Alexandre Jollien : "Le déconfinement version bodhisattva"

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Alexandre Jollien : "Le déconfinement version bodhisattva"

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Du crépuscule au lever de soleil ?
Du crépuscule au lever de soleil ?
© AFP - CHARLY TRIBALLEAU

Coronavirus, une conversation mondiale. Et si le Covid-19 était une épreuve spirituelle ? Alexandre Jollien, philosophe et écrivain suisse propose une lecture bouddhiste de l'expérience que nous traversons et espère un monde véritablement commun en devenir, vers un "sommet" partagé.

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant  les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? »

Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.

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Depuis le 24 avril, Le temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.

Dans ce texte, Alexandre Jollien, philosophe et écrivain suisse,  propose que le monde d'après s'établisse sur les bases spirituelles du bouddhisme à travers la métaphore du "sommet", une forme de bienveillance collective et émancipatrice, pour une véritable (re)construction. 

Dans  La volonté de puissance, Nietzsche assène un tonique coup de marteau. Cet habile médecin des âmes décrirait-il le fléau qui ravage notre monde lorsqu’il écrit : «La créature organique voit toute chose sous son angle d’égoïsme, afin de pouvoir subsister.» ?  

Le Covid-19 frappe par-delà bien et mal. Sans foi ni loi, il rôde et sévit. Comme le pire des égocentrismes, comme le plus sauvage capitalisme, il doit son existence, sa survie, à un expansionnisme qui bousille tout sur son passage et fait froid dans le dos. Au-delà de toute raison, il va jusqu’à dévorer les hôtes qui l’abritent. Il traque, saisit et se propage. Son boulot à plein-temps consiste en une reproduction mécanique. Il lui faut à tout prix gagner du terrain, conquérir. Vorace, sécessionniste en un sens, enfermé dans son seul intérêt, loin de tout compromis, il s’emmure dans sa logique de fou. Et, c’est ce qui va, espérons-le, le perdre… Sans vouloir le moins du monde humaniser une maladie infectieuse en lui prêtant je ne sais quels projets ou intentions, ne pouvons-nous pas tirer quelques enseignements de ses diaboliques  modi operandi  ? N’illustrent-ils pas les ravages du chacun pour soi, du moi d’abord  ?  

L’homme n’est pas une  causa sui, c’est encore Nietzsche qui le dit. Nous sommes le fruit de circonstances, de rencontres, de dons, d’héritages qui appellent une infinie gratitude. Tous, nous voilà réunis sur un même bateau en une  étrange communauté de sort. Telle est la loi de l’interdépendance décrite par le Bouddha Sakyamuni. Chacun, maillon d’une immense chaîne qui nous unit tous, donne, reçoit, partage. Dans cette gigantesque constellation, il aura suffi qu’un être humain croise sur sa route quelque animal sauvage infecté pour que la planète entière tremble et que des milliards d’individus soient précarisés, voire carrément rayés de la carte. Un «  infime accident  », une « mauvaise rencontre » et voilà qu’une foule immense se retrouve sur le bas-côté. Il serait vain et dangereux de s’emparer de la loi de l’interdépendance pour désigner des boucs émissaires, condamner des pseudos coupables. Tous, nous sommes indéniablement embarqués.  

Face à cet océan de souffrance, mieux, en plein dedans, une figure émerge, s’active, lumineuse  : celle du bodhisattva. Aux yeux du bouddhisme Mahayana, c’est le sommet  : des hommes, des femmes qui se lancent sur le chemin de la totale libération et, nourrissant une compassion sans borne, s’emploient à soulager tous les êtres. Plutôt que de vivre  sa spiritualité replié dans son coin comme en un bunker, nous sommes invités à leur exemple à devenir des «  mécaniciens  » de l’intériorité pour reprendre la belle métaphore de Chögyam Trungpa, à nous réparer, nous prêter mains-fortes pour panser nos blessures, guérir de nos traumatismes et oser un altruisme enraciné dans le concret d’une existence.

