Alors que le Journal inédit d'Alain sort ce mois de mars, Michel Onfray publie à cette occasion une diatribe virulente contre le philosophe qu'il dépeint en Dr Jekyll et Mr Hyde et dont il dénonce les saillies antisémites, incontestables.
A-t-on pu passer à côté de l’antisémitisme d’Alain ? Michel Onfray prétend déboulonner une statue vénérable dont on cacherait les écrits indignes, dans son dernier livre, Solstice d’hiver, qui sort au même moment que la publication du Journal inédit 1937 - 1951 du philosophe français. Les rares spécialistes d’Alain affirment que les saillies antisémites du maître de philosophie, qu’on y trouve à certains passages, n’étaient pas cachées. Mais qu’il faut savoir les lire, ce qui suppose de reprendre le fil d’une histoire oubliée. Derrière l’histoire d’une polémique d’édition, il y a l’histoire d’une figure de la philosophie largement tombée dans l’indifférence. Et, en creux, celle d’un antisémitisme difficile à penser.
Lorsqu’Emile Chartier, alias le philosophe Alain, entame un journal le 21 décembre 1937, il commence par noter : “Ecrire mon journal est-ce raisonnable? Je verrai bien.” Prophète de son propre malheur ? La sortie aux éditions Equateurs, ce début mars, de cette somme écrite pendant quatorze ans et jusqu’à sa mort pourrait bien achever pour de bon le philosophe mort en 1951.
Redécouvrir Alain à la lumière de ce journal contraste avec la stature qui était la sienne : celle d’un homme dont la gloire avait culminé durant les années 1920 et 1930, mais aussi celle d’un maître dont on dit que ses élèves l’appelaient simplement “l’Homme”. Parmi les disciples de celui qui régna en maître sur la classe de philosophie de khâgne du lycée Henri IV de 1909 (date de sa nomination), jusqu’en 1933 (l’année de sa retraite), on peut citer Simone Weil, Raymond Aron, Julien Gracq, André Maurois, Georges Canguilhem et bien d’autres. L’historien Jean-François Sirinelli les appellera “les chartierristes” tant on sent l’empreinte de leur ancien professeur chez ces futurs intellectuels.
Lorsqu’Alain meurt en 1951, ce sont eux qui viennent à la radio publique lui rendre hommage. Certains avaient participé quelques semaines plus tôt, sur les ondes de la radio publique, à cette étrange et révérencieuse visite au maître malade, dans sa chambre, dans le petit pavillon qu’il habitait au Vésinet.
Dans la chambre d'Alain, l'hommage de ses disciples pour les 80 ans du maître, mars 1948
25 min
Un demi-siècle plus tard, ce magistère s’était pourtant largement émoussé, aux dires de ceux qui lui sont familiers. Alain est aujourd’hui largement méconnu, et ignoré : pas de colloques à son sujet, des émissions qui restent portion congrue, de rarissimes ouvrages dans le domaine de la vie des idées, et les livres du philosophe, y compris les Propos qui se vendaient largement hier encore, qui partent désormais au pilon, souligne Emmanuel Blondel, vice-président de l’Association des amis d’Alain.
C’est lui, agrégé de philosophie et rare universitaire à travailler sur l’illustre natif de Mortagne-au-Perche, qui a piloté l’édition enrichie de ce Journal inédit d’Alain qui vient de sortir. “Inédit” ? La parution de ce Journal a plusieurs fois été ajournée. L’ampleur de la tâche (un manuscrit de qualité inégale, des notes parfois difficiles à déchiffrer, et au final une somme colossale de plus de 800 pages malgré des semaines de mutisme chez Alain entre 1941 et 1943) explique en partie cela. La toute petite audience du philosophe de nos jours aussi, assure l’association des Amis d’Alain.
