Affaire Haenel - Ruggia : que peuvent en dire les critiques de cinéma ?

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Affaire Haenel - Ruggia : que peuvent en dire les critiques de cinéma ?

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Adèle Haenel et Vincent Rottiers dans "les Diables", film de Christophe Ruggia sorti en 2002
Adèle Haenel et Vincent Rottiers dans "les Diables", film de Christophe Ruggia sorti en 2002
- Océan Films

Le fil culture. Retour sur les accusations d’Adèle Haenel, dont le réalisateur Christophe Ruggia aurait abusé quand elle était toute jeune fille, sur et après le tournage du film Les Diables. Dans quelle mesure le cinéma en général, et la critique en particulier, ont-ils été complices d'un système trop patriarcal ?

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L’histoire fait grand bruit, et l’enquête réalisée par Médiapart auprès d’une trentaine de personnes a été largement commentée, comme un prolongement du vaste mouvement #MeToo né aux Etats-Unis, comme le signe de la place que prennent désormais les médias dans la dénonciation des abus sexuels, comme un échec retentissant du système judiciaire français aussi. Tous ces sujets sont passionnants, mais s’ils regardent le cinéma comme un milieu fait de rapports de classe et de rapports de genre, ils regardent moins évidemment le cinéma comme art. 

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Peu de commentateurs par exemple se posent la question de ce qu’est le film Les Diables, de Christophe Ruggia, ce film sorti en 2002 et dont le tournage a été le premier lieu d’abus du réalisateur sur Adèle Haenel. Un film sur un couple de frère et sœur adolescents, elle est autiste et muette dans le film, ils sont fugueurs. Un film qui décrit des rapports passionnels, dérangeants, une jeune fille fragile et dépendante, et qui a nécessité, précisément pour ces raisons, un travail préparatoire de six mois. Il s’agissait, selon Christophe Ruggia dans une interview donnée à l’Obs au moment de la sortie du film de “les mettre en confiance pour qu’ils puissent jouer des choses difficiles”. Selon des proches de l’actrice, la relation nocive s’est fondée là, dans ce “conditionnement”, et cet “isolement”. 

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Dans la réponse qu’il a adressée à Médiapart, Christophe Ruggia nie tout abus physique, mais ne nie pas l’emprise qu’il a pu avoir sur l’actrice, convoquant tout un inconscient propre au cinéma, selon lequel l’actrice, d'autant plus quand elle est jeune, est la créature voire la création du metteur en scène. A plusieurs reprises il estime que c’est lui qui a “découvert son talent”, qui a “décelé” ses capacités d’actrices, l’a révélée au cinéma et à elle-même en somme. 

Ce travestissement nocif de l’oppression en romantisme est omniprésent

Ce travestissement nocif de l’oppression en romantisme est omniprésent, il existe sur les plateaux de cinéma, il existe dans la mythologie des grands films, il existe aussi, dans une certaine mesure, sous notre plume et dans notre bouche, de critique de cinéma. Le réalisateur est le maître, il est invité dans les émissions pour parler de cinéma quand les acteurs sont invités pour parler de leur carrière, il est valorisé dans les chroniques, on l’accuse de tous les biens ou les maux d’un film. La relation qui existe entre lui et ses acteurs est érotisée souvent, l’idée selon laquelle le réalisateur doit être amoureux de ses actrices revient sans cesse, sous une forme plus ou moins ré-actualisée et plus ou moins consciente. Coïncidence, ce même jour où Adèle Haenel dénonçait un système dans lequel au nom du cinéma, un homme peut harceler une jeune fille et abuser d’elle, le prix Renaudot récompensait le livre du critique Eric Neuhoff, (Très) cher cinéma français, un court pamphlet déploratif qui, entre autres arguments que son auteur croit sans doute antimodernes dans le bon sens du terme, regrette le temps des “garces”, où les acteurs voulaient je cite “sauter sur des starlettes” pendant les festivals, ce temps où les cinéastes, en somme, avaient tellement envie de coucher avec les actrices que les spectateurs en avaient envie aussi. Eric Neuhoff peut en être remercié. Il idéologise avec éclat le fonctionnement patriarcal du cinéma français, et incarne à lui-seul la bonne vieille critique à la papa, dessinant un schéma simple, dont à mon avis personne n’est complètement dépourvu dans le métier : le réalisateur en prédateur, l’actrice en proie, le critique en pornographe, le spectateur en voyeur. Je le dessine à gros traits, mais c’est à dessein. 

Quelle responsabilité les critiques ont-ils dans ce système ?

Antoine Guillot, producteur de Plan large : "Nous critiques, notre métier c'est de voir des films. Nous ne savons pas à moins de mener une enquête. Mener une enquête sur un film, sur une relation entre un cinéaste et une actrice, prend du temps, six mois en l'occurrence ici. Donc, évidemment, le critique qui voit plusieurs films par semaine et qui en rend compte de manière régulière, n'a pas accès à ces informations. Après, la question de la mythologie du créateur et de la muse, cette vieille antienne, "on ne filme bien que les personnes qu'on aime", _e_st une question qui est vieille comme le cinéma et qui peut nous interroger. Mais avec les armes de la critique, c'est-à-dire des rapport réfléchis et théorisés avec le cinéma."

Florence Colombani, critique de cinéma, écrivaine et réalisatrice : "Dans un film médiocre, dans un film qui n'est pas très intéressant, il peut  s'être passé des choses épouvantables sur le plateau, qui ne se voient pas du tout à l'écran. La question de quel est le rapport de force qu'on sent se tisser entre un réalisateur et ses interprètes est une question qui se pose à chaque film. L'évolution de la société nous pousse nous spectateurs, au-delà du métier de critique, à être plus sensibles à cette question-là, et à positionner dorénavant un regard plus critique. C'est assez excitant intellectuellement."

La Théorie
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