Autour du débat sur la réforme des retraites, la question du parlementarisme
Par Pauline Petit“Obstruction parlementaire” dénonce la majorité, “leçon de parlementarisme”, rétorque l’opposition. Alors que l’examen des amendements au texte de loi sur la réforme des retraites anime le palais Bourbon, que reste-t-il de la tradition du parlementarisme ?
L’Assemblée nationale est actuellement le théâtre de longs débats parlementaires autour de la réforme des retraites. Trop longs pour Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État aux Retraites : "Les Français attendent que nous puissions avancer dans le texte". “Ces débats permettent d’éclairer le parlement et les Français", rétorque Régis Juanico, député du mouvement Génération.s. La volonté du gouvernement de faire adopter la réforme des retraites se heurte en effet aux 41 396 amendements déposés par l’opposition, si bien que l’exécutif envisage le recours à l’article 49.3 de la Constitution - une mesure d’exception qui permettrait au gouvernement de faire adopter la réforme sans passer par le vote du parlement. En une semaine, les discussions à l’Assemblée nationale ont permis d’examiner le premier article d’une loi qui en comporte… 65. A ce rythme, le vote nécessiterait bien plus de temps que les trois semaines initialement prévues par le gouvernement (jusqu’au 8 mars).
Alors que la majorité dénonce une entreprise d'“obstruction” et de “_sabotage parlementair_e” (Gilles Legendre, député LaREM) orchestrée par l’opposition, celle-ci explique avoir recours à ces outils parlementaires dans le seul but d'obtenir des réponses sur les points non éclaircis du texte de loi : “Nous utilisons nos amendements pour contraindre le gouvernement à s’expliquer et à dévoiler son projet. Quel sera l’âge de départ à la retraite ? Quels seront la valeur du point et le montant des pensions ? Comment sera calculée la pénibilité ? Quelles garanties pour les femmes ? Le gouvernement ne nous répond pas. Son texte n’est pas prêt”, estime le député PCF Sébastien Jumel. A gauche comme à droite, l'opposition saisit l'occasion de réaffirmer les pouvoirs du parlement face à l'exécutif. Pour certains, ces interminables séances à l’hémicycle sont une preuve de l’inefficacité du système parlementaire. D’autres au contraire, comme l’historien et membre du Groupe d’histoire sociale (GHS) Michel Pinault, qualifient ce débat de “leçon de parlementarisme”, regrettant que le contenu des amendements intéresse moins les médias que leur nombre... Des divergences qui rappellent justement l’histoire de la notion de parlementarisme, ses grandes traditions et évolutions à travers les différents régimes républicains.
Le “parlementarisme”, une notion ambivalente
Dès ses premiers usages, le terme “parlementarisme” pouvait prendre un sens aussi bien péjoratif que laudatif. Dans le pamphlétaire Napoléon le Petit (1852) de Victor Hugo, on trouve déjà cette ambivalence. Alors que Louis Bonaparte juge la tribune trop bruyante et la qualifie de “parlementarisme”, Victor Hugo s’emploie à la défendre :
Le “parlementarisme”, c’est-à-dire la garantie des citoyens, la liberté de la discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le contrôle de l’impôt, le droit de savoir ce qu’on fait notre argent, le contrepoids de l’arbitraire (...) tout cela n’est plus… Aujourd’hui, plus de tapage, plus de vacarme, plus de partage, de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le conseil d’État sont des bouches cousues. On n'a rien à craindre de lire un beau discours le matin en s'éveillant. C'en est fait de ce qui pensait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple. Victor Hugo
Sous sa plume, le système parlementariste est le meilleur allié de la démocratie. Comme l’explique le juriste et politologue Philippe Lauvaux dans Le Parlementarisme (Que sais-je, 1997), au sein des régimes démocratiques, la doctrine constitutionnelle classique opère une distinction fondée sur le principe de séparation des pouvoirs. Il existe des régimes de séparation rigide comme la monarchie constitutionnelle française de 1791 ou le régime présidentiel des États-Unis, et des régimes de séparation souple comme les régimes parlementaires, où se trouve consacré “le principe de responsabilité politique de l’exécutif devant les assemblées” et, en contrepartie_, “le droit dont il dispose généralement de prononcer leur dissolution_”, mais ce n’est pas toujours le cas. Ce régime de collaboration des pouvoirs législatif et exécutif est celui de la majorité des pays démocratiques, s’adaptant ainsi à des réalités politiques aussi diverses que celle de la Grande-Bretagne, de l’Inde ou du Japon...
