nettement entre les académies, cela dépend beaucoup des secrétaires perpétuels, de leur envie, de leur volonté de chercher les gens. Moi, par exemple, j'ai été invité par l'Académie des sciences morales et politiques à parler dans leur séance de l'art dans le monde et de toute la difficulté que peut représenter pour les artistes français ce qu'ils vont faire dans le monde. Avec toutes ces personnalités exceptionnelles et passionnantes dans l’Académie, nous pourrions assez rapidement tourner en rond sur notre nombril. Nous pourrions très bien nous transformer en un cénacle, rester entre nous et se dire, c’est tellement formidable après tout ! Vous avez à côté de vous les plus grands peintres, les plus grands sculpteurs, graveurs. Ils vous apprennent plein de choses. Vous êtes heureux, mais à quoi ça sert, ça ? Non, ce qui nous intéresse, c'est vraiment de marquer, de laisser une trace qui va permettre à toute une jeune génération d'artistes d'exister. Moi, j'ai très envie qu'on dise : 'L'Académie des Beaux-Arts, on pensait que c'était un truc un peu ringard ou vieillot, mais c'est là que ça se passe'. C'est là en ce moment, dans leurs différents ateliers, dans les expositions qu'ils organisent, que vous allez trouver les jeunes artistes les plus intéressants.
Notre force est que nos prix, nos décisions, nos aides sont votés par des artistes, pas par des spécialistes, pas par d'honorables délégués ministériels, pas par des directeurs administratifs... Ce sont des peintres, des sculpteurs, des compositeurs, des architectes, des chorégraphes qui disent : Oui, toi, on te donne ! C’est ça qui m'intéresse.