Art contemporain dans les lieux patrimoniaux : "On est certain de faire hurler le grand public"
Par Cécile de Kervasdoué, Audrey Dumain
Entretien. Pour célébrer son 350e anniversaire, l'Opéra de Paris a donné carte blanche à l'artiste Claude Lévêque. Sa série d’œuvres contemporaines censées moderniser les sites de Garnier et Bastille n'ont pas fait l'unanimité. La sociologue Nathalie Heinich revient sur cette démarche, désormais fréquente.
L'Opéra de Paris célèbre son 350e anniversaire en 2019. Pour l'occasion, l’établissement a voulu s’ouvrir à de nouvelles formes d’art. L’artiste Claude Lévêque a investi les deux théâtres, l'Opéra Bastille et le Palais Garnier, avec ses installations appelées " Saturnales" dévoilées lors du Gala du nouvel an, les 30 et 31 décembre.
Parmi la série d’œuvres contemporaines proposées par l'artiste, deux roues de tracteur dorées, installées dans le grand escalier de Garnier, qui ont provoqué la polémique. Didier Rykner, le fondateur du magazine en ligne La Tribune de l'Art, dénonce une énième opération de communication : "Des scandales comme ça il y en a plein, c'est devenu une espèce de mode. On met de l'art contemporain qui va choquer le bourgeois au milieu de l'art ancien".
Deux roues de tracteur dorées dans le grand escalier de l'Opéra Garnier créent la polémique. Reportage de Cécile de Kervasdoué du 3 janvier 2019
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Quel place l'art contemporain prend-il dans les institutions patrimoniales ? Peut-il attirer de nouveaux publics ? Entretien avec la sociologue et chercheur au CNRS, Nathalie Heinich.
L'Opéra de Paris a fait appel à Claude Lévêque pour défendre la modernité de l'institution. L'art contemporain est-il moderne ?
C'est un peu intempestif comme terme parce que ce n'est pas de la modernité mais de la contemporanéité. L'idée n'est pas de faire entrer de l'art moderne mais de faire entrer de l'art contemporain, ce qui est extrêmement différent. A une autre époque, on aurait considéré que le capital d'ancienneté serait plus valorisant. Aujourd'hui, beaucoup de responsables institutionnels ont davantage envie de se trouver en prise avec le monde actuel qu'en prise avec leur propre passé.
L'installation de Claude Lévêque est donc typique de l'art contemporain ?
Le propre de l'art contemporain est de transgresser les frontières : les frontières de l'art tel qu'il est communément admis, les frontières du musée, les frontières du bon goût, etc. Là, on retrouve bien cette logique qui caractérise l'art contemporain (contrairement à l'art moderne).
C'est une oeuvre qui transgresse la nature du lieu dans laquelle elle est proposée avec ses deux roues de tracteurs très visibles et recouvertes d'or. Il y a un contraste absolu entre la trivialité de l'objet et le caractère extrêmement luxueux de sa couverture qui, évidemment, consonne avec les ors de l'opéra. C'est un objet qu'on ne s'attend pas à trouver dans l'escalier d'honneur de l'Opéra de Paris.
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Pour quelles raisons les responsables de lieux culturels patrimoniaux font appel à des artistes contemporains ? C'est une mode ?
Cela se fait beaucoup depuis une vingtaine d'années. Les raisons sont multiples. L'idée est, par exemple, de faire venir du monde dans des lieux de patrimoine grâce à ces artistes ou, à l'inverse, de mieux faire connaitre l'art contemporain auprès de personnes qui, a priori, n'y sont pas confrontées. L'institution peut également faire appel à l'art contemporain car elle souhaite moderniser son image. En faisant appel à des artistes contemporains, on est certain d'obtenir des propositions qui vont faire "hurler" le grand public parce qu'elles seront totalement en décalage avec les attentes classiques des gens qui attendent une œuvre d'art dans un lieu public.
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La commande passée à Claude Lévêque est sans doute intéressante pour l'Opéra de Paris si l'on s’intéresse au "buzz" que cela provoque mais en matière de démocratisation de l'art contemporain, à mon avis, c'est contre-productif. Les gens à qui l'on souhaite faire connaitre, comprendre et même apprécier cet art sont d'emblée complètement rétifs. Ils ont tendance à rejeter ces œuvres car elles heurtent de plein fouet leurs attentes.
