Alain Corbin, Jean-Baptiste Soufron, Emmanuel Alloa… Le pouvoir des imaginaires

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Alain Corbin, Jean-Baptiste Soufron, Emmanuel Alloa… Le pouvoir des imaginaires

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A quoi ressemble un "imaginaire désirable" ?
A quoi ressemble un "imaginaire désirable" ?
© AFP - Jonathan NACKSTRAND

La Revue de presse des idées. L’imprévisibilité de la crise sanitaire et de ses conséquences pose une multitude de questions sur notre futur. Comment se projeter dans l’avenir et repenser notre société ? A-t-on les outils nécessaires pour construire de nouveaux imaginaires ?

Comment penser le neuf avec des schémas d’hier ? En réinventant de nouveaux imaginaires susceptibles de nous faire autant rêver que ceux qui ont inventé notre monde en plein changement. 

Futur désirable

« Pourquoi nous créons-nous des pays légendaires, s’ils doivent être l'exil de notre cœur ? » se demandait Aragon dans Le fou d’Elsa. Parce que ces contrées imaginaires nous éloignent de la contingence dans laquelle la crise actuelle enferme chacune et chacun d’entre nous.

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Dans Le Monde, Véronique Lorelle a rencontré le designer Ramy Fischler dont l’agence travaille sur les changements de nos modes de vie. Il terminait la mise en place d’une exposition « Sens-fiction » qui aurait dû se tenir ces jours-ci à Lille. Elle était en grande partie consacrée _« aux imaginaires futuristes du XX_e siècle. A l’époque, on rêvait d’aller sur la lune, de voitures volantes ou de cuisines équipées. Autant de schémas qui ont déterminé le design du quotidien, et construit notre monde jusque dans la vie que nous menons aujourd’hui. Cette communauté de créateurs a, en retour, façonné notre imaginaire. » Ces imaginaires futuristes ne sont pas morts avec le XXe siècle et continuent même de nous abreuver explique Ramy Fischler au Monde. « Or, le design doit accompagner une pensée de l’homme qui donne envie de vieillir, un monde où nos enfants ne soient ni à la merci de l’intelligence artificielle ni obligés de devenir de semi-robots. Notre capacité à vivre plus longtemps est inédite dans l’histoire humaine. Il faut accepter et désirer une société qui protège les plus vieux. » Et il conclut cet entretien pensé au futur par ces phrases : 

« Plutôt que de modifier la société par la violence – ce qui est le cas aujourd’hui dans le confinement qui prive les gens de leur liberté de mouvement –, mieux vaut prendre la voie de l’imaginaire désirable. Il faut dessiner un futur enviable pour tous. J’ai l’audace de penser que, aux côtés des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des sociologues ou des entrepreneurs, les designers sont déterminants pour penser et rendre intelligibles, utiles et agréables, ces alternatives qu’il ne faut plus, à présent, tarder de proposer. Tout cela est très sérieux et pas utopiste. »

Futur sous contrôle

La voie qui se présentera à nous à la sortie de cette crise sera-t-elle celle de « l’imaginaire désirable » ? Il y a débat. Entre un ancien secrétaire général du Conseil National du numérique, Jean-Baptiste Soufron et l’actuel vice-président de cette institution, Gilles Babinet. Dans les pages d’un même journal, Libération, ils évoquent chacun les nouvelles technologies qui pourraient accompagner le déconfinement.

Pour Gilles Babinet les innovations numériques, sous contrôle démocratique renforcé, peuvent accompagner la population française dans la sortie de crise car « l’enjeu n’est pas d’être pour ou contre la technologie : l’enjeu est de créer un cadre de contre-pouvoirs, notamment issus à la société civile, qui permette d’en bénéficier tout en évitant les travers appris des affaires Cambridge Analytica ou Snowden. Penser que le remède est pire que le mal revient à mon sens à considérer que ces technologies sont plus fortes que les principes démocratiques sur lesquels nous avons fondé nos sociétés ; à moyen terme, c’est aussi se soumettre à de nouvelles formes de pouvoirs de type Gafam. » De son côté Jean-Baptiste Soufron récuse l’application « StopCovid » qui devrait, sur la base du volontariat et de façon anonyme, aider après le déconfinement à éviter la contamination en signalant les cas Covid déclarés. C’est un « bracelet électronique pour tous », explique l’ancien secrétaire général du Conseil National du Numérique. 

