Intimidations, insultes, menaces, procès en diffamation, dégradation de biens et soupçons d’atteinte à la personne : depuis un an, le collectif de journalistes bretons Kelaouiñ dénonce des atteintes à la liberté de la presse dès qu’ils s’agit d'informer sur les pratiques de l'agro-industrie.
La liberté de la presse n'est plus garantie quand il s'agit d'enquêter sur l'agro alimentaire en Bretagne. C'est le sens des dénonciations lancées depuis un an par le tout jeune collectif de journalistes bretons Kelaouiñ qui veut défendre la liberté d'informer face aux enjeux de l'agro industrie. Soutenus à plusieurs reprises par des syndicats professionnels ( SNJ, SNJ CGT, Solidaires), par l’association Reporters sans Frontières et par des partis politiques, les journalistes bretons se disent de plus en plus victimes "de pratiques dignes de réseaux criminels" qui viseraient à les faire taire.
Une banalisation des atteintes à la liberté de la presse
Aujourd'hui, quand j'enquête par exemple sur une coopérative agricole et que j'appelle pour avoir des informations, le responsable me répond : pourquoi écrivez-vous un article sur nous ? On ne vous a rien commandé ! Quand je lui dis que je vais écrire qu'il ne souhaite pas s'exprimer, il me menace d'un procès en diffamation !
Morgan Large, journaliste à Radio Kreiz Breizh et auteure de reportages sur les dérives de l'agro-industriePublicité
Victime d'un nouvel acte de malveillance le 26 mars - deux boulons ont été dévissés sur la roue arrière de sa voiture -, la journaliste Morgan Large a fait la liste des intimidations qu'elle subit avec sa famille depuis qu'elle mène des enquêtes sur l'agriculture en 2010. Tout a commencé par des coups de téléphone d'élus mécontents à la suite de sujets remettant en cause l'installation d'une porcherie ou un abattoir sur leur commune, et qui décident unilatéralement de supprimer les subventions publiques à la radio associative pour laquelle elle travaille.
En 2017, à Glomel, la commune des Côtes-d'Armor où elle habite, Morgan Large est aussi conseillère municipale d'opposition, le maire a décidé lui aussi de supprimer les subventions à Radio Kreiz Breizh, à la suite d'un conseil municipal où la journaliste s'est exprimée contre l'extension d'un élevage porcin appartenant à un élu de la majorité.
Être journaliste, c'est susciter le débat sur des problèmes qui traversent la société. Être interpellée, c'est normal. Mais subir des pressions, des attaques personnelles pour nous faire peur et nous faire taire, c'est inadmissible et cela concerne tout le monde, pas simplement les journalistes ou le monde agricole.
La journaliste Morgan Large
En 2019, la journaliste est interrogée pour un documentaire diffusé sur France 5 en novembre 2020 et intitulé " Bretagne, une terre sacrifiée". Elle y livre sa vision des atteintes à l'environnement et au paysage dans sa région. Dès la diffusion, la FNSEA Bretagne publie un tweet qui critique violemment le documentaire sous le visage en gros plan de Morgan Large. Se sentant prise pour cible, la journaliste téléphone à la FRSEA et le tweet sera ensuite supprimé.
Depuis, Morgan Large a senti combien les intimidations sont montées en puissance. Coup de téléphone anonymes la nuit lui promettant des ennuis, dispersion de ses bêtes, intoxication de son chien jusqu'à l'épisode des boulons des roues de sa voiture. Convaincue que ces pressions sont liées à son travail, la journaliste a porté plainte.
Mais Morgan Large est loin d'être la seule à subir ce genre de pressions, s'inquiètent les représentants syndicaux des journalistes bretons. Dans un communiqué, le SNJ, Syndicat national des journalistes, fustige des pratiques féodales et des méthodes d'intimidation dignes de réseaux criminels.
La société bretonne est divisée entre les tenants de l'agriculture intensive et ceux qui veulent changer de modèle. Les deux camps ne se parlent plus. C'est si violent que le dialogue est devenu impossible. Nous, les journalistes, nous sommes pris au piège de cette division et lorsque nous portons un regard critique sur l'agriculture conventionnelle, on nous accuse d'agribashing (dénigrement des agriculteurs, terme popularisé par la FNSEA, NDLR).