Opéra de Paris : l'artiste Claude Lévêque explique sa démarche
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Cette méthode n'attire pas du public vers l'art contemporain mais pourrait-on imaginer que cela attire du public à l'Opéra de Paris ?
Il faudrait faire une enquête pour le savoir. Il est possible qu'il y ait des curieux qui viennent voir l'installation de Claude Lévêque parce qu'ils en ont entendu parler. Mais est-ce-qu'ils paieront un billet pour aller voir un opéra ? Cela me paraît plus difficile étant donné la difficulté pour acheter des billets. Cette méthode ne résoudra pas le problème de la démocratisation de l'opéra. L'accès à cet art dépend fortement du facteur financier et du capital culturel.
Des politiques culturelles publiques sont pourtant menées.
Nous avons beaucoup privilégié l'aide à la création innovante pour des raisons légitimes depuis les années 80 et la prise en charge très développée de la culture par l'Etat. Le problème est que l'offre a été systématiquement privilégiée dans la politique culturelle car il est plus gratifiant et plus efficace à court terme d'aider les créateurs. Les retours sont plus rapides. On ne privilégie donc pas l'aide à la démocratisation alors qu'il a été démontré que ce n'est pas en multipliant les offres culturelles que l'on ouvre socialement les publics. On ne fait qu'accroître la fréquentation par des personnes déjà mobilisées, déjà cultivées et déjà habituées à aller dans ces lieux culturels.
Pour élargir l'art à d'autres publics, il ne faut pas augmenter l'offre culturelle mais agir sur la demande et donc sur l'éducation nationale, la télévision et maintenant internet. C'est en créant des demandes culturelles, en mettant les jeunes en rapport physique avec des œuvres qu'ils ne connaissent pas par leur famille, que nous pouvons créer une demande. Pour démocratiser la culture, il faut avoir une vocation car cela exige beaucoup d'engagement politique et sociale.
Le site de l'Opéra de Paris a mis en ligne une vidéo dans laquelle un artiste fait danser une compagnie de krump (hip-hop) sur "Les Indes galantes" de Rameau. Ce mélange total des genres est-il un bon exemple de démocratisation ?
Il faudrait regarder si le profil des spectateurs est modifié par rapport aux spectateurs d'une mise en scène traditionnelle de Rameau. Est-ce-que le fait de faire intervenir des danseurs de hip-hop dans une pièce très classique fait venir des gens de banlieue par exemple ? Cela m'étonnerait et me paraît assez peu probable.
Dans ce cas, je dirais que c'est une question de goût parce qu'on paie sa place pour voir un spectacle. En revanche, en ce qui concerne la commande publique ce n'est plus une question de goût puisqu'on impose une oeuvre à des gens qui n'ont pas forcément envie de la voir. Là, il y a une question de l'utilisation de l'espace public qui exige plus d'attention et de subtilité de la part des décideurs que lorsqu'il s'agit de mise en scène de pièce de théâtre.
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Mais alors comment pourrait-on faire pour attirer de nouveaux publics ?
Pour l'art contemporain, nous avons tendance à faire des commandes publiques dans des lieux qui sont déjà très valorisés tandis que des lieux qui auraient vraiment besoin d'être qualifiés ou requalifiés sont laissés à l'abandon. Prenons l'exemple de la commande qui avait été passée à Jean-Michel Othoniel pour "décorer" l'entrée du métro parisien Palais-Royal : nous sommes dans un des lieux les plus chargés de culture qui soit au monde. Plutôt que de proposer à des artistes d'intervenir dans des banlieues totalement défavorisées ou même dans l'est parisien, on les fait intervenir dans des lieux qui n'ont pas besoin de ça.
Plus largement, pour attirer des jeunes notamment, il faut une médiation culturelle. Malheureusement, le ministère de la Culture tel qu'il a été configuré dans les années 80 a mis de côté le vrai travail de terrain des maisons des jeunes et de la culture et des associations populaires. On en voit les conséquences aujourd'hui. Depuis plus de 30 ans, à partir du moment où l'on a mesuré les pratiques culturelles des Français, cela n'a pratiquement pas varié en terme de proportion de gens issus des milieux populaires.