Accusé Dante, levez-vous ! Le procès du poète rouvre sept siècles plus tard
Par Pauline PetitDante Alighieri a été condamné à l'exil et la mort. Les accusations portées contre lui étaient-elles fondées ou a-t-il été victime d'une intrigue politique ? Pour en avoir le cœur net, un juriste italien organise la révision du procès de l'auteur de la Divine Comédie.
"Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure", écrit Dante Alighieri (1265-1321) dans La Divine Comédie, chef-d'œuvre qu'il composa loin de la ville qui l'avait vu naître, Florence. Le poète italien a en effet été condamné à une peine d'exil à l'issue d'un procès que des juristes souhaitent aujourd'hui réviser. La fausse audience aura lieu le 21 mai, à Florence, alors que le pays commémore cette année le 700e anniversaire de la mort du "père de la langue italienne". L'objectif de cet événement : déterminer si le procès intenté contre Dante au XIVe était ou non justifié...
Quand le pouvoir papal provoque une guerre de gangs
Pourquoi le "poète suprême" de l'Italie a-t-il été condamné ? Derrière l'œuvre littéraire dantesque, on oublie parfois l'engagement du citoyen, très impliqué dans la vie politique de sa ville natale. À cette époque se joue en Italie un grand conflit entre les Guelfes, proches du pape, et les Gibelins, proches du Saint-Empire romain. Mais à Florence, les Guelfes se divisent : d'un côté les "Noirs", favorables à l'exercice du ministère papal sur les affaires de la cité, et de l'autre les "Blancs", partisans d'une plus grande autonomie de la ville, opposés à l'ingérence du pape dans les affaires publiques.
En 1300, Dante y est élu prieur, il fait alors partie des hauts magistrats de l'exécutif local. A cette période, les "Noirs" prennent l'ascendant politique dans la cité florentine, grâce au soutien de Charles de Valois (frère du roi de France Philippe le Bel), auquel avait fait appel le pape Boniface VIII pour pacifier la Toscane sur laquelle il entendait exercer son autorité pontificale. Or, Dante fait partie du clan opposé : c'est un "Blanc" qui aimerait que le pouvoir papal se limite au domaine spirituel... En disgrâce et appelé en tant qu'ambassadeur "blanc" auprès du pape, Dante quitte la Cité du lys rouge pour rejoindre Rome, animé par l'espoir de parvenir à un compromis. Ce voyage diplomatique a sûrement permis d'éloigner stratégiquement Dante de Florence, explique Bruno Pinchard, président de la Société dantesque de France, dans "La Compagnie des œuvres" :
Dante lettré, peut-être pharmacien et enfin responsable des activités d'entretien de la Ville, est soudain choisi pour aller défendre les intérêts de Florence auprès du pape. Et comme il fait ce séjour à Rome pour avoir la responsabilité d'ambassadeur, il va être trompé par le pape qui va le faire attendre très longtemps, suffisamment de mois pour que la révolution se produise à Florence, que les guelfes Blancs perdent leur supériorité et soient remplacés par les Noirs. Bruno Pinchard
Le poète chassé de la cité…
Sur le chemin du retour, le poète apprend que la ville est aux mains des forces fidèles au pape, et que ceux-ci le traduisent en justice, pour gains illicites et insoumission au pape et à Charles de Valois ! Selon le droit pénal de l'époque, si l'accusé ne comparaît pas à son procès, il est considéré comme "défaillant" et son absence comme l'aveu de sa culpabilité. Dante fut donc condamné par contumace, banni de Florence pendant deux ans, interdit de toute fonction politique et sommé de payer une amende de 5 000 florins dans un délai de seulement trois jours. Dante aura, jusqu'à sa mort, le sentiment d'avoir été joué par Boniface VIII, qui l'avait retenu à Rome. Deux mois plus tard, en mars 1302, le podestat Cante de Gabrielli le condamne à l'exil perpétuel, faisant peser sur le poète la menace du bûcher s'il s'aventure à revenir à Florence. Une sanction qui sera par la suite commuée en décapitation, la peine capitale. "C'est une suite de condamnations qui vont se poursuivre tout au long de sa vie et qui frapperont même ses enfants", note Bruno Pinchard.