Alain, Dr Jekyll et Mr Hyde
Pour Michel Onfray, qui publie donc au même moment, aux éditions de l’Observatoire Solstice d’hiver - Alain, les Juifs, Hitler et l’Occupation, un autre facteur explique cette publication tardive. Un ressort moins avouable : une volonté - tacite ou explicite - d’occultation de ce qu’Alain a pu consigner d’indigne entre 1937 et 1951 dans son journal. Et, plus particulièrement, un certain nombre de commentaires sur les Juifs, ou par exemple des notes de lecture de Mein Kampf, qu'Alain découvre tard, plus de douze ans après sa sortie. Onfray l’affirme dès l’introduction : “Concernant la Deuxième guerre Mondiale en général, et, en particulier, les Juifs, Vichy, Pétain, Hitler ou Mein Kampf_, ce gros volume contient des informations qui vont, me semble-t-il, définitivement ruiner la réputation du philosophe._”
Le dessein est explicite, et semble s’inscrire tout droit dans le projet, plus vaste, de déconstruction des icônes de la pensée, Freud par exemple. Cela reste toutefois un portrait en demi-teinte qu’Onfray esquisse d’Alain au regard de ce prisme qui tient lieu de sous-titre : “Alain, les Juifs, Hitler et l’Occupation”. D’ailleurs, Onfray file plusieurs métaphores comme celle-ci de “Dr Jekyll et Mr Hyde” et concède un véritable attachement à une part d’Alain : “Ce texte longtemps caché à la vue du public contient en effet assez d’informations pour ruiner sa réputation. En lisant ce fort volume, on découvre un autre Alain.” Une partie du projet de Onfray consiste donc à “essayer de comprendre comment Hyde & Jekyll peuvent cohabiter dans un même corps, une même âme, une même sensibilité, une même intelligence. Qui plus est quand il s’agit du grand corps d’Alain.”
Les Amis d’Alain n’ont pas découvert la diatribe de Michel Onfray le jour de sa sortie en librairie, sous ce beau titre Solstice d’hiver. Michel Onfray leur avait proposé le texte en guise de préface. Une préface au vitriol qui ne verra pas le jour jusqu’à ce livre qui s’affiche comme une bombe. Et annonce déjouer une forme de volonté de secret.
Un secret pas très secret
Alain antisémite, un secret bien gardé ? Certains passages, en particulier ceux qui évoquent la pouillerie, sont pénibles à lire. Pourtant, ces passages étaient connus. André Sernin, qui a consacré à Alain la toute première biographie, en mentionne certains. Son travail, Alain, un sage dans la cité, 1868 - 1951 a plus de trente ans. Dans son Pétain (chez Fayard, en 1987), l’historien Marc Ferro citait lui aussi déjà Alain, à la page 123 :
J’espère que l’Allemand vaincra car il ne faut pas que le genre de de Gaulle [qu’il écrit “de Gaulle”] l’emporte chez nous. Il est remarquable que la guerre revient à une guerre juive qui aura ses Judas Macchabée.
L’ouvrage de Ferro remonte à 1987 et les saillies d’Alain sont déjà connues alors. Mais surtout, Ferro ne sera pas le seul à mentionner les propos antisémites d’Alain : des revues au tirage confidentiel, comme le Bulletin de l’Association des amis d’Alain, ou encore le Philosophoir (qu’on peut tout de même consulter sur le site Cairn par ici ) ont aussi cité plusieurs passages sans ambiguïté parmi ce qu’a pu écrire Alain. Et suite au colloque organisé en octobre 2009 à la Sorbonne, un ouvrage collectif dirigé par Frédéric Worms et Michel Murat, publié sous le titre Alain, littérature, philosophie mêlées aux éditions d’Ulm en 2012, soulignait encore l’existence de passages “indignes” :
Cette masse d’écrits disparates, aux limites d’ailleurs floues, a donné lieu dès 1938 et par-delà la mort d’Alain à des publications partielles, parfois d’un texte isolé, parfois d’un recueil thématique. Elle attend encore sa publication intégrale. Celle-ci fut longtemps retardée, d’une part en raison du caractère atypique de l’objet littéraire, d’autre part, sans doute, parce qu’on y trouve bien des textes qui paraissent à beaucoup indignes du génie d’Alain, et en particulier quelques lignes où se révèle un antisémitisme dont la violence de ton laisse perplexe.
Drieu la Rochelle et l’esprit munichois
Le Journal démarre entre deux guerres, mais se poursuit durant l’Occupation, période à laquelle il continue, durant deux ans, de signer dans la Nouvelle revue française, désormais dirigée par Pierre Drieu La Rochelle. Ce n’est pas Drieu mais Paulhan, son prédécesseur, qui demande à Alain de contribuer à la NRF. Mais Alain continuera à publier, y compris une fois que de nombreux auteurs seront écartés par Vichy.
Cet épisode est connu, tout comme les passages antisémites du Journal ou le soutien du philosophe aux accords de Munich que Daladier passera avec Hitler, en 1938. Pourtant, rien de cela ne vaudra à Alain d’être inquiété par la suite. A la Libération, Alain n’a souffert aucun procès en collaboration, ni au sens juridique, ni au sens symbolique. Car il n’existe aucun texte, ni dans la NRF sous Drieu La Rochelle, ni ailleurs, où Alain soutienne et encourage la politique de Vichy ou l’extermination des Juifs.
