Au musée Jacquemart-André, "Chaque semaine, on tremble, on veut croire à la réouverture"
Par Lisa GuyenneReportage. Il est l’une des seules personnes à arpenter les salles de son musée depuis la fermeture des lieux culturels, il y a quatre mois et demi. Rencontre avec Pierre Curie, le conservateur du musée privé et hôtel particulier Jacquemart-André, à Paris.
En France, les musées sont fermés depuis fin octobre, sans perspective de réouverture. Pourtant, une petite partie du personnel est toujours au travail, dans l’ombre. Nous avons rencontré Pierre Curie, le conservateur, qui continue d’œuvrer en coulisses en attendant des jours meilleurs.
Dans les coulisses du musée Jacquemart-André confiné. Un reportage de Lisa Guyenne
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Derrière les volets fermés, la discrète activité du musée
La grande entrée du musée Jacquemart-André est fermée depuis fin octobre. Pour entrer dans la cour de l’imposant hôtel particulier XIXe siècle du très chic boulevard Haussmann, nous passons par le numéro bis, l’entrée du personnel et du restaurant. Nous traversons la cour, montons les quelques marches qui nous conduisent à l’entrée du musée, sous le regard des deux lions blancs.
Le chef adjoint de la sécurité nous ouvre les portes. Ici, normalement, il y a des guides-conférenciers, des agents d’accueil, et 300 000 à 400 000 visiteurs par an. Aujourd’hui, il n’y a que lui, des restaurateurs d’œuvres d’art, et celui avec qui nous avons rendez-vous : Pierre Curie, le gardien du temple, le conservateur du musée.
Nous avons profité de la fermeture pour étudier le plafond du salon de thé.
Pierre Curie nous guide dans la pénombre. Tous les volets du rez-de-chaussée sont fermés, question de sécurité. "L'ambiance est assez lugubre, alors que c'est un endroit extrêmement apprécié de notre public." Nous arrivons dans le salon de thé-restaurant, une grande et belle salle rectangulaire, vidée en son centre de ses tables et chaises, repoussées dans un coin de la pièce. Au plafond, une fresque transposée sur toile, signée Giambattista Tiepolo, achetée par les époux André en 1893. "Nous avons profité de la fermeture pour faire l'étude du plafond", explique Pierre Curie.
Le salon est habituellement ouvert 365 jours par an au public, les décors sont donc difficiles d'accès puisqu'en-dessous se situent les tables du restaurant. Maintenant, nous avons pu installer un échafaudage, et des restaurateurs ont pu faire une étude très précise des fresques.
Il était temps : le plafond est abîmé par le manque d'entretien et la pollution. "Les toiles présentent des soulèvements, des joints semblent se décoller. Ces fresques n'ont jamais été nettoyées depuis leur installation : elles portent la crasse de plus de cent ans de pollution parisienne, quand la capitale se chauffait au charbon, avec toutes les usines." Quelque part, le Covid aura été bénéfique à cette œuvre d'art. "Nous avons pu faire ce constat d'état seulement parce qu'on a eu la place d'installer un échafaudage." Prochaine étape : trouver un mécène pour financer cette restauration exceptionnelle, dont le coût risque de dépasser les budgets de l'année.
D'autres salles du musée ont aussi bénéficié d'aménagements, moins spectaculaires certes, mais facilités là aussi par l'absence de public. "Dans l'ancienne salle de bal, nous venons de réinstaller un très beau cartel du XVIIIe siècle qui était en morceaux dans la réserve, et que nous venons de faire restaurer. C'est le genre d'opération que l'on peut faire confortablement maintenant, puisque d'habitude le musée est ouvert de 10 heures à 18 heures ; nous devons toujours travailler avant 10 heures du matin, séquencer notre travail en plusieurs matinées. Là, on peut prendre le temps et agir quand on l'entend."
Au musée, Pierre Curie est l'un des rares membres du personnel à ne pas être au chômage technique. Le conservateur travaille toujours autant, mais différemment :
Le temps de ce Covid est un temps où l'on peut se consacrer davantage aux travaux scientifiques ; la recherche d'archives, la compréhension de l'histoire du musée et de nos collections.
Le musée prépare en ce moment un grand catalogue des peintures italiennes : "J'y travaille beaucoup plus que d'habitude, où je suis souvent pris par le quotidien. Nous travaillons aussi à la restauration et la conservation des œuvres, puisque les programmes de restauration ne se sont pas arrêtés."