Des origines monarchiques, une philosophie républicaine
Contrairement à ce que l’on peut penser, observe l’historien politique Nicolas Roussellier, maître de conférences à Sciences Po Paris, l’installation du “parlementarisme en France - le règlement de la Chambre des députés, les commissions parlementaires…- vient de la monarchie plutôt que de la République”. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, “le parlementarisme au sens le plus fort progresse, c'est-à-dire la liberté de discussion, la possibilité de voter des amendements, y compris ceux contraires à ce que souhaite le gouvernement”.
A l’époque, la France s’inspire du modèle britannique où le parlementarisme a émergé dès le XIVe siècle. “Le précédent anglais a beaucoup joué à cette époque-là pour que des monarchistes français, modérés et libéraux, imitent ce modèle politique”, explique l’historien. Les divergences d'opinion au sein de l'élite politique, à savoir les élus de la Chambre des députés et celle des pairs, concernant la question du régime ou de la laïcité, contribuent aussi au développement du parlementarisme. “Tous les courants se retrouvent au parlement. Même s’il n’est pas issu du suffrage universel, d'une certaine manière, les divisions de ce Parlement sont quand même le reflet des divisions de la société”, remarque Nicolas Roussellier. Résultat : les majorités sont instables et le gouvernement ne bénéficie pas, a priori, d’une majorité sûre et certaine. Il y a de ce fait “toujours une marge de manœuvre possible pour les oppositions dans les débats parlementaires, explique l’historien. Parfois, un vote majoritaire contre le gouvernement s’exprime, parce que plusieurs oppositions se sont additionnées”.
Le parlementarisme républicain est ainsi largement fondé sur la notion de liberté individuelle du vote des députés et des sénateurs. D’ailleurs, pendant longtemps “de nombreux députés bénéficient de l'absence de discipline de parti, tout simplement parce qu'il n'y a pas de parti politique au sens moderne, à l'exception de l'extrême gauche, expose Nicolas Roussellier. C'est une première tradition républicaine très parlementariste”. De là vient aussi la fameuse “instabilité gouvernementale” qui caractérise la IIIe et Ve République. D’un autre point de vue, commente Nicolas Roussellier, le travail législatif du parlement pouvait tirer parti des ces divisions : “comme la majorité n'était pas fixée à l'avance, elle n'était pas l'instrument du gouvernement”. Selon lui, l’un des exemples de réussite de cette période de l’histoire du parlementarisme est le débat sur la loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905 :
C'est un débat qui a duré deux années entières - ça n’a rien à voir avec les trois ou quatre semaines actuellement accordées à la réforme des retraites. Surtout, c'est une réforme qui s'est faite à l'initiative de certains parlementaires. Elle n'était pas voulue par le gouvernement de l'époque mais elle a pu être mené à bout. Toute l'élaboration, l'écriture du projet et de chacun des articles, s'est faite par des moyens parlementaires. Le travail en commission a donc été très important et a permis des accords trans-partisans. Il en est ressorti un esprit de compromis comme on dit encore aujourd'hui, on fait souvent référence au caractère libéral de la loi de 1905, c'est lié à cette fabrication parlementaire. Il y a une "co-construction", terme qui a pu être repris au début du macronisme, mais à cette époque, ce n’était pas un mot mais une réalité. Nicolas Roussellier
Aujourd’hui, le travail en commission peut être filmé et ainsi rendu public. Selon l’historien, auteur du Parlement de l'éloquence, La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre (Presses de Sciences Po, 1997), cela constitue une rupture majeure avec la “grande époque du parlementarisme” : “le secret du travail d’une commission peut permettre aux différents partis de faire des compromis sans que leur position ne soit connue à l’extérieur, sans que cela soit “anti-démocratique”.
