Anne-Laure Amilhat-Szary : "Nous avons eu l'impression que nous pouvions effectivement fermer les frontières"

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Anne-Laure Amilhat-Szary : "Nous avons eu l'impression que nous pouvions effectivement fermer les frontières"

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A Strasbourg, la frontière franco-allemande, le 9 avril 2020.
A Strasbourg, la frontière franco-allemande, le 9 avril 2020.
© AFP - Frederick Florin

L'invitée de la semaine. En Europe, les frontières rouvrent en ordre dispersé, avec souvent le 15 juin pour date butoir. Alors que la Covid-19 a atteint plus de 150 pays, la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary analyse les nouveaux enjeux autour de ces séparations, nationales mais aussi continentales ou sanitaires.

Anne-Laure Amilhat-Szary : "Le contrôle des mobilités est au cœur des politiques de mise en ordre, comme l'avait montré Foucault à travers son analyse de la gouvernementalité."

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Alors que les frontières entre états-nations tendent à rouvrir après une période inédite de restrictions de circulation, qu'a-t-on appris de nos frontières et de leurs évolutions, très liées aux questions politiques ? Entretien avec la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, professeure de géographie à l’université Grenoble-Alpes ( laboratoire PACTE).

À paraître aux éditions du Cavalier Bleu, à la rentrée, Géopolitique des frontières. Découper la terre, imposer une vision du monde.

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Selon vous, qu'a mis en lumière la crise du Covid-19 sur les frontières et leur mode de fonctionnement dans le monde de 2020 ?

Au-delà des discours de binarité sur le fait qu'on ouvre et qu'on ferme les frontières, cette crise a montré toutes les limites de l'économie du "juste à temps" de la mondialisation récente, et notre  dépendance vis-à-vis des flux à l'échelle de la planète : flux de personnes, d'informations, de marchandises, etc. On est allé le plus loin possible dans la fermeture effective de ce que représente une frontière aujourd'hui, ou du moins nous avons eu l'impression que nous pouvions effectivement fermer les frontières : il y a quand même des  gens qui ont eu le droit de voyager pendant tout ce temps !  

Nous nous sommes retrouvés dans une position tout à fait duelle avec certaines personnes enfermées chez elles, mais qui étaient en fait reliées au monde notamment par leurs accès informatiques, et toutes les autres qui n’ont pas pu se confiner, soit parce qu’elles n’avaient pas de domicile, soit parce que leur travail de première ligne, de terrain, était indispensable. Cette division a paradoxalement reproduit une fracture entre ceux qui ont le pouvoir et qui, d'habitude, ont le droit et le pouvoir de voyager, et ceux qui ont du mal à se déplacer soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens, soit parce qu'ils n'ont pas les papiers nécessaires.

C'est ce que j'ai essayé de montrer dans une tribune récente : il y a en fait aujourd'hui, dans la dimension d'ouverture et de la fermeture de nos espaces de vie, quelque chose de tout à fait multidimensionnel qui a amené les frontières aux portes de nos maisons. C'est vrai dans nos pays  occidentaux et riches, mais cela s’est vérifié aussi un peu partout dans le monde. Il y a des images qui ont circulé, extrêmement puissantes : on y voyait de grandes villes indiennes dont le centre-ville était vide, comme celui de Venise, Paris ou Tokyo. Mais on découvrait également des grappes de gens marcher le long des routes sur d'énormes distances vers des banlieues sans fin. Et ils marchaient parce que c'était leur seule  façon de se préserver de la maladie en évitant les bus bondés pour aller et revenir de leur travail.

C'est l'illustration de ce que vous appelez la différence de "niveaux de frontiérité" ?

La frontière est une notion qui se veut universelle et qui est à l'origine d'un maillage du monde, de sa segmentation entre des ensembles territoriaux au sein desquels chaque être humain aurait sa  place. En fait, cette notion universelle se décline aujourd'hui de façon extrêmement individualisée, et les frontières qui étaient censées être une enveloppe de protection pour les citoyens d'un État-nation, sont aujourd'hui des lieux qui exposent directement les individus à la violence de la mondialisation.  