L'exilé cherche refuge dans les cours de l'Italie du nord. Vérone, Bologne, Forlì, Arezzo… C'est finalement à Ravenne, auprès du podestat Guido Novello da Polenta, qu'il trouve protection avant de mourir de la malaria, en 1321. Aujourd'hui encore, la ville refuse de restituer aux Florentins le corps du poète banni de leur cité. Lors de ses années d'exil et de pérégrination, Dante a composé son chef-d'œuvre, La Divine comédie, voyage triptyque à travers l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, un poème traversé d'amour et de haine. On dit d'ailleurs qu'en écrivant cette œuvre, Dante en aurait profité pour se venger de ses ennemis. On dit ainsi qu'il attribua à Cante, son exileur, le rôle de Rubicante, l'un des démons qui peuplent les chants XXI et XXII de la Divine Comédie. Quant au pape Boniface VIII, il lui réserva une place de choix en enfer…
Dans un effort de pacification, en 1317, Florence offre l'amnistie à quelques-uns de ses exilés... à condition qu'ils s'acquittent d'une amende et défilent en tant que pénitents lors d'un cortège des condamnés de droit civil graciés chaque année à la Saint-Jean. Humiliante proposition pour un grand écrivain ! Dante refuse net, en témoigne une lettre citée par l'un de ses biographes, Edouard Rod :
Ce n’est pas là le moyen de rentrer à Florence ; mais si vous en trouvez un autre, qui ne déroge pas à la réputation et à l’honneur de Dante, je l’accepterai avec empressement. Si je ne puis rentrer honorablement à Florence, je n’y rentrerai jamais. Hé quoi ! est-ce que partout je ne pourrai contempler le soleil et les étoiles ? Est-ce que partout, sous le ciel, je ne pourrai contempler les douces vérités sans avoir besoin, pour cela, de me rendre avec ignominie au peuple et à la ville de Florence ? Dante Alighieri
Le poète était pourtant immensément attaché à sa cité native. "Il écrit des poèmes d'amour qui sont encryptées de supplications à Florence pour pouvoir revenir ou de demande de pardon pour pouvoir revenir", souligne Bruno Pinchard. Certains vers exprimant cette douleur de l'exil sont restés célèbres :
Tu seras obligé d'abandonner ce qui te sera le plus cher ; c'est la première flèche que lance l'arc de l'exil. Tu apprendras combien le pain de l'étranger est amer, et combien il est dur de monter et de descendre l'escalier d'autrui. Dante Alighieri, "La Divine Comédie : le Paradis"
2021 : Réparer la mémoire du condamné
Le procès de Dante était-il injuste ? Un avocat florentin, Alessandro Traversi, en est persuadé. En cette année du 700e anniversaire du décès du poète, il souhaite faire réviser les peines d'exil et de mort prononcées à son encontre. Lu, étudié et célébré bien au-delà de son berceau, "Dante est toujours un homme condamné sur le plan juridique", souligne Alessandro Traversi, l'avocat pénaliste. "Notre objectif est de déterminer, à la lumière de nouvelles pièces qui pourraient émerger, si les verdicts pourraient être révisés, ou mieux encore annulés", explique-t-il à l'AFP.
Pour représenter les intérêts de Dante lors de l'examen de cette requête de révision du procès, Alessandro Traversi a convié Sperello Di Serego Alighieri, astrophysicien de métier, mais également descendant de dix-neuf générations du poète italien :
C'étaient des procès politiques et les châtiments d'exil et de mort infligés à Dante, mon cher ancêtre, sont injustes et n'ont jamais été annulés comme cela s'est produit avec Galilée. Sperello Di Serego Alighieri, descendant de Dante Alighieri
Face à lui, un autre descendant, le français Antoine de Gabrielli qui a pour illustre ancêtre le magistrat "Noir" qui a prononcé le bannissement de Dante hors de la cité florentine. Mais contrairement à leurs aïeux médiévaux, les deux hommes sont amis… La fausse audience se tiendra le 21 mai prochain sous la forme d'un séminaire (en voici le programme, in italiano !) où seront présents des magistrats, des juristes, des historiens et des linguistes. Ils auront pour missions de vérifier tous les aspects techniques possibles d'une éventuelle révision officielle, indique le Corriere della Sera.
