Pendant le premier confinement, un Français sur dix aurait commencé à écrire un livre, selon un sondage paru début mai. Si certains de ces manuscrits n’ont jamais quitté les tiroirs de leurs auteurs, nombre d’entre eux ont depuis trouvé leur chemin jusqu’aux portes des maisons d’édition.
Dans un monde confiné, sous couvre-feu et masqué, le livre est l’un des derniers objets de culture encore accessibles. Au-delà du "simple" acte de lecture, de plus en plus de Français vont plus loin et décident de prendre la plume. Décryptage de cette nouvelle tendance, née du Covid, mais qui pourrait bien lui survivre.
Premier confinement : la genèse d’une nouvelle vague d’écrivains
"Les Français ont depuis toujours l’habitude d’écrire, mais depuis le confinement, il y a eu un boom", témoigne Karen Haguenauer, responsable éditoriale de la maison d’édition Les Trois Colonnes. Dès le confinement total du mois de mars, nous nous sommes tournés en masse vers la lecture, mais aussi l’écriture. "Au début, il y a eu un moment de calme. Puis, à partir d’avril-mai, les gens ont décidé d’écrire. Certains avaient des livres dans leurs tiroirs, déjà écrits mais jamais partagés. C’était l’occasion de franchir le pas. Beaucoup se sont dit : 'Je n’ai rien d’autre à faire, je vais tenter ma chance'." Les Trois Colonnes ont reçu autour de 750 manuscrits au cours des mois les plus prolifiques, soit un tiers de plus qu’à l’accoutumée. Chez Jean-Claude Lattès, maison mère des labels Le Masque et La Grenade et société éditrice de Sandrine Collette, Delphine de Vigan ou encore du premier ouvrage d’Olivia Ruiz, "Nous avons constaté une augmentation d’environ 20% du nombre de manuscrits reçus" depuis le premier confinement, ajoute Véronique Cardi, la PDG. Avec deux phénomènes distincts : "D'une part, nos auteurs qui ont eu du temps pour finir leurs manuscrits – on n’a jamais été aussi prêt pour la rentrée littéraire de septembre ! Et d’autre part, nous avons reçu beaucoup de nouveaux auteurs, des gens qui ont profité du temps confiné ou sous couvre-feu pour écrire."
Les auteurs néophytes sont également nombreux à se tourner vers l’auto-édition, par définition bien moins sélective que les maisons d’édition. Charlotte Allibert, directrice générale et co-fondatrice de la maison Librinova : "En 2020, nous avons auto-publié 40% de livres de plus qu’en 2019, et jusqu’à 90% de plus au mois d’avril. C’est là que nous voyons vraiment l’impact énorme du premier confinement." Dans le détail, "l’année du Covid" a connu des fluctuations somme toute logiques : "Les périodes juste au début des confinements et déconfinements étaient des périodes un peu en retrait en termes d’envois de manuscrits", analyse Charlotte Allibert. Et de préciser :
Pour écrire et publier, il faut avoir l’esprit libre. Donc, les périodes de stress, au début du confinement par exemple, n’étaient pas des moments où les gens se consacraient à l’écriture. En revanche, au moment où ils étaient prêts, par exemple au mois d’avril, ils se sont lancés.
Les nouveaux auteurs et leurs thèmes de prédilection
Le temps du Covid semble avoir favorisé la diversité des nouveaux auteurs. "Nous recevons de tout : des grands patrons, des retraités qui souhaitent arrondir leurs fins de mois, des étudiants… Ce phénomène est transculturel", analyse Jean Detroye, responsable des éditions chez Anovi, une jeune maison d’édition à compte d’auteur créé en 2016, qui se revendique "moins sélective" que ses grandes sœurs. Aux Trois Colonnes aussi, les néo-écrivains sont très hétéroclites. "Des gens qui ont écrit toute leur vie et qui finalement décident de soumettre un ou deux écrits, d’autres qui n’ont jamais pris la plume ; certains ont la trentaine, d’autres sont plus âgés, nous avons même eu des mineurs. Il y a des auteurs confiants, d’autres très timides face au monde de l’édition", liste Karen Haguenauer.
Véronique Cardi, PDG des éditions Jean-Claude Lattès, évoque elle aussi "des auteurs avec des profils très variés", mais certains sortent du lot. "Nous recevons des premiers romans d’acteurs venus d’autres univers culturels : comédiens, scénaristes, chanteurs… Le livre a été très privilégié durant cette période, puisque c’est un plaisir solitaire que l’on peut exercer sans masque, là où toutes les salles de spectacles sont fermées. Ils n’écrivent pas du tout sur leur quotidien d’artiste : ce peut être de la saga franco-roumaine, l’histoire une famille de tisseurs… Ce sont de purs romans d’imagination. Une manière d’exprimer sa créativité autrement lorsque son activité principale est empêchée." Exemple parlant : le rappeur Oxmo Puccino publiera en mai prochain son premier roman, aux éditions La Grenade.