Gwenvael Delanoë, journaliste à Radio Kreiz Breizh et militant SNJ, Syndicat national des journalistes.
Le reportage de Cécile de Kervasdoué sur le rassemblement en soutien à la journaliste Morgan Large ce mardi 6 avril 2021.
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Contactée, la FNSEA Bretagne s'indigne des mots employés. Le président de la FNSEA Bretagne rappelle que les normes sanitaires bretonnes sont parmi les plus contraignantes au monde, qu'il a critiqué le documentaire de France 5, qu'il n'est pas au courant du tweet avec la photo de Morgan Large et que son organisation n'a rien à voir avec les pressions dénoncées.
La théorie du complot est devenue la norme. C'est le roman des écolos qui prime et qui nous accuse toujours mais c'est trop facile ! Y'en a marre des invectives !
Thierry Coué, président de la FRSEA Bretagne
Une spécificité bretonne ?
En Bretagne, l'agriculture est un sujet incontournable. Agriculture et agroalimentaire représentent près d'un emploi sur 10 dans la région. Avec un chiffre d’affaires global de plus de 19 milliards d’euros, l'agroalimentaire breton pèse même 12 % du chiffre d'affaires français hors boisson. Les journalistes locaux peuvent donc difficilement faire l'impasse sur les sujets agricoles.
Impossible également pour un journaliste breton de ne jamais évoquer le modèle agro-industriel breton qui a marqué toute l'Histoire de la Bretagne depuis la Seconde Guerre mondiale, qui est à l'origine de l'essor économique de la région, qui est également à l'origine de graves dérives environnementales et de santé publique. Ce sujet local majeur est pourtant devenu tellement sensible qu'il prend les journalistes au piège entre la communication et l'information.
Certaines personnes aimeraient que la Bretagne soit juste une jolie carte postale pour que les touristes et les plus riches y achètent des résidences secondaires, sauf que la réalité est loin d'être aussi jolie. Ici, en Centre Bretagne, un emploi sur trois est lié à l'agriculture, avec des gens qui travaillent dans des abattoirs, dans des usines qui délocalisent, des agriculteurs qui sont submergés de dettes. Il y a une misère sociale qui est énorme ! A cela s'ajoute des catastrophes environnementales régulières, dans les cours d'eau notamment. Nous journalistes, c'est notre boulot d'en parler. On ne fait pas dans la publicité. On doit aussi parler des choses qui vont mal. Si ça crée du débat c'est tant mieux !
Gwenvaël Delanoë, du Syndicat national des journalistes
A cela s'ajoute la question du statut des journalistes amenés à traiter ces sujets agricoles. Certains sont des pigistes précaires qui ne peuvent se permettre de fâcher ni leur rédaction ni leur contacts locaux. C'est un des sept paradoxes listé par Denis Ruellan dans son ouvrage Le journalisme ou le professionnalisme du flou : savoir maintenir le savant équilibre entre proximité et éloignement, raconter la réalité, au risque d'écorner l'image de ses voisins agriculteurs, ou des syndicats, ou des élus, ou des grands groupes agroalimentaires, mais sans jamais aller trop loin pour ne pas se couper d'un réseau d'information.
Je ne pense pas qu'il y ait une volonté délibérée d'autocensure chez les journalistes bretons. Le vrai problème, quand on est localier, c'est que dans les médias régionaux il n'y a plus d'espace pour réaliser des enquêtes. Plus d'argent, ni de temps pour des mises en perspective. Les journalistes doivent remplir et produire. la qualité de l'information s'en ressent.
Tudi Crequer, journaliste breton, adhérent au SNJ-CGT
De quoi poser plus largement la question du financement de la presse. En Bretagne, de grands groupes agroalimentaires financent ainsi certains organes de presse. C'est le cas de l'hebdomadaire gratuit Paysan Breton, avec 40 000 abonnés chez les agriculteurs. Ce journal professionnel est financé par Groupama, le Crédit Mutuel de Bretagne et la coopérative devenue une multinationale, Eureden.
Le lobby agricole breton est un État dans l'État qui fait et défait des carrières politiques. Les journalistes locaux savent tout de cette situation mais il ne peuvent rien dire car attaquer le lobby agroindustriel, c'est se priver de 60 à 70% des recettes publicitaires. Pour un média local, c'est impossible. Pourtant, le contre-pouvoir est indispensable à notre démocratie. Alors il faut que des journalistes parisiens viennent faire leur travail chez nous.
