Autoroutes : dans les coulisses d'une privatisation très controversée
Par Benoît Collombat, Cellule investigation de Radio FranceEnquête | Occupation des péages par les "gilets jaunes", décision du Conseil d’État obligeant Bercy à publier un protocole d’accord signé avec les sociétés concessionnaires : la privatisation des autoroutes est au cœur de l’actualité. Témoignages et documents inédits sur une opération très critiquée.
ÉPISODE 1 : Bercy s’en va-t-en guerre
L’histoire commence au début des années 2000.
Le gouvernement Jospin décide d’ouvrir au privé le capital des sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes jusqu’ici entièrement détenu par l’État. Mais l’État reste l’actionnaire majoritaire.
En 2003, le ministre des Transports, Gilles de Robien, propose d’utiliser l’argent des péages pour financer l’aménagement du réseau routier mais aussi du ferroviaire. Une cagnotte qui serait gérée par une Agence de financement des infrastructures de transport. "La dette des autoroutes baissait, plusieurs millions voire milliards de dividendes allaient commencer à entrer dans les caisses de l’État, explique Gilles de Robien. Cela représentait des recettes nouvelles pour l’Agence qui allait financer les infrastructures. Cela me paraissait logique."
À l’époque, le ministère des Finances tente de s’opposer au projet de Gilles de Robien, qui doit batailler ferme pour imposer sa réforme. "Chaque ministre des Finances (Francis Mer, Nicolas Sarkozy) me reçoit, avec à ses côtés toujours le même conseiller, partisan de la privatisation des autoroutes, raconte Gilles de Robien. On m’explique qu’il faut vendre les autoroutes parce que ça fera baisser la dette de l’État. Mais j’avais anticipé ces arguments en faisant réaliser une étude très pointue sur le sujet par une grande banque parisienne. Elle concluait que les autoroutes étaient une manne financière pour l’État. C’est comme ça que j’ai pu résister à Bercy. Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin a tranché en ma faveur."
ÉPISODE 2 : Un "bijou" vendu au nom de la dette
Mais en 2005, le Premier ministre Dominique de Villepin et son ministre des Finances, Thierry Breton, optent pour la privatisation, au nom de la "modernisation des infrastructures" et du "désendettement de la France." C’est l’époque où Thierry Breton commande à Michel Pébereau, président du directoire de BNP Paribas, un rapport sur la dette publique. "Quand j’ai quitté Matignon, Bercy est arrivé pour prendre sa revanche et pour vendre au Premier ministre de l’époque cette idée sublime qui était de privatiser les autoroutes", déclare en octobre 2016, l’ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, à la cellule investigation de Radio France.
En 2006, l’État vend ses participations dans les sociétés concessionnaires d’autoroutes aux groupes Vinci, Eiffage et Abertis. "Je n’ai pas compris cette décision, témoigne Gilles Carrez, alors rapporteur UMP du budget. Le gouvernement disait que cette privatisation allait servir au désendettement, mais cela ne tenait pas la route. L’État s’endettait alors à un taux d’intérêt de l’ordre de 4 ou 5 %. Or les autoroutes représentaient une recette supérieure à ces intérêts payés par l’État. C’est un bijou de famille, un élément du patrimoine qu’il ne fallait pas brader."
L’État a vendu ses participations dans les sociétés concessionnaires pour 14,8 milliards d’euros. "Une bonne affaire pour l’État", assure Dominique de Villepin en 2014.
"Le juste prix économique, c’était 20 milliards", estime Gilles Carrez.
Gilles Carrez étudie le sujet de près à l’époque. "L’État a fait une mauvaise affaire. Mais même à 20 milliards, c’est une mauvaise décision du point de vue de l’intérêt général." Dans un rapport publié en 2009, la Cour des comptes estimait à 24 milliards d'euros la valeur globale des concessions privatisées ( voir page 202, note de bas de page 91).