À l'endroit de la frontière, nous sommes toutes et tous exposés à un traitement extrêmement différencié, que résume cette notion de frontiérité : il y a des personnes qui franchissent les frontières facilement, grâce à la chance de leur lieu de naissance favorable, soit par l'argent : aujourd'hui, on peut s'acheter un passeport de l'Union Européenne pour quelque 600 000 euros à  Malte ou à Chypre, la pratique est assez courante. Et puis, pour ceux qui ne sont ni nés là où il faut ni dotés du portefeuille qu'il faut, il reste la possibilité de s'insérer dans des réseaux : réseau d'appui, d'aides, de connexions interpersonnelles à toutes les échelles possibles. La conjugaison de ces différents facteurs explique que chaque personne ne traverse pas une frontière de la même façon. La même limite internationale s’ouvre ou se ferme de manière individualisée. 

Il y a autant de type de frontière que de frontières. Et contrairement à une idée répandue, elles n'ont jamais eu tendance à s'effacer. Êtes-vous en phase avec l'idée d'un "épaississement" des frontières, repris notamment par Achille Mbembé ?

Ce sont les chercheurs spécialisés dans le champ des "border studies", qui analysent les transformations de la frontière depuis les années 90, qui avaient utilisé cette expression avant lui. Il y a en fait deux processus, corrélés et concomitants : l'épaississement de la frontière en effet, et sa « pixellisation ». La frontière épaissie, distendue, ne colle plus nécessairement à la ligne internationale, elle couvre une zone de plus en plus vaste. Mais ce déploiement n’est pas  homogène dans l’espace : la frontière se déploie à travers un réseau de points qui sont connectés : points de contrôles d’identité, lieux d’exercice des douanes mobiles, camps de rétention administrative, camps de réfugiés… Et puis par les traces numériques que nous laissons sur la toile qui nourrissent les bases de données sur lesquelles se fonde le contrôle de nos mobilités.  

On ignore souvent qu’il existe des régimes frontaliers différenciés : les pays se dotent ainsi de  franges territoriales de largeur variable avec des régimes d'application (et de restriction) de droits. La plupart des pays se dont dotés de ces régimes spécifiques, qui peuvent être favorables, avec par exemple des franchises fiscales, ou limitants, quand on interdit à un ressortissant étranger d'acquérir du terrain, de peur que cette portion de territoire n’échappe par la suite à la souveraineté nationale. 

L'épaississement de la frontière peut aussi rendre totalement impossible sa traversée. C'est ce qu'on voit à travers la complication des schémas de migrations aujourd'hui, liés au durcissement des politiques migratoires. C'est ce que révèle le sort des personnes qui tentent de franchir des frontières sans les papiers nécessaires et qui, se trouvant contrôlés puis finalement arrêtés, sont envoyés dans des camps a priori provisoires… mais qui vont parfois y rester des mois et des années du fait des confusions liées à leur statut : l’impossibilité de les renvoyer dans des lieux de départ dangereux étant mise au regard du refus de les accueillir dans des conditions dignes. Elles se trouvent perdues dans la traversée de ces frontières, une traversée que ces personnes ne  termineront jamais vraiment. Et même pour celles et ceux que l’on estime « arrivés à destination », cette condition migratoire qui leur est imposée peut continuer de leur être imposée pendant des années, à la fois d'un point de vue économique, social mais surtout du point de vue de la  discrimination que confère l'appellation de migrants. Avant, on pouvait espérer pouvoir perdre cette qualification liée à un changement de pays et de nationalité. Aujourd'hui, c'est devenu beaucoup plus difficile.

On est en train d'apprendre que les frontières vont rouvrir, notamment dans l'espace Schengen. Qu'est-ce que cela nous dit de l'utilisation de la frontière comme outil de gouvernance ? Entre états-nations, et aussi à l'intérieur de chaque état, parce qu'on a tous vu, par exemple, en France, des frontières entre départements classés rouges ou classés vert...

D'abord, le confinement a mis un coup de boutoir dans l'idée qu'on peut se faire de l'Europe et de l'Union Européenne, ce qui est extrêmement préoccupant pour l'avenir de cette institution. La règle des 100 km, par exemple, aurait pu être mise en place à l'échelle européenne de façon tout aussi efficace qu'à l'échelle nationale. 

