Dans son livre « L’Afrique noire est mal partie » (Editions du Seuil, 1962), l’agronome français René Dumont dénonçait le "piétinement" de l’économie africaine. Il l'expliquait - déjà ! - par des choix politiques erronés et par l’héritage colonial. Ecrit aujourd'hui, le livre de René Dumont serait-il très différent? Pas sûr. Pourtant, en 2010, une floraison de journaux a consacré des dossiers et des articles au décollage économique du continent africain. Malgré la surreprésentation des conflits armés, du Sida, de la pauvreté; malgré les ventes de terres agricoles sur une très grande échelle à des investisseurs des pays du golfe ou d'Asie, malgré la perpétuation de l'économie de rente et ses effets pervers, l'Afrique serait enfin bien partie. Les deux indicateurs les plus fréquemment invoqués à l'appui de cet optimisme sont: la croissance économique et la croissance démographique. Cette image médiatique reflète-t-elle les connaissances sur les Afriques diffusées par la littérature scientifique? Aperçu et arpentage non exhaustif à l'antenne dans Planète terre et ici dans Globe .
Pour écouter l'émission veuillez cliquer ici. Invités: Géraud Magrin, chercheur au CIRAD, Laboratoire de géographie PRODIG, et René Otayek, Directeur de recherche du CNRS et chargé de cours à l'Institut d'études politiques de Bordeaux et à l'Université Bordeaux 2.
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L’Afrique est bien partie, disent-ils !
En 2010, alors que l’économie mondiale se remet à peine de la crise, la Banque mondiale déclare le XXIème siècle « un siècle de croissance et d’opportunités pour l’Afrique ». La même année, l’Afrique accueille pour la première fois la Coupe du Monde (Afrique du Sud) et le Forum Social Mondial (Sénégal), dont les images font le tour du monde.
Près de cinquante ans après
les premières indépendances africaines, les experts s’interrogent sur l’émergence du continent. Les chiffres ont déclenché une vague d’optimisme. Le taux de croissance annuel en Afrique a dépassé les 5% : plus du double des années 1990. Le PIB atteint 1600$ milliards et dépasse pour la première fois celui de l’Amérique latine. La productivité du travail enregistre des bénéfices record avec 2,7%. (Lire
le rapport de l’OIT sur les tendances mondiales du travail, et celui sur
les salaires). Dans les télécommunications et la banque, et, plus récemment, l’assurance et l’immobilier, la croissance est qualifiée d’«
explosive ».
Selon une étude du cabinet de conseil McKinsey plusieurs facteurs expliquent cette hausse de croissance. Il y a tout d’abord la richesse des ressources naturelles, mais aussi la jeunesse du continent et l’urbanisation croissante, ainsi qu’une classe moyenne de plus en plus importante qui attirent les investissements. On note ainsi une hausse importante de la consommation privée : négative dans les années 1990, celle-ci a atteint aujourd’hui plus de 60% de la croissance économique.
Les
pronostics enthousiastes des consultants et cabinets d’études provoquent la ruée des investisseurs. Dans un
article du monde (16 septembre 2010), Florence Beaugé et Alain Faujas rappellent que les investissements en Afrique sont les plus rentables au monde. Entre 2000 et 2008, ils auraient été multipliés par cinq.
Cet intérêt renouvellé des Européens, coïncide avec des investissements croissants depuis plusieurs années de puissances émergentes comme la Chine.
Le
Brésil vient quant à lui d’investir la plus grosse somme de son histoire dans le secteur minier au Mozambique. L’Afrique prend note également du «
grand retour » des Etats-Unis (voir aussi le
reportage Etats-Unis/Afrique de Le Dessous des Cartes , 2008).
L’ancien directeur général de l’Agence Française pour le Développement, Jean-Michel Severino, évoque une « réémergence stratégique de l’Afrique ». Il va jusqu’à parler d’une forme de « seconde indépendance » pour les pays africains.
La nouvelle stratégie de la Banque mondiale en Afrique est vue par certains comme une vérification de ces hypothèses. Dans un tournant qualifié d’historique, la stratégie met l’accent d’abord sur l’assistance technique et ensuite seulement sur l’appui financier. Madagascar, le Cameroun, le Mozambique, la Gambie et la RDC sont identifiés comme des « pôles de croissance » où le développement urbain sera particulièrement appuyé.