Du côté des sociétés d’autoroutes, on estime que la facture réelle n’était pas de 14,8 milliards mais d’au moins 22,5 milliards d’euros, si on ajoute le rachat des parts des sociétés d’autoroutes qui appartenaient à l’État depuis 2002.
► DOCUMENT | "Les idées reçues sur les concessions autoroutières en France", document de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (ASFA)
Il s’agit d’"une manne financière qui n’est pas négligeable puisque 15 milliards d’euros ont été engrangés par l’État à cette occasion, et que 20 milliards de dettes [reprises par les sociétés concessionnaires d’autoroutes] ont été déconsolidées", estime aujourd’hui le cabinet de la ministre des Transports, Elisabeth Borne, soulignant les "importants programmes d’investissement" engagés par les sociétés concessionnaires depuis 2006.
Dominique de Villepin et Thierry Breton n’ont pas donné suite à notre demande d’interview.

ÉPISODE 3 : La privatisation qui ne passe pas
Fin 2014, le dossier des privatisations rebondit. Plusieurs rapports de la Cour des comptes, du Sénat, de l’ Assemblée nationale et de l’ Autorité de la concurrence critiquent "la rentabilité exceptionnelle" des autoroutes "assimilable à une rente".
"L’État a une responsabilité historique. S’il prolonge les concessions sans rebattre les cartes, ni reprendre la main dans les négociations, il perd le pouvoir pour très longtemps", estime, solennel, le président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre, le 17 septembre 2014, devant la commission des Finances.
L’affaire devient politique. Le 10 décembre 2014, 152 députés socialistes réclament au Premier ministre, Manuel Valls, le rachat des concessions d’autoroutes par l’État.
Un groupe de travail parlementaire sur les autoroutes est mis en place, associant huit députés et sept sénateurs de la majorité et l’opposition. Avec deux représentants de l’État principalement chargés de mener les discussions : Elisabeth Borne, l’actuelle ministre des Transports, alors directrice de cabinet de la ministre de l’Écologie Ségolène Royal, et Alexis Kohler, l’actuel secrétaire général de l’Élysée qui était à l’époque le directeur de cabinet du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron.
Officiellement, toutes les options sont sur la table, à commencer par la résiliation des contrats de concession.
Pourtant, dès le début, Elisabeth Borne, qui a été directrice des concessions chez Eiffage de 2007 à 2008, et Alexis Kohler, font passer un message assez clair : d’après eux, la marge de manœuvre de l’État avec les sociétés d’autoroutes est très mince.
► DOCUMENT | Procès-verbal de la première réunion du groupe de travail sur les autoroutes, le 26 janvier 2015, dans lequel Elisabeth Borne souligne "le cadre juridique contraint de ces négociations."
ÉPISODE 4 : Grand bluff et grosse colère
Coauteur d’un rapport parlementaire sur "la reprise en main" des autoroutes, Jean-Paul Chanteguet, alors député socialiste de l’Indre, participe à ce groupe de travail. Mais il se rend vite compte que les véritables négociations se déroulent ailleurs : entre les représentants de l’État et les sociétés d’autoroutes, dans le but de négocier un protocole d’accord, sans résiliation des contrats.
Il décide donc de démissionner et envoie une lettre au Premier ministre Manuel Valls.
"L’objectif était de nous faire accepter les termes du protocole d’accord qu’on négociait dans notre dos, estime Jean-Paul Chanteguet. On a essayé de nous utiliser en nous faisant cautionner ce protocole d’accord avec les sociétés d’autoroutes. Les dés étaient pipés. Je ne voulais pas être instrumentalisé, c’est pour ça que j’ai démissionné."
► VIDÉO | Jean-Paul Chanteguet : "On nous a instrumentalisés"
À l’époque, Jean-Paul Chanteguet plaide pour la mise en place d’un système dit de "régie intéressée" dans lequel la puissance publique reprendrait la main en maitrisant les tarifs des péages, et en confiant l’exploitation du réseau au privé, aux conditions de l'État. "Depuis la privatisation jusqu’en 2017, ce sont 27 milliards d’euros de dividendes qui ont été distribués aux actionnaires", tempête l’ancien député socialiste, toujours très impliqué sur le sujet.
