Amnesty International accuse Israël de pratiquer "l'apartheid" envers les Palestiniens

Les autorités israéliennes qualifient "d'antisémite" le dernier rapport de l'organisation de défense des droits de l'Homme. Amnesty International accuse Israël de mener une politique d'apartheid contre l'ensemble des Palestiniens, dans les Territoires occupés et au sein même de l'État d'Israël.
C'est l'effet Streisand à la mode proche-orientale. Ce mardi matin 1er février, la salle de conférences d'un grand hôtel de Jérusalem-Est déborde. Plus un siège de libre, certains travaillent debout ou assis par terre. Avec l'annonce de la présentation à la presse d'un rapport pointant une politique "d'apartheid" d'Israël envers les Palestiniens Amnesty avait déjà suscité la curiosité médiatique. Mais l'ONG basée à Londres a bénéficié d'un coup de pouce inespéré de la part d'autorités israéliennes courroucées. Fortes de leur volonté d’empêcher la divulgation du rapport, elles lui ont assuré une publicité mondiale. À la façon de la malheureuse Barbara Streisand qui, en 2003, avait tenté en vain d'empêcher la publication d'une photo aérienne de sa somptueuse résidence, lui donnant finalement un écho démesuré.

En effet dès lundi, avant même la publication du rapport épais de 211 pages, le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, Lior Haiat, révélait l'existence du rapport au monde entier en voulant en dénoncer le contenu : "Nous avons entendu parler de ce rapport il y a environ une semaine. C'est très important pour moi de le dire : nous n'avons pas reçu ce rapport par Amnesty International. Au contraire, ils ont probablement tout fait pour que nous ne le recevions pas. Mais nous l'avons eu. Nous avions tenu précédemment une réunion lors de laquelle nous avons dit qu'il fallait faire tout notre possible afin d'éviter l'utilisation du mot "antisémitisme" Et puis nous avons reçu le rapport. Curieusement, c'était le jeudi 27 janvier, journée internationale de commémoration de l'Holocauste.
Et nous avons compris que l'antisémitisme n'est pas une question du passé mais bien du présent.
En réalité, ce rapport dit que la création d'Israël comme foyer de l'État juif, où les Juifs sont majoritaires, est un crime." Sans jamais évoquer les questions de fond posées par le rapport, le porte-parole a poursuivi son offensive médiatique sur les réseaux sociaux en rappelant qu'Israël comprenait des magistrats arabes. Ou bien encore combien le large gouvernement dirigé par le nationaliste Naftali Bennett – soutenu par des députés du parti islamiste arabe Raam – était "inclusif".
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Quelques heures plus tard, le ministre des Affaires étrangères en personne, Yair Lapid, tenait un discours dans la même veine : "Amnesty n'est pas une organisation des droits de l'homme mais juste une organisation radicale supplémentaire, qui fait écho à de la propagande sans examen sérieux. Au lieu de rechercher des faits, Amnesty cite les mensonges propagés par des organisations terroristes. Israël n'est pas parfait, mais c'est une démocratie attachée au droit international et ouverte à tout examen minutieux, avec une presse libre et une Cour suprême forte. Je déteste utiliser l'argument selon lequel, si Israël n'était pas un État juif, personne à Amnesty n'oserait s'y confronter. Mais dans ce cas, il n'y a pas d'autre possibilité."
Amnesty dément toute pensée antisémite
D'emblée, en ouverture de la conférence de presse, la secrétaire générale d'Amnesty International, Agnès Callamard, s'est défendue de ces accusations : "Chaque fois qu’il y a des critiques d’Israël, les autorités attaquent les personnes plutôt que le message. Je veux rappeler qu’Amnesty reconnaît le droit du peuple juif à l’autodétermination, nous reconnaissons l’existence d’un État juif, nous demandons seulement que cet État juif reconnaisse les droits des populations en son sein, y compris les populations palestiniennes." Une fois la mise au point assénée, elle a ensuite dénoncé "les politiques cruelles d'Israël de ségrégation, de dépossession et d'exclusion à travers ces territoires qui tiennent clairement de l'apartheid. Qu'ils vivent à Gaza, à Jérusalem-Est, dans le reste de la Cisjordanie ou en Israël, les Palestiniens sont traités comme un groupe racial inférieur et systématiquement dépossédés de leurs droits. J'ai vu bien des pays et ici, je n'ai pas été choqué par la violence mais par la cruauté du système."
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Considérant l'ensemble des Palestiniens, peu importe leur lieu de résidence, Philip Luther, directeur des recherches et des actions de plaidoyer du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient pour Amnesty International résume cette politique supposée d'apartheid en quatre stratégies employées par Israël et déclinées en lois, politiques publiques et pratiques quotidiennes sur le terrain.