On se méprendrait en reléguant ce haut idéal à une espèce de denrée rare, poussiéreuse, inaccessible. Gageons plutôt que des milliers de bodhisattvas retroussent en ce moment même leurs manches pour dépanner, épauler, soulager dans les supermarchés, les hôpitaux, les épiceries, bref, dans l’anonymat, au cœur du quotidien. Une voie y conduit. C’est, nous enseignent les textes, la pratique concrète des six paramitas que sont la générosité, la discipline, la patience, l’effort, la méditation et enfin la sagesse. Autant dire qu’il y a du boulot… Mais précisément, devant le défi qui nous mobilise tous, ne pouvons-nous pas nous considérer comme dans une vaste policlinique, un hôtel-Dieu en somme où chacun peut aider, déployer cette solidarité qui dépasse le cadre étroit de notre individualité  ? Policlinique qui dérive de  polis, la ville, en grec. Donc, un lieu ouvert à tous, accueillant sans restriction les gens, le peuple, tous. 

Ensemble, nous sommes embarqués dans un commun projet. Certes, il y a des virus asiatiques, des injustices mondiales, des modes de vie cupides et délétères ainsi que cette globalisation de l’indifférence. Mais cette même loi, accablante, de l’interdépendance peut être inversée pour devenir le terreau non du pire mais du meilleur. Tous, nous sommes invités à redoubler d’effort afin d’inaugurer un autre mode de vie, plus libre, plus solidaire, plus généreux, plus sain. Générosité, discipline, patience, effort, méditation, sagesse, autant de leviers, de remèdes pour inaugurer un autre rapport à soi, au monde, à l’autre. 

Dans la policlinique, il faut bien sûr tout mettre en œuvre pour éradiquer le covid-19, appliquer les gestes-barrière et, dans le même temps, remettre en question l’individualisme qui fait aussi ses victimes. Sournois, silencieux, il sévit. Lui aussi tend à faire bande à part. 

Plus que jamais, il faut rappeler cet urgent défi : promouvoir, enraciner dans notre quotidien la poursuite d’un bien commun planétaire. Notre aspiration au bonheur, à la grande santé, à l’épanouissement intérieur ne doit pas se limiter à un petit lopin de moi. Il faut absolument troquer le «  je  », ou mieux l’élargir, pour qu’il devienne un «  nous  », collectif, vaste, respectueux de chaque singularité, sans que jamais personne ne soit laissé sur le bas-côté.  

Le maître tibétain Chögyam Trungpa nous prête assurément une clé pour construire cette solidarité planétaire : « L’égoïste est comme une tortue qui transporte sa maison sur son dos où qu’elle aille. Nous devons, à un moment donné, quitter notre maison et aller à la rencontre d’un monde plus vaste. C’est la condition sine qua non  pour apprendre à nous soucier d’autrui. »[1] 

Quitter sa maison, ôter carapace et armure, s’extraire du brouillard égotique, c’est nous découvrir citoyens d’un monde bien plus grand. C’est prêter l’oreille, tendre la main et activement éradiquer les injustices qui entachent notre humanité.   Face à l’immensité de la tâche, il y a mille raisons, mille prétextes de baisser les bras et d’écouter les Cassandre de tout poil. Mais à y regarder de près, si la nature obéit à des lois, si une solidarité ontologique unit tous les êtres, il s’agit sans tarder d’oser une véritable conversion, de mettre la main à la pâte, d’incarner avec les moyens du bord l’appel du bodhisattva. A l’heure d’assouplir la distance sociale, appliquer à la lettre les gestes-barrière, par amour, par solidarité, voilà le défi  ! Osons aussi un déconfinement intérieur pour nous engager à fond dans cette immense policlinique où il s’agit de prendre soin les uns des autres, très concrètement.  

[1]  Shambhala, la voie sacrée du guerrier, Editions du Seuil, Paris, 2002, p.70

Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain suisse. Après avoir passé 17 ans dans une institution pour personnes handicapées, il étudie la philosophie à Fribourg, Dublin et Séoul. Son premier livre Éloge de la faiblesse est couronné par l’académie française ( Cerf 1999). Il a notamment publié 3 amis en quête de sagesse et À nous la liberté avec Christophe André et Matthieu Ricard. Il donne aujourd’hui de nombreuses conférences sur la philosophie comme exercice spirituel puisant dans la tradition occidentale et la pratique du zen un art de vivre.

Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.