"On ne parle plus de rente mais de super-rente autoroutière ! Si on ne dénonce pas ces contrats, ils deviendront demain des contrats de concession perpétuels."
Ce à quoi les sociétés d’autoroutes répondent que "depuis la privatisation, les investissements et les impôts versés à l’État ont été supérieurs aux dividendes versés". "Dans 10 euros de péage, il y a d’abord 4,2 euros de taxes d’impôts et de redevance__, explique le président de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes ( ASFA), Arnaud Hary. La rentabilité d’une société concessionnaire s’évalue sur la durée."
Selon nos informations, cette solution d’une "régie intéressée" avait été proposée dans une note au candidat François Hollande par l’un de ses conseillers, lors de la campagne présidentielle de 2012. Cette note explique qu’il s’agit d’une proposition "difficile à contrer politiquement" par les adversaires du candidat Hollande étant donné "la popularité de la mesure."
► DOCUMENT | Note confiée à François Hollande sur "le rachat par l’État des concessions autoroutières", dans laquelle les sociétés concessionnaires d’autoroutes sont qualifiées de "véritables vaches à lait pour leurs actionnaires."
ÉPISODE 5 : Les autoroutes contre-attaquent
Décembre 2014. Coup de tonnerre. Prenant tout le monde par surprise, la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, annonce un gel des tarifs des péages, contrairement aux accords prévus avec les sociétés d’autoroutes. "L’État est cosignataire des contrats de concession, qui comportent des clauses de tarifs, rappelle le président de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes, Arnaud Hary. La ministre a souhaité procéder au gel unilatéral des tarifs, c’était donc une décision illégale. L’État doit respecter les contrats qu’il signe."
"J’ai très mal vécu cet épisode"
L’ancien secrétaire d’État socialiste aux Transports, Alain Vidalies, se souvient. "La responsabilité politique c’était de dire qu’on ne pouvait pas geler les tarifs comme ça."
Les sociétés d’autoroutes menacent de saisir les tribunaux. Et elles renforcent encore leur poids dans les négociations avec l’État. "Les sociétés d’autoroutes nous expliquent qu’elles sont prêtes à aller au bras de fer, raconte le député Mouvement radical de la Meuse, Bertrand Pancher. Mais elles restent assez sereines. Elles pensent qu’elles vont obtenir un accord entre personnes intelligentes. Comme elles sont sûres de gagner, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas d’accord."
"La décision de gel des tarifs prise en 2015 a stoppé toutes les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires, précise aujourd’hui le cabinet de la ministre des Transports Elisabeth Borne. Elle a introduit une dernière ligne droite de négociations très dures et une position très défavorable pour l’État."
Et pour mener au mieux ces discussions avec l’État, les sociétés d’autoroutes désignent un fin connaisseur de l’État : Bruno Angles. Cet ancien conseiller technique au cabinet du ministre de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, de 1993 à 1994, est alors le dirigeant pour la France du fonds australien Macquarie, copropriétaire avec Eiffage des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR).
L’homme a un CV imposant. Il a notamment été directeur général de la Société du tunnel du Mont-Blanc (de 1994 à 1996), exercé des responsabilités au sein du cabinet McKinsey (de 1996 à 2004), et a été directeur général de Vinci Energies (de 2004 à 2005). Présent au conseil d’administration de nombreuses entreprises (comme la RATP, depuis 2016), il est également (depuis 2015) président de l’association des anciens élèves et diplômés de l’École Polytechnique.
En 2016, il devient président de Crédit Suisse France et Belgique. Contacté, Bruno Angles n’a pas répondu à notre demande d’interview.