Ensuite, une des choses qu'a fait apparaître la crise sanitaire, c'est que la frontière contemporaine ne correspond pas à sa définition westphalienne classique, qui est d'une ligne de partage de souveraineté entre deux pays dont le statut est équivalent dans le concert des nations. Ce qu'on  a vu apparaître-là, ce sont finalement des décisions qui étaient prises d'un côté d’une frontière et qui n'avaient rien à voir avec ce qui se passait de l'autre ! Même dans des cas très simples, comme les  frontières que la France partage avec ses voisins européens comme l'Allemagne, l'Italie, les conditions de quarantaine n'étaient pas les mêmes, les conditions de traversée n'étaient pas les mêmes : on s'est retrouvés dans des cas assez absurdes, finalement, où on aurait pu traverser dans un sens, mais pas dans l'autre. Et donc, la dissymétrie du traitement de la frontière aujourd'hui pose déjà une série de problèmes tout à fait inédite, que l’on ne voyait jusque-là de manière aussi évidente que sur les frontières-murs, paroxysme de la limite dissymétrique.  

Et puis, à la faveur de cette crise, tout s’est passé comme si entraient en application les principes qui avaient infusé depuis les discours nationalistes à tendance souverainistes vers des discours beaucoup plus classiques, qui préconisaient la fermeture des frontières comme un horizon souhaitable pour régler les maux de la mondialisation, ainsi que les problèmes migratoires… Et cela en a révélé les impasses, puisque tout le monde rêvait de rouvrir les frontières qu’on venait de fermer ! On voit bien que ce que cette fermeture des frontières a finalement mis en avant, ce sont plutôt les limites d'un  modèle économique et social.   

La pandémie du Covid-19 nous permet  de prendre conscience que la fonction de la frontière est de filtrer des flux. Et de déterminer un périmètre de souveraineté, de droits et de devoirs. Pendant très longtemps, on a cru que cette fonction politique ne pouvait opérer qu’aux confins d'un territoire. On se rend compte aujourd'hui qu’elle fonctionne en fait comme un dispositif réticulaire  extrêmement compliqué, qui va se déployer à de multiples échelles… et que la ligne frontière n'en est qu'un élément parmi d’autres. Pour vous donner une illustration assez intéressante de la façon dont la frontière se déplace dans les corps des personnes, mais aussi des animaux : dans un programme de recherche, nous avons analysé la filière d'exportation bovine au Canada. On s'est rendu compte que, selon le lieu où on va exporter la viande, on ne va pas nourrir le veau de la même  façon. Les bœufs qui vont être exportés au Japon, par exemple, ne seront pas nourris de la même façon que ceux qui seront exportés vers d'autres pays. Quelque part, depuis sa naissance, cet animal intériorise la frontière qu'il va traverser ultérieurement en tant que marchandise. 

C'est un paradoxe de constater un épaississement des frontières et en même temps la multiplication de ce genre d'extraterritorialités... 

Dès les années 60, le géographe Jean Gottmann a mis en avant une vision très perspicace des frontières, devant lesquelles, expliquait-il, s'expriment deux besoins contradictoires : un besoin de protection (donc de fermeture), et un besoin d'accès, à des opportunités diverses et variées (donc d’ouverture). Et ce sont les mêmes personnes qui veulent à la fois, bien sûr, être protégées et avoir accès. On veut, par  exemple, à la fois pouvoir garder son emploi et pouvoir acheter un jean à  5 euros, fabriqué au Bangladesh.  

Ces contradictions que l’on  vit à l'échelle individuelle, peuvent être observées à toutes les  échelles, y compris à celle de l’État, qui veut à la fois préserver sa population et son territoire et se déployer pour maximiser son accès aux ressources. Et ce que permet de comprendre l'analyse des frontières, c'est que l’État-nation défini comme groupe constitué par une homogénéité culturelle sur un territoire, c'est une fiction assez pratique qui fonctionne depuis trois cents ans, mais c'est une fiction quand même, qui ne traduit pas vraiment la réalité de l’occupation du globe. En effet, au moment même où se définissaient les États-nations, ces mêmes États ont lancé l’entreprise coloniale qui a déplacé leurs frontières à l'extérieur, soit par la conquête effective de territoires  délimités, soit simplement par l'établissement de comptoirs, logique qui se perpétue d'ailleurs encore aujourd'hui sous différentes modalités.  