Selon l'avocat à l'initiative du réexamen de l'affaire, imaginer l'annulation de la condamnation de Dante est loin d'être utopique. "Les articles 629, 630 et 632 du code de procédure pénale établissent en effet que tout jugement définitif est susceptible de révision si de nouvelles preuves apparaissent, démontrant l'innocence de l'auteur de l'infraction. La demande n'a pas de limite de temps et peut être proposée par un héritier du contrevenant lui-même", précise le quotidien italien. Procédure judiciaire légitime ou fruit d'une instrumentalisation politique ? Voilà ce qu'auront à établir les experts, explique Alessandro Traversi, interrogé par le site In Toscana :
L'initiative que nous avons organisée vise, et cela n'a jamais été fait auparavant, à examiner d'un point de vue juridique si ces sentences, à la lumière non seulement des principes juridiques universellement reconnus aujourd'hui (actuellement il serait impensable qu'une personne puisse être reconnue coupable par contumace), mais également de la législation en vigueur à l'époque, pour voir s'il y a vraiment eu des preuves pour pouvoir le condamner, ou s'il s'agissait plutôt de peines politiques (c'est notre thèse), c'est-à-dire d'un usage instrumental de justice à des fins politiques. La conférence réunira des historiens, des juristes ainsi que le président de la Cour suprême. Alessandro Traversi
Faut-il acquitter le poète ?
Au XIVe siècle déjà, Dante avait un éminent avocat : l'écrivain Boccace. Entre 1357 et 1361, celui-ci rédigea un Tratatello in laude di Dante ("Petit traité à la louange de Dante"), Dans cette biographie célébrant les qualités morales et intellectuelles du poète disparu, il dénonçait, en tant que citoyen florentin lui-même, le déracinement qu'avait fait subir sa cité à l'illustre auteur de la Divine Comédie :
On ne peut passer sous silence l'exil injustement prononcé contre Dante Alighieri, homme très illustre de sang noble, remarquable par sa science et par ses ouvrages dignes de louange, d'honneurs et de gloire. Mon intention n'est pas d'insister par des reproches mérités sur cette injustice déplorable, mais bien plutôt de la pallier le plus qu'il me sera possible, quelque petit que je sois, en effet. Je suis cependant citoyen de Florence et je me reconnais solidaire de sa réputation. En conséquence, ce que notre cité aurait dû faire de magnifique en l'honneur de son illustre citoyen pour qu'il ne soit pas dit qu'en toute chose, nous nous écartons des anciens, je me suis résolu à le faire, non pas en lui élevant une statue ou un riche tombeau de ces deux choses, l'usage de l'une est perdu chez nous et mes moyens ne suffiraient pas à l'autre. Mais avec mon humble plume, aimant mieux dans une telle entreprise, être accusé de présomption que d'ingratitude. Boccace
Qu'apporterait un tardif acquittement ? Dans un billet d'opinion signé dans le Corriere della Serra, le journaliste italien Aldo Cazzullo estime que Dante, "véritable père de l'Italie" qui donna aux Italiens non seulement "une langue, mais aussi une idée d'eux-mêmes", n'a pas besoin d'une réhabilitation par la justice pour que sa mémoire soit vive. Allant même plus loin, il demande si sans la souffrance de l'exil, Dante aurait ainsi écrit L'Enfer : "La force morale avec laquelle il a survécu aux condamnations défavorables, à une expulsion injuste, à la vie errante est encore intacte dans son œuvre ; et c'est une des raisons de l'éternelle jeunesse de la Divine Comédie."