Serge le Quéau, militant du syndicat Solidaire, défenseur des salariés victimes de la coopérative Triskalia devenue Eureden
Une guerre d'information ?
Sur le terrain, les grands groupes de l'agroalimentaire ont également mis en place des réseaux de communication puissants. Face au scandale des algues vertes et aux critiques qui s'abattent sur le modèle conventionnel agricole, les grands groupes agro-industriels bretons ont créé leur organe de communication "agriculteur de Bretagne". Son objectif est de donner dans les médias une image positive de ce système d'agriculture. Notamment parce que le Bretagne est aussi la région où il y a le plus d'installations d'exploitants en bio (13% aujourd'hui des exploitations).
Contactée à la suite des intimidations subies par Morgan Large, la multinationale Eureden répète que "rien ne peut justifier des menaces, pressions ou actes de malveillance à l'égard de journalistes" et prône des échanges apaisés et constructifs avec les journalistes, "ce qui est déjà fort heureusement le cas avec la majorité d'entre eux", précise son chargé de communication.
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Mais sur le terrain, le contact direct avec ce genre de sources d'information peut finir par poser problème. La Journaliste Inès Léraud, autrice notamment de la bande dessinée Algues Vertes : l'histoire interdite, parue en 2019 chez Delcourt, en a bien conscience.
Moi, au bout de trois ans d'enquête en immersion en Bretagne, j'avoue que j'ai eu besoin de m'exiler à l'autre bout de la France pour respirer un grand coup.
La journaliste Ines Léraud
Elle ne cache pas les pressions qu'elle continue de subir et qui ont commencé dès 2018, lorsque dans le cadre d'une émission de France Culture, "Journal breton, la fabrique du silence" , elle a donnée la parole à Morgan Large. Elle raconte que certains de ses témoins ont reçu des menaces de mort, que son travail qui met en cause l'agro-industrie bretonne est encore discrédité par les grands groupes sur les réseaux sociaux, que son visage a même été affiché par ces derniers sur leurs pages Facebook.
Elle raconte surtout les procès en diffamation menés contre elle par le groupe Chéritel Trégor Légumes (déjà condamné deux fois en justice pour tromperie sur un produit et travail illégal) et par Christian Buson qui soutient que les nitrates ne sont pas à l'origine des algues vertes sur les plages. Deux procès qu'elle qualifie de "bâillon", puisque dans les deux cas, les plaignants se sont rétractés quelques jours avant l'audience. Elle a elle-même porté plainte en février parce que sa fiche Wikipédia portait la mention "décédée" en date du deuxième jour de l'audience en janvier 2021.
En mai dernier, ces pressions touchant la journaliste Ines Léraud et venant s'ajouter à celles partagées par d'autres reporters bretons ont poussé à la création d'un collectif de journalistes bretons, intitulé Kelaouiñ (qui veut dire informer en breton). Ce collectif a fait tourner une lettre ouverte adressée à la Région Bretagne pour raconter la difficulté d'informer face à l'agroalimentaire breton. Le texte qui a recueilli 250 signatures portait l'idée de la création d'un Observatoire régional breton de la liberté de la presse.
D'après son concepteur, un journaliste qui souhaite garder l'anonymat par peur de perdre son emploi, cet outil indépendant aurait pour objectif de recenser et de qualifier les atteintes à la liberté de la presse sur le territoire breton. L'idée serait ensuite de publier chaque année un livre blanc ainsi que des "prix de la honte" pour dénoncer les grands groupes de l'agro-industrie, mais aussi certains élus, voire certains médias bretons qui semblent avoir oublié les principes fondateurs de la liberté de la presse.
En public, l'idée de cet observatoire a été favorablement accueillie au niveau du Conseil régional dont les élus préparent leur réélection. Contacté, le vice président n'a pourtant pas donné suite à nos sollicitations. Alors se pose maintenant l'épineuse question : qui pour incarner et accueillir cet observatoire et surtout, qui pour financer un tel organe afin qu'il reste indépendant dans un débat sur l'agriculture de plus en plus violent et qui dépasse largement le cadre de la Bretagne ?