ÉPISODE 6 : Petits secrets entre ministres
Finalement, le 9 avril 2015, la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, et le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, signent un protocole d’accord avec les représentants des sociétés APRR (Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, groupe Eiffage et Macquarie), AREA (Société des autoroutes Rhône-Alpes, filiale de APRR), ASF (Autoroutes du Sud de la France, filiale de Vinci Autoroutes), Cofiroute (filiale de Vinci Autoroutes), Escota (Autoroutes Esterel-Côte d’Azur, filiale de Vinci Autoroutes), Sanef (Société des autoroutes du Nord et de l'Est de la France, contrôlée par la société Abertis) et SAPN (Société des autoroutes Paris-Normandie, filiale de Sanef).
Le secrétaire d’État aux Transports, Alain Vidalies, explique aujourd’hui qu’il a refusé d’apposer sa signature. "Quarante-huit heures avant la signature, je suis convoqué au ministère de l’Écologie, se souvient Alain Vidalies. La négociation s’était déroulée entre gens informés et bien-pensants, du coup je suppose qu’ils avaient besoin de ma signature pour la forme. N’ayant pas été associé aux négociations, je refuse de signer ce protocole d’accord, que je n’ai ni expertisé, ni validé."
Que contient ce protocole d’accord ?
Impossible de le savoir, à l’époque. Le sénateur centriste Hervé Maurey, membre de la Commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire, tente à deux reprises, le 15 avril 2015 et le 19 mai 2015 de se le faire communiquer auprès du Premier ministre, Manuel Valls. En vain.
Interrogé sur RTL, le 9 avril 2015, le ministre de l’Économie Emmanuel Macron explique qu’"on a mal géré ces contrats ces dernières années" et qu’"on va être plus transparent".
Pourtant, lorsque le sénateur Hervé Maurey interpelle le ministre, le 30 juin 2015, en lui réclamant, une nouvelle fois, la transmission de ce protocole d’accord, Emmanuel Macron explique qu’"une partie de ces accords relève d’une clause de confidentialité demandée par les sociétés d’autoroutes."
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Interrogées à ce sujet, les sociétés d’autoroutes contestent avoir réclamé la moindre clause de confidentialité. "Les décrets approuvant les avenants aux contrats de concession ont été publiés, en août 2015, au Journal officiel et sont consultables sur internet", précise l’Association française des sociétés d’autoroutes.
Dans son rapport publié en 2016, l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (Arafer), qui contrôle désormais les contrats de concessions autoroutières, évoque les principaux points de ce protocole d’accord, mais sans entrer dans le détail.
Malgré les déclarations publiques, au final, ce gel des tarifs des péages pour 2015 se traduira, selon l’Arafer, par un surcoût de 500 millions d’euros pour les automobilistes.
Contactés, Manuel Valls, Ségolène Royal, et Alexis Kohler n’ont pas donné suite à nos demandes d’interviews.
L’État pouvait-il faire autrement ?
Sur le papier, une disposition lui permet de résilier les contrats de concession. Il s’agit de l’article 38 qui permet à l’État de dénoncer ces contrats au nom de "l’intérêt général". Dans ce cas, l’État est tenu d’indemniser les détenteurs des contrats de concession. Les différentes évaluations concernant le coût de la résiliation de ces contrats (qui expirent entre 2031 et 2036) varient entre 20 et 50 milliards d’euros. Pour les services de la ministre des Transports, Elisabeth Borne "la renationalisation des autoroutes n’est ni possible, ni souhaitable. […] L’État n’a que peu d’intérêt à racheter à un prix exorbitant des concessions dont il commencera à retrouver la pleine propriété dans 10-15 ans."
Une analyse contestée par de nombreux observateurs comme le chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, enseignant à l’Université Paris I et membre des Économistes atterrés, Christophe Ramaux. "Si elle le souhaite, en empruntant sur les marchés financiers avec des taux très bas, la France a tout à fait les moyens d’augmenter sa dette pour cette mission d’intérêt général, estime Christophe Ramaux, sachant qu’elle sera largement remboursée dans les années qui viennent grâce aux recettes d’exploitation des sociétés d’autoroutes."