Déjà en partie passé de mode, mais pas encore momifié si l’on en juge l’hommage que lui sera rendu à sa mort, Alain n’a pas été inquiété bien qu’il se soit lourdement trompé. Lorsqu’on regarde le détail de la vie d’Alain on voit d’ailleurs qu’il présidera - de loin, déjà diminué physiquement- en 1934 le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes venu lui demander son patronage, ou encore qu’il donnera son soutien à la Ligue contre l’antisémitisme nouvellement créée quelques mois plus tard. Dans ses Propos, Alain écrit aussi le 20 juillet 1935 : “Hitler a renié la croix et le christianisme”.
Passages antisémites sans ambiguïté
Des passages antisémites existent pourtant bien au fil des très nombreuses pages du Journal inédit. Ils sont loin, très loin, de représenter la majorité de l’épais manuscrit, mais ils sont bien là. Alain aurait-il alors été un oublié de l’épuration ? C’est dans ce sens que semble écrire aujourd’hui Michel Onfray. Pourtant, à lire en détail tant Onfray que le Journal et les nombreuses notes que propose Emmanuel Blondel, mais aussi les rares ouvrages consacrés à Alain depuis une vingtaine d’années, on comprend que c’est peut-être autant ce qu’écrit Alain lui-même que la manière dont le - tout - petit cercle des alinistes a pu écrire sur Alain pour éclairer ces saillies sur les Juifs ou sur Mein Kampf qui stimule Michel Onfray aujourd’hui.
Ainsi, dans Alain, le premier intellectuel, sorti en 2006 chez Stock, Thierry Leterre mettait-il en avant la sénilité du philosophe. C’est un axe qui était largement mis en avant jusqu’ici lorsqu’il s’agissait d’expliquer (de défendre ?) ce qu’avait pu écrire Alain d’indigne dans ce Journal méconnu. Leterre, qui préside aujourd'hui Les Amis d'Alain, écrivait en 2006 :
Il est incontestable qu’à partir de 1938 et sans qu’aucune raison ne puisse vraiment l’expliquer, sauf l’affaiblissement de la maladie et sa traduction trop directe dans un écrit intime, Alain se trouve mis au contact d’un discours antisémite avec lequel il flirte dangereusement. Pourtant, on ne peut pas faire dire aux textes plus qu’ils n’en disent. Même s’ils sont désagréables à lire, Alain n’y dit pas qu’il est antisémite. Il dit exactement le contraire : il se reproche de l’être encore trop et il se sent “injuste” en cela. Il admet que ses griefs n’ont aucun fondement [...] C’est à la fois un vieillard acariâtre qui s’exprime et le philosophe qui le reprend. Chaque fois qu’on va trouver dans le Journal des passages discutables sur l’antisémitisme, ce sera toujours avec une reprise sous la forme de reproche à soi, mis à part deux pages sans justification à l’entrée du 16 juin 1938 où Alain parle de la “pouillerie juive” précisant : “Réellement il y a une immense quantité de musique, qui sera oubliée quand les exécutants juifs auront cessé de se gratter en public.” C’est le seul point du Journal proprement incompatible avec ce que représente l’alinisme et il est aussi isolé qu’embrouillé.
Pour Onfray, il est impensable d’édulcorer à ce point les passages antisémites en question - des passages “discutables”, écrivait alors Leterre. Mais surtout, l’argument de la sénilité du maître est contestable. En 1937, Alain était à la fin de sa carrière, on l’a dit. Mais pas à la fin de sa vie, puisqu’il tiendra ce Journal pendant quatorze ans (dont une longue période d’interruption durant la guerre). Si Marie-Monique Morre-Lambelin, sa collaboratrice et la femme qui veille sur lui d’un amour chaste, réciproque mais vierge, lui met sous la main ce cahier et le somme d’inscrire ce mot sur la première page : “Journal”, c’est parce qu’elle voit pour Alain un destin à la Goethe, raconte Emmanuel Blondel.
Or en 1937, un AVC survenu en 1936 invalide largement le vieux corps du philosophe rhumatisant. Mais Alain n’est pas sénile et Onfray répond à Leterre, en note de bas de page :
Quand il écrit dans la NRF de Drieu la Rochelle par exemple, Alain se trouverait "en plein désarroi personnel, dans le déclin des facultés physiques qui l’abandonnent", plus loin il est question de "l’insouciance d’un vieillard" écrit Thierry Leterre dans "Alain. Le premier intellectuel", Stock, page 474. "Certains visiteurs se demandent s’il n’est pas gâteux" écrit-il aussi page 490. Pour excuser, c’est le mot employé page 478, ("deux passages peu reluisants en effet et qui appartiennent aux quelques-uns qu’on doit excuser chez Alain") des passages antisémites d’Alain, le même auteur convoque une fois encore "l’affaiblissement de la maladie".