La restauration, un chantier permanent malgré le Covid
La restauration est d'ailleurs la principale raison de la présence de Pierre Curie au musée. "Je télétravaille beaucoup. Une grande partie de mon boulot se fait devant mon ordinateur, à répondre à des mails. Mais certaines choses nécessitent d'être faites au musée : avec mon attaché de conservation, nous nous relayons pour assurer une présence au moins deux fois par semaine. Par exemple, nous avons en ce moment l'opération de restauration d'une bibliothèque. Les restaurateurs posent des questions pratiquement tous les jours, et il faut être presque quotidiennement sur le terrain, avec eux, pour leur répondre." Justement, le jour de notre reportage, les restaurateurs ont sollicité un avis du conservateur.
Les institutions risquent de ne pas pouvoir investir autant dans les restaurations en 2022, mais pour l'instant, il y a du travail.
Pour les rencontrer, il faut emprunter le dédale des escaliers de service : "On va redescendre pour remonter, ce qui n'est pas logique, mais c'est comme ça", s'amuse Pierre Curie. Nous passons par les cuisines et les couloirs, auparavant réservés aux domestiques - "V_ous pensez bien que ni monsieur André ni madame Jacquemart ne montaient jamais dans ces hauteurs !_", pour parvenir au troisième étage, au bout d'un escalier grinçant, sous les combles, loin des espaces habituellement réservés au public. C'est ici qu'œuvrent les petites mains du patrimoine, Laura Couturier et Marc Fradin, occupés à démonter et nettoyer une bibliothèque en piteux état.
"Nous voulions vous montrer ce que l'on a réussi à avoir", explique la restauratrice. "Il faudra sûrement recirer légèrement, avec quelque chose qui permettra de réunifier les teintes", ajoute son collègue. Pierre Curie valide le tout. La bibliothèque, une fois remontée et équipée des pièces manquantes, fera le bonheur des employés du musée, dans une pièce réservée au personnel. Les budgets alloués aux restaurations sont suffisants pour ne pas faire de concessions. Le conservateur s’inquiète plutôt pour les prochains mois :
Les conséquences pourraient venir dans plusieurs mois, lorsque les budgets auront été atteints. Les institutions risquent de ne pas pouvoir investir autant dans les restaurations en 2022 qu'en 2020 et 2021. On croise les doigts. Mais, pour l'instant, les restaurateurs ont du travail !
L'attente de la réouverture, entre inquiétude et fébrilité
Nous laissons les restaurateurs à leur travail d'orfèvre pour rejoindre Ciro Principato, au rez-de-chaussée. Le chef adjoint de la sécurité vient nous allumer les couloirs plongés dans le noir (souvenez-vous, les volets sont tous fermés)... et éteindre les alarmes qui se déclenchent lorsque nous entrons dans les appartements de Madame et Monsieur. Pas question de lésiner sur la sécurité, même si le musée est fermé. D'ailleurs, "Nous travaillons sur plusieurs choses, nous sommes par exemple en train de changer les alarmes incendie", explique Ciro Principato. "Il y a un peu d'animation, mais ça reste assez triste. Cela n'a rien de comparable avec les moments où il y a du public. On a hâte que tout le monde puisse revenir."
La société Culturespaces, gestionnaire du musée (l'Institut de France gère la partie conservation), a dû mettre la quasi-totalité de ses personnels au chômage partiel, "y compris l'administrateur". Ciro Principato et ses collègues ont dû prendre une semaine de congé obligatoire. "Il y a de petites répercussions, on s'inquiète toujours un peu."
En attendant la réouverture, le conservateur surveille les annonces gouvernementales. "Chaque semaine, on tremble, on y croit." Il faut dire que le musée n'a presque jamais connu de temps mort : après une fermeture en 1990 liée à des problèmes de gestion financière, Jacquemart-André était ouvert sept jours sur sept, toute l'année. "Notre chance", estime Pierre Curie, "c'est que notre public est essentiellement parisien et français, donc nous ne ressentirons pas beaucoup les effets de la crise au niveau mondial. A la réouverture, je pense, j'espère, que notre public reviendra en nombre et rapidement." Un public qui manque cruellement au conservateur :
Le fond de notre métier est de transmettre et de donner à voir à nos contemporains. On ne fait pas ça pour nous, mais pour le public. D'ailleurs, ces œuvres, ce bâtiment, leur appartiennent. Nélie Jacquemart a légué toute sa fortune et son hôtel particulier pour le public, pour en faire des musées. C'est notre devoir d'entretenir, de restaurer, de montrer.
Derrière une porte finement ouvragée du premier étage, se prépare la prochaine exposition, dédiée à Signac, à partir du 26 mars. Le musée aura-t-il rouvert à cette date ? Aucune certitude, "mais c’est une sorte de méthode Coué", conclut Pierre Curie. "Il faut absolument y croire, sinon on arrête tout et on ne fait plus rien."