ÉPISODE 7 : L’accord révélé
Le 18 mars 2019, le Conseil d’État a levé officiellement le voile sur ce protocole d’accord. Saisi par le militant écologiste grenoblois, Raymond Avrillier, la haute juridiction oblige Bercy à lui communiquer les documents qu’il réclame depuis maintenant quatre ans.
Le Conseil d’État estime que "le protocole transactionnel" signé en avril 2015 "présente le caractère d’un document administratif communicable."
Déjà dévoilé partiellement en septembre 2017 par France 2, l’accord a été publié en intégralité par la journaliste Martine Orange sur Mediapart, en janvier 2019.
La cellule investigation de Radio France a également eu accès à ce protocole d’accord. Le voici désormais, en accès libre.
► DOCUMENT | Protocole d’accord entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, signé le 9 avril 2015.
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En résumé, ce protocole d’accord prévoit un allongement de la durée des concessions contre la promesse d’un investissement de 3,2 milliards d’euros sur 10 ans, ainsi qu’une augmentation des tarifs de péage à partir de 2019 et jusqu’en 2023.
"C’est un accord très faible pour la défense des intérêts de l’État, estime l’ancien secrétaire d’État aux transports, Alain Vidalies. Compte tenu du rapport de force créé par les parlementaires et l’opinion, à l’époque, la peur aurait dû changer de camp. Les responsables des sociétés d’autoroutes ont été trop rapidement rassurés."
"Le bilan de ce protocole est sans conteste positif puisqu’il a permis d’éviter à l’État des procédures de litiges qui lui auraient immanquablement été défavorables" et de "rééquilibrer [les] relations contractuelles [de l’État] avec les sociétés concessionnaires", estime pour sa part le cabinet d’Elisabeth Borne.
ÉPISODE 8 : Une "baguette magique" fiscale
Un autre point de ce protocole d’accord attire l’attention : une clause de "neutralité fiscale."
En clair, il s’agit d’une clause qui oblige l’État à accorder automatiquement une compensation aux sociétés d’autoroutes, en cas de nouvelle taxe ou de nouvel impôt.
Cette clause (au titre de l’article 32) existait avant la signature de ce protocole d’accord. Mais selon un avis du Conseil d’État de février 2015 que nous nous sommes procuré, son application très large à la société Cofiroute pouvait être considérée comme "excessive et anormale" (voir page 4).
"L'État s’est lié les mains. C’est tout à fait inacceptable."
Malgré cet avis du Conseil d’État, cette clause s’appliquera bien, sans aucune restriction, en faveur des sociétés d’autoroutes, dans le protocole d’accord signé avec l’État, en avril 2015. "Cela signifie que si demain l’État décide d’augmenter une taxe ou une redevance sur les autoroutes, il est obligé d’accepter soit une augmentation des péages, soit un allongement des durées de concession, commente l’ancien député socialiste Jean-Paul Chanteguet. L’État a accepté de mettre en place une forme de régime dérogatoire. Il s’est lié les mains. C’est tout à fait inacceptable."

Du côté des sociétés d’autoroute, on répond qu’il s’agit là d’une clause tout à fait logique dans ce type de contrats. "L’État fixe la règle du jeu, il est juge et partie, explique le président de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes, Arnaud Hary. Il ne peut donc pas modifier de manière unilatérale l’équilibre du contrat qu’il a signé et imposer de nouvelles taxes et redevances spécifiques aux sociétés d’autoroutes, sinon l’État doit compenser les sociétés d’autoroutes. Cela a été dit par le Conseil d’État. C’est un droit que l’État s’honore de respecter."