Quand les États-Unis contrôlent le canal de Panama, bien après l'indépendance du pays du même nom, ils constituent effectivement une zone d'extraterritorialité qui est permis dans ce cas par un bail emphytéotique, qui a pris fin en 1999 ; depuis les Chinois y ont  développé leurs concessions. Ces dynamiques d'extraterritorialité ne vont pas jusqu'à l'appropriation souveraine absolue comme au temps de la colonisation, mais elles sont simplement l'expression d'un néo-impérialisme. Le processus du "land grabbing" est une autre illustration de cette tendance : aujourd'hui, on n’a plus besoin, pour s'approprier les ressources en dehors de son périmètre national, d'aller y négocier une reddition politique, puisqu'il suffit finalement de louer un espace pour un temps donné de façon à pouvoir soit y exploiter le bois, soit y faire des cultures intensives ou des cultures  maraîchères pour l'export, soit en récupérer les ressources minières. Tout cela se produit d'ailleurs grâce à des contrats de de droit privé autant que public, plutôt qu’à coups de traités internationaux comme dans le passé : dans ces conditions, il devient très difficile d'avoir accès aux contrats pour en vérifier les termes, et cela prive les populations concernées de toute possibilité de recours politique traditionnel.

Peut-on réellement se déconfiner sans repenser notre rapport à la frontière ?

Ce que le confinement a fait apparaître, c'est que les mobilités sont un champ d'activité sociale et économique qui est extrêmement contrôlé, bien plus qu’on n’avait l’habitude de se le représenter lorsqu’on pensait la mondialisation. C'est la raison pour laquelle nous devons analyser à quel point elles le sont aujourd’hui : il est possible désormais à différents acteurs décisionnaires de bloquer des routes, d’arrêter des moyens de transport, mais aussi, en traçant les déplacements, de réguler les accès. Finalement, ce n'est peut-être pas tant la question de la frontière comme outil de gouvernement qui est mise en avant ici, que le fait que le contrôle des mobilités. Celui-ci est au cœur des politiques de mise en ordre, comme l'avait montré Foucault à travers son analyse de la gouvernementalité.  

Ce que révèle la crise c’est que le pire pas n'arrive qu'aux autres, à ceux qui peuvent être bloqués dans leur mobilité, pauvres en haillons, déshumanisés qu'on ne veut plus appeler des hommes et les femmes, et qu'on enferme dans leur condition de migrants… comme on avait toujours  tendance à le penser ! Et je crois que ce que met en avant l’actualité, de façon extrêmement forte, c'est que ce qui leur arrive à eux, eh bien, ça peut nous arriver à nous aussi ! Dès demain, on peut décréter pour x raisons que les gens de tel département ne sortiront pas de chez eux, par exemple, puisqu’on vient de le faire et que nous l’avons (temporairement ?) accepté.

La première idée face à la panique générée par une situation telle qu'on l'a vécue, a été d'essayer de bloquer les déplacements. Mais nous avons tous vu que cette solution ne fonctionnait pas tant que ça, puisque le virus a circulé et s'est déployé dans tous les endroits les plus riches de la planète. Cette crise du Covid, c'était aussi la première fois, finalement, que le cœur de la  mondialisation se rendait compte qu'il était vulnérable, alors que jusque-là on pensait que les vulnérables, c'étaient les autres, les pauvres, ou tout ce qui était lointain. Mais ici et maintenant, au cœur du monde occidental, on s'est trouvés au cœur de la vulnérabilité du système que nous avions construit nous-mêmes. Ce constat nous oblige à penser un monde de demain qui soit différent de plusieurs manières. D’abord en ne rejetant plus la faute aux problèmes de la planète de l’autre côté de nos frontières, considérant que ce qui se passe au-delà nous reviendra par effet boomerang. Et puis en prenant la mesure que les frontières sont des espaces-laboratoires et que la façon dont nous y traitons l’autre ne peut pas nous toucher également, puisque même fermées, elles sont perméables.