Alain diariste n'est pas Alain ?
Un autre argument des défenseurs d’Alain consiste depuis longtemps à avancer l’idée qu’Alain n’écrivait pas pour être lu. C’est le principe d’un Journal. Et c’est probablement ce qui explique, intrinsèquement, qu’on trouve ici des saillies antisémites là où aucun texte “officiel” publié par Alain avec son accord n’a jamais trahi une pensée aussi contestable. Pourtant, éplucher le Journal permet d’accéder à l’intégralité, et par exemple à cet extrait du 4 mai 1938, quand Alain écrit :
Je compte bien que ce Journal sera lu quelque jour et l’on verra bien que j’y ai mis mes pensées les plus assurées. (Sur la musique, sur l’art militaire, etc.) Les aigres réflexions que j’exprime ici ont gâté beaucoup de mes jours.
“Journal intempestif”, “journal au plus près de l’humeur”... Ce sont les mots de plusieurs alinistes lorsqu’ils tentent de comprendre et d’éclairer la différence de ton, et aussi de nature, de ce que peut consigner Alain diariste. Ainsi, pour Robert Bourgne, “Alain n’est pas Gide. Il ne passe pas au miroir de son journal.”
Les spécialistes d’Alain sont-ils coupables d’occultation, comme le dénonce Michel Onfray ? C’est moins sûr, au regard du travail de documentation fourni par Emmanuel Blondel pour accompagner la parution du Journal, et de ce que l’universitaire écrit dans sa préface. A aucun moment non plus, Blondel (qui préside l’Association des amis d’Alain) ne laisse entendre comme certains ont pu le faire avant lui, qu’Alain était aussi un homme de son temps. C’est à dire, une époque où l’élite lettrée pouvait confire dans un antisémitisme patent. Rien de cette “petite histoire française” dans l’éclairage que propose Blondel.
Mea culpa... et obstination à trébucher
Pour Blondel, les passages antisémites sont là, indiscutables. Mais toujours accompagnés d’une réflexion sur précisément cet antisémitisme. Une désolation, pourrait-on dire. Ainsi, Alain se reproche-t-il cet antisémitisme en un discours dédoublé. Par exemple lorsqu’il s’obstine à dénigrer Bergson ou Einstein. Ainsi, le 28 janvier 1938 :
Je voudrais bien, pour ma part, être débarrassé de l’antisémitisme, mais je n’y arrive point, ainsi je me trouve avec des amis que je n’aime guère, par exemple Léon Blum. Je devrais oublier les remarques faciles. En réalité quand je lis avec indignation le mauvais style de Bergson, je n’oublie pas qu’il est juif, et en cela je me sens injuste. Il me semble qu’il faut être juif pour écrire aussi mal, et pour se présenter en même temps comme un bon écrivain. C’est peut-être qu’un Juif imite simplement le style ordinaire, je veux dire le style Boutroux, Jules Lachelier, etc, et arrive à faire aussi bien que ces messieurs ; il a la simplicité d’en être fier.
Ou encore le 2 août 1940 :
Le débat sur l’antisémitisme se joue entre les partis politiques à violence assassine ; et il valait mieux ne pas poser la question. Or je m’y suis jeté en étourdi dès mon entrée à l’Ecole normale, élevant un formidable scandale par les interpellations ordinaires (Sale Juif !) ce qui fit de la peine à mes amis Brunschvicg, Halévy, Lévy-Oulmann, Eisenmann, etc. Ce qui est vrai c’est que je ne me relèverai jamais de cette faute, d’avoir jugé sans former la notion.
Mea culpa ? Voire : juste après, la suite du passage de cet été 1940 fait chuter Alain sur l’assimilation des Juifs aux capitalisme rampant, donc à l’argent - motif antisémite bien connu :
On pouvait s’en tirer de deux manières ; ou former la notion par les sociétés anonymes, ou la former d’après la métaphysique. Je n’ai pensé à rien de tel ; simplement je me suis moqué de ces bons travailleurs ; je les ai niés comme plus tard j’ai nié Bergson. Autre imprudence ! Telles sont mes folies de jeunesse. Il faut que j’ajoute que la violence hitlérienne m’a toujours révolté et que jamais ne n’ai désiré ni espéré des pogroms. Je me suis aussi répandu en injures contre Worms, qui connut la célébrité, comme directeur de la Revue de Sociologie ; celui-là était insuffisant, et en est mort. Nous avons vu ensuite Berr et sa Revue de Synthèse ; c’était toujours la même mystification. En même temps je m’installais dans les libres Propos, création juive et autres sottises, qui font que je me trouve non moins confus que Romain Rolland, qui épousa une riche Juive. Ce sont là des fautes !