Quant au cabinet de la ministre des Transports, Elisabeth Borne, il estime que cette clause fonctionne en quelque sorte, dans les deux sens : "Si d’un côté, elle garantit aux sociétés le maintien des conditions économiques et financières du contrat, de l’autre elle permet à l’État de "récupérer" l’effet d’aubaine généré par la minoration ou la suppression d’une taxe ou redevance spécifique aux concessionnaires d’autoroute." Autrement dit, si un engagement pris par les autoroutes lors du protocole d’accord d’avril 2015 venait à être minoré, l’État serait fondé à en réclamer la compensation.
ÉPISODE 9 : Un vert qui voit rouge
Cette clause de "neutralité fiscale" est désormais au centre d’une nouvelle bataille juridique.
L’ancien élu grenoblois, Raymond Avrillier, qui a déjà obtenu la publication du protocole d’accord, annonce à la cellule investigation de Radio France qu’il va de nouveau saisir le Conseil d’État pour cette fois tenter de faire annuler l’accord.
Il estime que les deux ministres, Ségolène Royal et Emmanuel Macron, qui ont signé ce protocole d’accord, n’étaient pas habilités à valider une décision d’ordre fiscale. "Ce protocole d’accord est irrégulier, estime Raymond Avrillier_, il n’y a ni la signature du ministre des Finances, ni la signature du Premier ministre. Le Conseil d’État sera saisi sur ce protocole pour l’incompétence des deux ministres, Ségolène Royal et Emmanuel Macron, à s’engager sur des dispositions fiscales qui ne relèvent pas de leur mission prévue par les textes législatifs et règlementaires._"
L’ancien militant écologiste a déjà été à l’origine de plusieurs affaires judiciaires, comme le scandale de la privatisation de la régie des eaux à Grenoble qui a débouché sur la condamnation de l’ancien maire Alain Carignon, ou bien l’affaire des sondages de l’Élysée, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
ÉPISODE 10 : Des routes nationales très convoitées
Treize ans après la privatisation, 2 600 kilomètres d’autoroutes n'ont pas encore été concédés au privé. Des portions qui intéressent forcément le secteur autoroutier. "Il y a toujours eu la volonté de travailler sur des extensions de réseau, témoigne Lionel Leullier qui a travaillé plus de 15 ans dans le secteur. C’est ce qu’on appelait la politique des petits bouts. Avoir du réseau à gérer en plus, avec de petits morceaux de réseaux non concédés qui peuvent être adossés au réseau concédé, soit par une extension de la durée des concessions, soit par un péage complémentaire."
Mais la stratégie des sociétés d’autoroute ne s’arrête pas là. Faute de crédit, l’état du réseau non concédé se dégrade. Du coup, les sociétés d’autoroute ont également un œil sur le réseau routier national qui représente près de 10 000 kilomètres.
C’est ce qu’on comprend dans une note interne de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (ASFA) datée du 17 avril 2014, que nous nous sommes procurée. "Ce modèle vertueux [des concessions] pourrait s’élargir à l’ensemble du réseau routier national, dans sa configuration resserrée aux seuls grands itinéraires qui est devenue la sienne suite aux décentralisations", peut-on lire dans cette note. "Il semble pertinent aujourd’hui de s’appuyer sur ce modèle pour continuer à développer et moderniser les infrastructures routières indispensables à la mobilité durable et au développement économique de notre pays, tout en contribuant de façon positive à la relance économique, explique encore ce document. Cela peut – et même doit – se faire sans peser sur les finances publiques, comme le permet les vertus de ce modèle 'made in France'. Le transfert de tout ou partie du réseau routier national est de nature à provoquer un choc budgétaire très significatif, soulageant le budget de l’État et pérennisant les capacités d’entretien du réseau."
Interrogé sur ce point, le président de l’Association des sociétés française d’autoroutes, Arnaud Hary, confirme que le réseau national intéresse le secteur mais uniquement les portions qui pourraient à terme être transformées en autoroute.