Ordonnances, 49.3, obstruction parlementaire... Le “bras de fer” exécutif-législatif
“A l'époque du parlementarisme républicain, il y avait quand même déjà des coups de force de l'exécutif”, assure Nicolas Roussellier. A partir des années 1930, l'exécutif commence à imposer au parlement certaines de ses volontés, notamment en matière économique, en transformant le règlement des chambres ou en intégrant de nouveaux outils comme les décrets lois, “les ancêtres des ordonnances”, souligne l’historien, ou encore encore le vote des pleins pouvoirs_, “une sorte de chèque en blanc donné à un gouvernement pour publier des décrets qui, en fait, auraient dû être des lois discutées au parlement_ - ce que fera la Ve République avec les ordonnances”, évalue l'historien.
Alors qu’on s’interroge actuellement sur le recours du gouvernement au 49.3 pour accélérer le processus parlementaire sur le vote de la loi de réforme des retraites, Nicolas Roussellier rappelle que cet outil constitutionnel mis en place par la Ve République a des précédents juridiques remontant à l’époque du parlementarisme républicain : “quand un gouvernement avait vraiment besoin de faire voter quelque chose, il pouvait faire une sorte de chantage à sa majorité, un chantage à la chute du gouvernement.”
De façon assez ironique, le 49.3 a été mis en place par les fondateurs de la Ve République, qui avaient connu la IVe République et même la IIIe République, et n'avaient pas imaginé qu'il y aurait une force, une discipline de la majorité. Mais aujourd’hui, s’il est employé, c’est pour entrer dans un calendrier, pour que la réforme passe avant l'échéance électorale municipale. Nicolas Roussellier
De son côté, le parlement a parmi ses outils l’obstruction parlementaire, parfois appelée la “bataille d'amendements”. Elle consiste à déposer un grand nombre d'amendements, chacun devant être examiné à l’Assemblée. Ainsi, les députés peuvent faire entendre leurs idées, mais aussi ralentir la procédure parlementaire. Aux États-Unis, la technique a même un nom : “filibustering” (soit agir en flibustier des hémicycles !) : il s’agit de prendre la parole… pour ne plus la lâcher. En 1957 par exemple, à propos d’une législation sur les droits civiques, le sénateur démocrate Strom Thurmond a parlé pendant 24 heures et 18 minutes (il avait notamment lu une décision de la Cour suprême, les lois électorales de 48 États du pays ainsi que déclaration de l’Indépendance…) - une performance qui n’a d’ailleurs pas empêché l’adoption de la loi.
L’obstruction qui rythme actuellement la séquence parlementaire n’est pas une pratique nouvelle sous la Ve République. En 2006 par exemple, les députés socialistes et communistes avaient déposé 137 537 amendements au projet de loi autorisant la privatisation de Gaz de France. Excédé, Jean-Louis Debré alors président de l’Assemblée nationale, s’était fait photographier sur le perchoir, entouré de piles d’amendements. Pour Nicolas Roussellier, le parlementarisme affaibli de la Ve République peut favoriser ce genre d’action : “l’opposition a été renvoyée à un rôle d’opposition systématique. Il lui est difficile d’infléchir une réforme, puisque tout semble joué d’avance. L'obstruction actuelle, c'est la rançon de la pauvreté du parlementarisme.” Si le jeu paraît biaisé, des amendements sont néanmoins pris en compte. Dimanche 23 février, après avoir examiné le sous-amendement n°42 160 qui visait à remplacer dans le texte de loi, le terme “annuelle” par les mots “chaque année”, le gouvernement a adopté un amendement communiste qui prévoit de prendre en compte les "gains de productivité" de l'économie française pour piloter le futur système des retraites...