Cet enthousiasme est relayé par les médias locaux (ex. The Citizen, Tanzanie; Guineeweb, Guinée). Selon un livre paru récemment sur « L’Afrique vue par ses jeunes », les jeunes africains partagent cet optimisme.
Le dynamisme démographique africain est vu comme un atout pour le développement des villes, de la consommation et de l’activité économique (la population devrait plus que doubler d’ici à 2050).
L’émission Le Dessous des Cartes , résume les principaux facteurs d’optimise dans « Les dynamiques africaines », diffusée en 2007 déjà :
**De quelle Afrique parle-t-on ? **
Cette représentation nouvelle et inattendue est-elle étayée par la littérature scientifique ?
Indéniablement, les richesses naturelles de l’Afrique constituent « un potentiel formidable » ( Journal du Cnrs, N°244, Mai 2010, p. 25), tout comme son capital humain. Pour l’instant néanmoins, la croissance africaine repose avant tout sur un système de rente des exportations pétrolières et minières. Les pays exportateurs de ces matières devancent ainsi tous les autres. Les taux d’exportations atteignent les 90%. La croissance constatée depuis les années 2000 est donc profondément inégale et reste volatile, un aspect négligé par la plupart des analyses optimistes.
En 1962 déjà, l'agronome français René Dumont s’attaquait de façon virulente à l’héritage de l’époque coloniale. Dans son fameux livre « L’Afrique noire est mal partie », il mettait en garde contre une dépendance économique de l’Afrique.
Or les systèmes de rente n’ont cessé de se propager. Et ils profitent avant tout aux investisseurs étrangers. C'est ce que montre notamment le documentaire troublant *Katanga Business * (2009) du réalisateur belge Thierry Michel, sur une province en RDC :
René Dumont soulignait aussi l’importance du manque d’investissements productifs dans l’industrie, l’agriculture et l’enseignement rural. En 2010, François Bourguignon, directeur de la Paris School of Economics , déplore toujours
la faible croissance dans l’industrie manufacturière et l’agriculture par rapport aux services et la construction. Les investissements dans le domaine du transport permettent certes
la participation d’un nombre croissant de villes africaines dans le développement du continent. Toujours est-il que la productivité des investissements à une échelle globale reste faible.
C'est ce que confirme aussi Géraud Magrin, chercheur au Cirad et invité de Planète terre, dans le cas de la rente pétrolière en particulier. Ainsi, nombreux sont les pays exportateurs de pétrole qui importent le produit raffiné. Géraud Magrin note également que ce type de rente est souvent à l’origine de situations de conflit, et/ou prolonge celles-ci. (Voir aussi l’entretien avec Luis Martinez, Directeur de recherche au CERI-Sciences Po, et auteur de Violence de la rente pétrolière ).
Une corrélation imparfaite entre diversité des rentes et fragilité sociopolitique ©Giraud Magr
Géraud Magrin questionne aussi l’impact de la diversification des rentes sur le développement (aide au développement, transferts migratoires, trafics, en plus des rentes agricole, pétrolière et minière). Il rappelle notamment que les systèmes de rente continuent à favoriser l’autoritarisme et la corruption.
En se concentrant sur les secteurs pétrolier et minier, les analyses optimistes ont négligé également l’insécurité alimentaire et les difficultés du secteur agricole de faire face à la mondialisation (l’agriculture est l’occupation première pour plus de 60% de la population africaine). Selon une étude publiée en 2010 sous la direction du chercheur américain Calestous Juma (Harvard), l’Afrique pourrait subvenir à ses besoins agricoles. Mais l’insécurité alimentaire ne cesse de s’accentuer. Cette situation paradoxale est surtout imputée à la structure inégale des échanges agricoles internationaux. (Voir l’émission Planète terre du 15 décembre 2010 sur « Les défis de notre agriculture globalisée »). Les déséquilibres des échanges sont aussi à l’origine de la crise actuelle des relations économiques entre l’Union européenne et l’Afrique.
L'amertume face au rôle peu glorieux des puissances étrangères en Afrique se traduit jusqu'à dans la musique.