« Peu importe que son installation soit volontaire et qu’elle soit accompagnée de quelque comité éthique que ce soit. Le consentement n’est pas un sésame pour toutes les atteintes aux libertés, et ce, encore moins quand il est contraint par la peur de l’épidémie, ou par la coercition directe ou indirecte à travers des sanctions plus ou moins informelles - pense-t-on à la possibilité que l’application soit imposée aux salariés par des employeurs ou à des étudiants par leurs établissements d’enseignement ? Il ne s’agit ni plus ou moins que d’imposer aux Français ce qui s’apparente en fait à une forme alternative de privation de liberté. Or, dans une période de crise, le rôle du gouvernement devrait être de préserver la dignité de la personne humaine, de fournir des masques, des médicaments, d’assurer la logistique de la crise, pas de profiter de la situation pour mettre en œuvre des idées qui étaient rejetées jusqu’alors. »

Solutionnisme technologique

Un avis partagé, sur le site Lundi matin, non seulement par le philosophe Giorgio Agamben qui y publie un texte chaque semaine mais aussi par un autre grand connaisseur du numérique, Félix Tréguer, chercheur au CNRS et membre de l’association « La Quadrature du Net ». Il s’attaque au « solutionnisme technologique », un imaginaire très présent selon lui dans les pratiques de contrôle des populations. Il faut donc procéder « à une critique de l’informatisation en tant que processus bureaucratique et battre en brèche l’imaginaire gestionnaire et anti-démocratique dont elle découle et qu’elle imprime dans la société. On se bat contre des acteurs, des pratiques, des discours, qui déclinent ces imaginaires. » Félix Tréguer revient sur le rôle que jouent également les GAFAM qui se présentent comme des partenaires naturels des États pour offrir des solutions technologiques afin de gérer la sortie de crise. Et il s’arrête sur cette application qui pourrait accompagner le déconfinement, « StopCovid », en critiquant l’idée qu’elle puisse s’accompagner de « garde-fous » garantissant les libertés. « Comment écarter le risque que ces applications ne soient un jour rendues obligatoires ? En Chine, bien que théoriquement utilisés sur la base du volontariat, des dispositifs similaires mis en place par Alibaba ou Tencent sont rapidement devenus nécessaires pour se déplacer. À l’occasion de différents points de contrôle disséminés dans les villes, chaque personne doit présenter son téléphone pour « pointer » et attester de sa « bonne santé » aux abords des lieux de travail, des transports publics ou même de de zones résidentielles. » Un long entretien qui se conclut sur cette critique radicale : 

« Au-delà de l’enjeu des libertés et du contrôle, l’autre problème du solutionnisme technologique réside aussi dans le fait qu’il se présente toujours comme la seule solution aux problèmes qu’il engendre, et que ce faisant il restreint complètement nos imaginaires politiques. »

Accepter la contingence 

Ces imaginaires ne seraient-ils pas figés au point de nous empêcher de penser ce qui nous arrive. C’est ce que pense le philosophe Emmanuel Alloa dans Esprit. Pour commencer, il renvoie dos à dos souverainistes, anticommunistes, collapsologues, intellectuels et leur éventail de réactions ainsi que « le ton de certitude qui accompagne leur verdict. (…) On se surprend à envier leur solidité et on souhaiterait avoir les mêmes certitudes qu’eux. En effet, tout serait plus simple si l’on pouvait imputer la faute du coronavirus au capitalisme financier ou aux régimes biopolitiques quels qu’ils soient. » Or, note Emmanuel Alloa, « les grandes crises sont avant tout des épreuves du sens, et dans l’absence de visibilité, il est plus simple de se réfugier dans des récits réconfortants – même quand ceux-ci n’ont de fait absolument rien pour rassurer. (…) Et si face à cet emballement explicatif, à ces interprétations faciles et à peine rapiécées pour l’occasion, nous avouions que cet événement met à mal nos certitudes, et qu’il nous interdit, sous peine de ne pas reconnaître à quel point il s’agit bien d’un événement qui atteint profondément nos vies, de recourir à nos béquilles habituelles ? Et si nous acceptions, ne fût-ce qu’un temps, de considérer la nature proprement « insensée » de ce qui nous arrive ? » Et il conclut : 

« Prenons garde de ne pas lui sacrifier une valeur fondamentale de toute vie démocratique : sa part d’aléatoire, sa contingence, oui. C’est parce qu’un commun démocratique n’est pas fixé une fois pour toutes, mais manque de nécessité qu’il doit pouvoir être réinventé selon les formes que ses membres souhaitent lui donner. Prenons soin, donc, dans nos réponses immunologiques généralisées, à ne pas nous claquemurer encore plus dans nos certitudes, mais accepter que cette contingence puisse agir aussi comme une brèche dans nos imaginaires. »

Ce qui rejoint les quelques phrases de l’historien Alain Corbin dans le Télérama de cette semaine, à propos de son dernier ouvrage Terra Incognita qui se voudrait une « histoire de l’ignorance ». « Rien ne soude plus les hommes que leurs ignorances communes. Sans doute parce qu’elles sont liées à la peur, elles constituent un véritable ciment, pour faire société. Mais aujourd’hui, du fait de la complexité et de la diversité des savoirs, les gens, selon la formation qu’ils ont reçue, n’ont plus les mêmes ignorances. Cela pèse sur les relations interpersonnelles, gêne les échanges entre individus, ce qui peut sembler paradoxal, à l’heure de l’hyperconnexion et des réseaux sociaux. » Quant à la pandémie actuelle, explique Alain Corbin : « Cela nous renvoie encore et toujours à la grande ignorance fondamentale, qui traverse toute l’histoire humaine et que nous partageons le mieux : celle de la mort. »

Après tout, l’outre-tombe n’est-il pas, lui aussi, un « pays légendaire, exil de notre cœur » ?

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