Algérie : "Pour entrer dans un processus de démocratisation, il faut beaucoup plus"
Par Valérie Crova, Éric Biegala, Olivier Poujade, Thomas Cluzel, Claude Guibal, Mathieu Laurent
Au-delà de l’euphorie entendue dans les rues d’Alger, la promesse d’une réforme du système politique n’a pas rassuré tous les Algériens. Pour certains, même, elle suscite l’inquiétude ou la déception. Verbatim.
Abdelaziz Bouteflika a finalement cédé devant la pression de la rue et annoncé lundi 11 mars qu'il ne serait pas candidat à un cinquième mandat. Âgé de 82 ans et très affaibli par un AVC depuis 2013, le président algérien occupait ce poste depuis 1999. Le scrutin qui devait avoir lieu le 18 avril a été reporté à une date non précisée et une nouvelle Constitution sera soumise à référendum. Une "conférence nationale" réunissant des représentants des manifestants doit aussi faire des propositions pour l'avenir du pays. Lundi soir, ces annonces ont été saluées tard dans les rues mais le lendemain, la foule était de nouveau de retour dans plusieurs grandes villes du pays en scandant des slogans réclamant "la fin du système". Beaucoup continuent d'exiger des réformes politiques et dénoncent déjà ce "quatrième mandat et demi" de Bouteflika. Paroles d'Algériens.
Bouteflika renonce au cinquième mandat mais les Algériens continuent de manifester. Le point sur la situation en Algérie dans le journal de 8 heures du mardi 12 mars.
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Azzouz Dekali, retraité militant politique
"Le président Bouteflika, quand on lit bien la lettre qu’il a adressée au peuple algérien, demande à pouvoir lui-même conduire ce processus (de démocratisation, ndlr). Cela demande de facto un prolongement de son mandat présidentiel, alors que rien ne le prévoit dans la Constitution. Par conséquent, je pense que ses annonces seront insuffisantes, et que probablement les manifestants des jours à venir risquent à nouveau de demander un départ sans conditions."
On ne voit pas pourquoi le président s’entête à vouloir rester, alors qu’il a fait lui-même le constat qu’il fallait faire évoluer le système politique et entendre les revendications populaires.
"Pour entrer dans un processus de démocratisation, il faut beaucoup plus. Il faut à la fois le retrait du président actuel mais aussi des garanties sur un processus politique qui ne sera pas remis en cause. Il faut enfin que les Algériens restent mobilisés, mais ça, je pense que c’est déjà acquis. Pour paraphraser Churchill, ça n’est que le début d’un processus."
Yacine Babouch, journaliste au quotidien en ligne TSA
"L’inquiétude immédiate au sein du peuple algérien, c’est d’abord de voir cette révolution en gestation lui être confisquée. De voir les concessions effectuées par le président suffire à calmer le mouvement. Car au sein du système, la situation est floue. Principal indicateur de ce flou au sein du pouvoir, il lui a fallu attendre d’être cantonné aux derniers retranchements pour tenter d’amorcer une transition. Or le président Bouteflika n’est pas malade depuis hier, il est malade depuis 2013. Ça fait six ans."
Le fait que le pouvoir n’ait pas réussi à trouver une solution pendant six ans montre que cette idée de "conférence nationale de consensus" est peut-être, pour le président, un moyen de s’activer pour placer quelqu’un.
"Parce que si ça n’est pas le président et les siens qui décident, c’est la mort qui décidera pour eux. Bouteflika est mortel, comme nous tous."
Azzedine Medahi, étudiant présent à chaque manifestation
"La mobilisation doit rester active, parce que la mobilisation du peuple ne portait pas seulement contre la personne d’Abdelaziz Bouteflika. Elle était dirigée contre tout un système, tout un régime. En Algérie, le combat continue."
Cette première étape a été franchie grâce à la conscience du peuple algérien, à son pacifisme et à sa maturité politique.
"La lettre du président, bien qu’insuffisante, est un premier pas vers la demande du peuple. A l’heure actuelle, il faut étudier la proposition et sa faisabilité. Mais l’absence de confiance envers ce gouvernement laisse à penser que cette série d’annonces sera mal accueillie."
Omar Belhouchet, directeur du quotidien El Watan
Fondateur d'El Watan, le principal quotidien francophone algérien, le journaliste Omar Belhouchet était l'invité de notre journal de 12h30 de ce 13 mars. Pour le lauréat de la Plume d'or de la liberté en 1994, "Nous vivons un moment de révolte exceptionnel. Jusqu'à maintenant, l'espace public était contrôlé par les pouvoirs publics, par les tenants du pouvoir. Les Algériens vivent la proposition d'un cinquième mandat comme une humiliation pour un pays de jeunes. Le peuple dit non à ce pouvoir basé sur la corruption, la prédation. Un pouvoir où l'on enferme les jeunes, géré par une caste, une gérontocratie. L'ensemble des hauts responsables du pays ont autour de 75, 80, 85 ans. Les chefs militaires ou civils. Il est très important de dire que la peur s'en va."
Ces dernières années, les autorités ont développé un formidable élément de langage : l'Algérie a besoin de stabilité et le processus politique doit se maintenir. Bouteflika a été présenté pour un 5e mandat pour la continuité, pour la stabilité du pays, au risque de revenir aux années de la décennie noire, avec 100 000 morts et le reste. Mais aujourd'hui, la peur a disparu et les gens disent 'nous ne serons pas la Syrie, nous voulons un nouveau système politique. Nous n'avons pas peur de sortir dans la rue et il ne se passera absolument rien. Nous n'allons pas revenir en arrière'. L'opinion internationale a remarqué que les manifestations sont totalement pacifiques et même par moments joyeuses. Avec beaucoup de couleurs et des mots d'ordre incroyables.
"Nous vivons un moment de révolte exceptionnel". Omar Belhouchet, le directeur du quotidien algérien El Watan, répond à Thomas Cluzel, Mathieu Laurent et Valérie Crova
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Avec la collaboration de Chadi Romanos et d'Eric Chaverou