Les achats de terre par des acteurs publics ou privés de pays du Moyen Orient et d'Asie de l'est sont très inquiétants également. Ils créent des enclaves territoriales qui échappent complètement aux sociétés locales. On voit mal comment ils pourraient avoir des effets structurants, comme ont pu en avoir, malgré leurs importants défauts, les plantations et les cultures d’exportation du modèle de développement extraverti.
Contrôle de terres agricoles dans les pays étrangers depuis 2000. Source: Le Figaro ©Editions autrement 2010 (Atlas de l'ag)
A défaut d’une ouverture des marchés mondiaux, François Bourguignon (directeur de la PSE, cité plus haut) appelle ainsi à la création et au renforcement des marchés régionaux à travers « de véritables unions douanières ».
Si l’économie rentière reste donc dominante, des signes laissent espérer que ces effets sont aujourd’hui moins pervers qu’ils ne le furent par le passé. L’exigence de transparence, les préoccupations environnementales, le discours sur les biens mal acquis : les fortunes accumulées pourraient lentement se déplacer vers de l’investissement productif…
En attendant une telle restructuration profonde, les analyses plus prudentes du développement en Afrique invitent à chercher plutôt « des signes d’individualisation de trajectoires nationales plus favorables » (voir le dossier très complet de la Revue EchoGeo de juin/août 2010 : « Sur le Champ – Afrique, 50 ans d'indépendance : Etat et territoires »).
**En savoir plus : **
--> Géographie de l’Afrique
Afrique (conflits contemporains) . René Otayek. Encyclopédie Universalis.
Afriques Noires. Roland Pourtier. Carré Hachette 2010
Géopolitique de l'Afrique. Philippe Hugon. Armand Collin 2005.
L’Afrique. Continent pluriel. François Bart (dir.) Sedes 2003
Le défi des territoires. Comment dépasser les disparités spatiales en Afrique de l’Ouest et du Centre ? Christel Alvergne,Karthala 2008.
Le territoire est mort, vive les territoires ! Une (re)fabrication au nom du développement. Benoît Antheaume, Frédéric Giraut (dir.). IRD Editions 2005.
Land Grab or Development Opportunity ? Agricultural Investment and International Land Deals in Africa . Lorenzo Cotula, Sonja Vermeulen, Rebeca Leonard, James Keeley. IIED/FAO/IFAD 2009.
--> 50 ans d’indépendance
Sur le Champ - Afrique, 50 ans d'indépendance : Etat et territoires. Revue EchoGeo n°13, juin/août 2010.
Sur le Champ - Afrique, 50 ans d'indépendance : Dynamiques spatiales, identités, circulations. Revue EchoGeo n°14, septembre/novembre 2010.
Afrique. 50 ans d’indépendance. Dossier d’ARTE-TV.
--> L’émergence de l’Afrique ?
Afrique, Le nouvel élan. Journal du Cnrs, N°244, Mai 2010.
L’Afrique noire est-elle maudite ? Moussa Konaté, Fayard 2010.
L’Afrique noire est mal partie. René Dumont, Editions du Seuil 1962.
Le Temps de l’Afrique. Jean-Michel Severino et Olivier Ray. Odile Jacob 2010.
Les ressources planétaires au « G8+ » de L’Aquila : multilatéralisme, clivage Nord/Sud ou néo-colonialisme ? Sylvain Kahn. Cafés géographiques, 2009.
Rentes, territoires et développement : « que tout change pour que rien ne change ». Géraud Magrin, BAGF, Géographies – 2010 (1).
Governance of Oil in Africa : Unfinished Business. Jacques Lesourne (dir). Ifri.2009.
--> Revues
Panorama de revues de géographie africaines consultables en France. **Bernadette ** Joseph. Echo Geo n°13,juin 2010/août 2010.
**--> Cinéma **
Blood Diamond (2006). Réalisateur : Edward Zwick. Etats-Unis.
Katanga Business (2009). Réalisateur : Thierry Michel. Belgique.
*The Last King of Scottland * (2006). Réalisateur : Kevin MacDonald. Grande Bretagne.
Welcome (2009). Réalisateur : Philippe Loiret. France.