L’allusion au capitalisme (la banque, la bourse, la spéculation, selon…) ou à ce qu’Alain nomme “la structure paysanne” est plus claire, à d’autres passages, par exemple :
C’est l’affaire de la structure paysanne de neutraliser le profit peut-être. Certainement il ne fait pas faire de phrases. Or observez les Juifs. Ils ne font que cela, soit en psaumes, soit en musique. Réellement il y a une immense quantité de musique, qui sera oubliée quand les exécutants juifs auront cessé de se gratter en public. La vraie musique est bien au-dessus de ces chatouilles.
L’idée de Michel Onfray d’un personnage ambivalent n’est donc pas sans fondement. Cependant, après une première période où les spécialistes d’Alain ont répliqué par l’erreur de vieillesse, la sénilité ou le pêché ponctuel, le débat a aujourd’hui changé. Les éclairages d’Emmanuel Blondel, qui a ressorti et exploré dès l’année 2000 des passages du Journal consacrés à Hitler, sont d’une autre nature, et sans doute plus intéressants.
Contresens
Pour lui, Alain reste difficile à lire. Difficile parce qu’il reste pénible de parcourir de tels passages antisémites. Mais surtout, difficile à lire parce qu’il faut être familier avec Alain, son style, l’essence de ses écrits, et même le vocabulaire qu’il emploie, pour bien appréhender de quoi il est question. Son écriture est très obscure et allusive. Ainsi, pour Blondel, qui dit que “Alain parlait latin en français”, si Alain écrit que Mein Kampf est “admirable” ce n’est à aucun moment pour dire son soutien à Hitler (qu’il condamne par ailleurs) mais parce que dans l’écriture d’Alain, “admirable” signifie “d’importance, digne d’être regardé de près”. De nombreux malentendus lexicaux auraient ainsi cristallisé autour d’Alain, a posteriori, assure Blondel qui souligne qu’à aucun moment, il ne serait venu à ses contemporains d’imaginer qu’il pût soutenir Hitler, même quand Alain écrit qu’il a lu Hitler avec profit : eux étaient familiers du lexique d’Alain. Onfray, lui, évoquera dans sa préface les “éloges d’Hitler” sous la plume d’Alain. Les alinistes crient au contresens.
Emmanuel Blondel souligne aussi qu’il faut lire Alain depuis le point d’angle qui était le sien. Par exemple pour ce qui concerne sa lecture de Mein Kampf (qu’Alain lira sur le tard), ne pas perdre de vue son pacifisme forcené, qui lui fait par exemple écrire l’une des saillies aujourd’hui les plus choquantes, avec ce pronostic erroné et fautif : “J_’espère que l’Allemand vaincra car il ne faut pas que le genre de de Gaulle l’emporte chez nous._” Un extrait que Blondel lit aujourd’hui au prisme de ce qu’il nomme “un pacifisme anthropologique”. Mais Emmanuel Blondel est plus précis, et éclaire aussi qu’Alain n’écrit jamais dans une posture critique, ni d’un point de vue moral.
Plus de soixante ans plus tard, impossible d’affirmer ce qu’Alain aurait accepté de laisser publier de ce Journal. Mais on peut trouver un écho intéressant à ce que son élève, Julien Gracq, pouvait écrire du maître en 1980. C’était dans En lisant, en écrivant :
Je me suis demandé plus d’une fois pourquoi Alain, dont j’ai été deux ans l’élève, que j’ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c’était alors le cas des deux tiers d’entre nous, d’imiter sa façon d’écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces. Admirable éveilleur, il avait peu d’avenir dans l’esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930, un brutal changement d’échelle désarçonnait sa pensée, un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent, qui rejetait tout de son humanisme tempéré [...] Sitôt quitté, je me suis défait de lui, dans la vénération et la reconnaissance. Je relis quelquefois ses Propos sur la littérature, sur Dickens, qui sont d’un lecteur de très haute classe (il eût été, il est, dans son domaine strictement balisé, un admirable critique littéraire, libre et aéré, et sachant, ô combien ! prendre à chaque instant du recul et de la hauteur). Peut-être lui en ai-je voulu un peu de m’avoir fait prendre pour un éveil intemporel à la vie de l’esprit une pensée étroitement située et datée, et qui reflétait, à travers le déclin encore masqué d’une démocratie rurale et close, la fin d’une période du monde plutôt qu’elle n’en annonçait une nouvelle.