Autre tendance : les "journaux de confinement", très en vogue au début de la crise en particulier. "Nous avons reçu beaucoup d’écrits similaires : on apprend à faire son propre pain, on fait la course au papier-toilettes dans les supermarchés…", liste Karen Haguenauer. Jean Detroye, chez Anovi, évoque lui aussi "une vague de ‘mémoires de confinement’, c’était même un peu trop". Des tranches de vie souvent redondantes, dont peu ont finalement passé l’épreuve des sélections dans les maisons d’édition. "Le Covid, c’est une pandémie mondiale et sans précédent, dont il faudra parler à nos enfants. Conserver des écrits qui traitent de ce sujet est évidemment important, et nous en avons publié quelques-uns. Mais nous n’avons pas édité tant de livres sur la pandémie que cela, notamment parce que nous cherchons des écrits qui peuvent se tenir sur la durée", explique la directrice éditoriale des Trois Colonnes. "Avec les 'gilets jaunes', nous n’en avons pas édité du tout, bien que nous en ayons reçu beaucoup. On doutait que les livres puissent se vendre par la suite."
Si la pandémie a pour certains été un objet d’écriture à part entière, la plupart de ceux qui ont pris la plume pour la première fois se sont consacrés à de toutes autres histoires, constatent les éditeurs. "Le virus lui-même n’est pas le thème littéraire prépondérant des manuscrits que l’on a reçu, même s’il peut l’être ; je pense notamment à Flavie Flament qui a écrit une histoire d’amour au temps du premier confinement", confirme Véronique Cardi de Jean-Claude Lattès. "Mais il existe un besoin d’évasion, le roman doit nous sortir d’une réalité inquiétante. On est plutôt sur des thèmes qui nous évadent, pas sur des réalités pandémiques." Ainsi, certains se sont essayés à la poésie. Mais la fiction, polar et romance en tête, reste largement plébiscitée par les nouveaux auteurs. Cette tendance se vérifie aussi du côté de l’auto-édition : chez Librinova, 60 à 70% des œuvres 2020 sont des fictions. Jean Detroye (Anovi) note aussi un certain succès des histoires "feel good", dont on peut aisément comprendre l’utilité en ces temps difficiles.
Le monde change, chacun veut partager son opinion.
La fiction garde sa place royale, mais un autre courant s’est accentué depuis que le monde s’est refermé sur lui-même : le témoignage. "Certains écrivent par besoin de s’évader, d’autres par besoin de partager", détaille Karen Haguenauer. "Nous avons eu des témoignages d’anonymes qui ont connu des situations de violences familiales ou au travail, des burn-out, du harcèlement, des survivants du cancer… Ces gens-là veulent écrire pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas, tendre la main aux gens qui vivent la même chose qu’eux."
Jean Detroye, d’Anovi, ajoute : "Il y a un facteur sociologique : le monde change, chacun a envie de communiquer ses idées, de partager son opinion, d’avoir une tribune". Avoir une tribune pour donner son avis… Cela ne vous rappelle rien ? A l’ère des réseaux sociaux où chacun peut, d’un clic, dire ce qu’il pense en 140 caractères, le monde du livre a lui aussi vu ses codes changer. "Il y a eu un effet ‘prise de parole’, une envie de témoigner sur l’époque au sens large", constate également Charlotte Alibert, des auto-éditions Librinova. "L’un de nos succès cette année a par exemple été le témoignage d’une assistante d’éducation dans les écoles. Ce phénomène, ‘j’écris pour dire ce que je pense’, est de plus en plus courant. Le développement personnel a fait une grande entrée dans l’édition il y a quelques années, il y a eu les livres de cuisine… Ces dernières années, on observe une tendance vers l’écriture qui transmet, qui veut exprimer des choses. Je pense que l’envie que l’on voit dans la société de s’exprimer sur des sujets politiques, économiques et sociaux se retrouve aussi dans l’édition."
Le Covid nous a-t-il définitivement réconciliés avec l'écriture ?
Quel avenir pour cette "nouvelle vague" d’écrivains en herbe ? Le soufflet va-t-il retomber dès lors que nous aurons retrouvé une vie normale ? Les éditeurs veulent croire à un élan durable. "Pour l’instant, ça continue", affirme Véronique Cardi de Jean-Claude Lattès. "On voit que le goût des mots, que ce soit à travers l’écriture ou la lecture, a été nourri par tous les empêchements que nous avions d’autres parts". "Cet engouement que l’on a constaté en 2020, cela veut dire que les gens reprennent du plaisir à lire et à écrire", ajoute Karen Haguenauer. "Le fait d’avoir du temps nous a redonné le goût des livres, et nous nous sommes rappelés qu’avant la télé, il y avait la lecture. Elle nous aide à forger notre imaginaire, elle nous fait avancer. Elle est importante pour les plus jeunes." Charlotte Allibert veut aussi croire à la continuité de ce nouvel engouement pour l’écriture : "Ça a débloqué des choses chez les auteurs. Ils ont vu qu’ils pouvaient y aller, qu’ils pouvaient se lancer. Ce que l’on constate chez nous, c’est qu’en général, l’auteur d’un livre ne va pas s’arrêter là : il va en écrire deux, trois, quatre… Alors je ne pense pas que nous resterons comme en avril, avec 90% de manuscrits en plus, mais le livre reste une valeur-refuge dans les moments difficiles. L’idée de se poser, d’écrire pour prendre du recul, est quelque chose qui va perdurer."