"Chaque fois que l’État décidera d’aménager son réseau de route nationale et de le transformer en autoroutes concédées, les sociétés d’autoroutes répondront présent, assure Arnaud Hary.
"Prenons l’exemple de la route Centre-Europe Atlantique (RCEA), entre Mâcon, Limoges et Poitiers : l’État a décidé de transformer 100 kilomètres de routes nationales en autoroutes. Les sociétés d’autoroutes répondent toujours à l’appel d’offres pour moderniser."
Une réflexion est actuellement en cours sur le sujet. Le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, et la ministre des Transports, Elisabeth Borne ont mis en place un groupe de travail sur "l’évolution de la gestion" du réseau routier national non concédé.
"Lorsque j’étais secrétaire d’État aux Transports, je voyais déjà arriver sur mon bureau des notes de la haute administration m’expliquant que le budget de l’État n’avait plus les moyens d’entretenir le réseau routier national, témoigne l’ancien élu socialiste, Alain Vidalies. Il y avait un schéma préconisant la privatisation. On me demandait de recommencer avec les routes nationales ce qu’on avait fait par le passé pour les autoroutes."
Contacté, le ministère des Transport dit rester "prudent" sur le sujet. Le rapport sur l’évolution de la gestion du réseau routier national non concédé devrait être rendu d'ici l'été 2019.
Aujourd’hui, le secteur autoroutier représente un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros, un bénéfice net de près de trois milliards d’euros, des dividendes de 1,7 milliards en 2017 (4,7 milliards en 2016) et une marge brute de plus de 70 %. De leur côté, les sociétés d’autoroutes mettent en avant "le montant des investissements que les sociétés se sont engagées à faire pour sécuriser, moderniser et développer le réseau. Cinq milliards d’euros d’investissements supplémentaires inscrits dans les contrats quinquennaux des sociétés privatisées. Entre 2006 et 2018, ce sont 24 milliards d’euros qui ont été investis pour améliorer et sécuriser les autoroutes française", dit l’ASFA.
Dans son dernier rapport, l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) a relevé plusieurs cas dans lesquels "il n’apparaissait pas justifié de faire supporter par l’usager de l’autoroute" certains investissements "soit parce que les projets correspondaient à des opérations déjà prévues dans les contrats, soit parce qu’il n’était pas établi qu’ils étaient strictement nécessaires ou utiles à l’exploitation de l’autoroute."
ÉPILOGUE : Agence recherche financement désespérément
Quant à l’Agence de financement des infrastructures de France (AFITF) qui devait être financée par l’argent des péages au début des années 2000, elle a aujourd’hui bien du mal à fonctionner avec un budget de 2,5 milliards d'euros. Un budget abondé par les sociétés d’autoroutes (à hauteur d’un milliard), la taxe intérieure sur les produits pétroliers et les amendes radars, dont le montant a considérablement chuté, suite à la crise des "gilets jaunes". "En 2018, il a manqué 202 millions d'euros d’amendes radars, constate l’actuel président de l’AFITF et maire d’Angers, Christophe Béchu_. Et pour 2019, la perte est évaluée à 400 millions ! Le problème c’est que l’Agence a des dépenses qui sont certaines… mais des recettes incertaines. Avec un budget de 2,5 milliards, on ne peut pas financer des infrastructures nouvelles, on se contente de payer les factures. Nous avons besoin d’un budget d’au moins trois milliards pour lancer des projets sur plusieurs années._"
"Imaginez ce qu’on pourrait faire aujourd’hui si l’Agence avait continué à être alimentée par l’argent des péages, regrette l’ancien ministre des transports Gilles de Robien. Nous aurions un outil de financement pérenne qui résoudrait tous nos problèmes financiers pour les infrastructures françaises."
Des sources gouvernementales assurent que tout sera fait pour que l’AFITF puisse bénéficier d’un budget de trois milliards en 2020. Mais on ignore encore avec quel financement...