- Fragmentation territoriale
Au Proche-Orient, les Palestiniens vivent en Israël, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie, à Gaza et comme réfugiés dans les pays arabes voisins notamment la Jordanie et le Liban, mais aussi, dans une moindre mesure, l'Égypte et la Syrie. Certaines familles élargies se voient donc établies sur des entités bien différentes et entre lesquelles il n'est pas toujours aisé de circuler. Pour les Palestiniens de Gaza et pour ceux qui vivent dans les pays voisins, il est difficile voire impossible de se rendre en Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, dont les accès sont contrôlés par l'armée ou les services d'immigration israéliens. En Cisjordanie, la circulation entre les villes palestiniennes autonomes passe par des routes de mauvaise qualité et parsemées de checkpoints militaires. L'entrée en Israël, de l'autre côté du mur de béton érigé par les Israéliens, est soumise à autorisation.
- Ségrégation
En Israël, les Arabes sont citoyens israéliens (20 % de la population) sans bénéficier de la nationalité du pays. Ils ont le droit de vote mais la loi État-Nation votée en 2018 accorde le droit à l'auto-détermination aux seuls Juifs et a rétrogradé l'arabe qui n'est plus langue officielle en Israël. Si une personne palestinienne citoyenne d'Israël épouse une personne palestinienne de Cisjordanie, cette dernière ne peut venir s'installer en Israël. Amnesty dénonce aussi une "loi du retour" réservée uniquement aux Juifs. Cette loi votée en 1950 permet aux Juifs du monde entier d'émigrer vers Israël mais Israël refuse le retour des palestiniens forcés de fuir, en 1948, ce qui allait devenir l'État d'Israël et qui y ont abandonné leurs biens, leurs terres et leurs maisons.
- Dépossession
En Israël, existe une impossibilité de fait pour les Arabes israéliens de louer sur 80 % des terrains car ils appartiennent à l'État, qui privilégie des programmes de logements pour les Juifs. Amnesty pointe aussi les expropriations des Bédouins du Negev relocalisés dans des villes nouvelles. À Jérusalem-Est, Philip Luther affirme que "les permis de construire sont systématiquement refusés aux Palestiniens". En Cisjordanie, 60 % du territoire est colonisé par Israël et à Gaza, 35 % des terres agricoles (situées le long du mur frontalier) sont interdites d'accès aux paysans locaux.
- Marginalisation
En Israël, Amnesty International dénonce un sous-investissement chronique dans le secteur arabe depuis des décennies. Cela concerne notamment les infrastructures de transports ou les services publics. Dans la municipalité de Jérusalem, les Arabes représentent 38 % de la population mais bénéficieraient, selon Philip Luther, de 10 % des investissements publics de la ville. En Cisjordanie, la colonisation limite considérablement l'accès aux ressources en eau et régulièrement, les paysans palestiniens sont agressés par des colons dans leurs champs. À Gaza, Amnesty estime que le blocus israélien [aggravé par d'autres restrictions côté égyptien, ndlr] a ruiné le système de santé et l'économie.
Le choix des mots
Le mot "apartheid" déjà utilisé par Amnesty pour dénoncer le régime militaire en vigueur en Birmanie qui maltraite les Rohingas est-il pertinent ? Depuis l'adoption de la "Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid" adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU en 1973, est définie comme crime "d'apartheid" et "crime contre l'humanité", une série "d'actes inhumains" pour "instituer ou entretenir la domination d'un groupe racial d'êtres humains sur n'importe quel autre groupe racial d'êtres humains et d'opprimer systématiquement celui-ci". Cette définition a été reprise par le Statut de Rome de 2002, instituant la Cour pénale internationale (CPI).
Solomon Franck Sacco, juriste en chef d'Amnesty International, justifie donc l'usage du au regard du droit international : "L'apartheid est une grave violation de la charte des Nations unies, des droits de l'homme et du droit international. Ca ne réfère pas nécessairement à l'Afrique du Sud."
Nous ne comparons Israël ou les territoires occupés en aucune manière à l'Afrique du Sud.
"Cela fait référence à un système pressant de domination par un groupe racial sur un autre."
Plusieurs fois, l'ancien Premier ministre israélien de gauche Ehud Barak a parlé d'une "pente glissante vers l'apartheid" et le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian d'un "risque fort". Mais son homologue israélien Yair Lapid rejette catégoriquement le terme : "Amnesty ne qualifie pas la Syrie – un pays dont le gouvernement a assassiné un demi-million de ses propres citoyens – d'État "d'apartheid" ni l'Iran ou tout autre régime corrompu et meurtrier en Afrique ou en Amérique latine." En juillet 2021, dans un long article documenté et argumenté sans aucune animosité, le politologue à l'université ouverte d'Israël Denis Charbit, dénonçait aussi le recours à ce terme, en concluant que la solution à deux États demeurait la meilleure.
Faire pression sur Israël
Le rapport d'Amnesty International aura en tout cas secoué les autorités israéliennes. Et l'emploi des mots extrêmement forts "apartheid" et "antisémitisme" intéressé des médias israéliens et internationaux généralement moins préoccupés par les contentieux israélo-palestiniens. L'ONG souhaite que ce ne soit pas qu'un débat sémantique. Elle appelle donc l'ONU, la cour pénale internationale, les alliés proches d'Israël comme les États-Unis ou encore la France, à dénoncer le système légal mis en place par Israël.