Depuis que l'avortement a été autorisé dans de nombreux pays, il y a toujours eu des contre-mouvements. Mais aujourd'hui, ils prennent de plus en plus de pouvoir. Alors que paradoxalement, dans d'autres pays, l'IVG bénéficie d'une poussée libérale.
Aux États-Unis, depuis le début de l’année, 16 États ont adopté des lois restrictives sur l’avortement où l’opposition à ce droit constitutionnel semble gagner du terrain. En parallèle, dans d’autres pays, les femmes se battent pour accéder à une pratique qui leur est interdite, parfois avec succès. Un antagonisme qui a toujours existé, à la différence près qu’aujourd’hui ses protagonistes ont accès au pouvoir.
Des contre-mouvements de plus en plus puissants
"Les contestations sont récurrentes." Danielle Hassoun est gynécologue, ancienne responsable du centre IVG de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (93). Depuis les années 1960 et l’autorisation de l’avortement en Europe et aux États-Unis, l’opposition existe. "Est-elle plus importante maintenant ? s’interroge la gynécologue. Je ne dirais pas exactement cela. Depuis les années 2000, 21 pays ont légalisé l’avortement. Et ce n’est pas négligeable. Même si cela ne se passe pas bien dans ces 21 pays".
En décembre 2018, au moment où l’Irlande légalisait l’avortement, l’État de l’Ohio, aux États-Unis, adoptait une loi visant à considérer comme un crime de 5e degré les avortements après six semaines, ce qui les rend donc passibles d’une peine de 12 mois de prison.
Ce qui peut sembler un paradoxe pour beaucoup n’en est pas un pour Biba Pavard. Invitée des Matins de France Culture le 31 mai, l’historienne a expliqué que les mobilisations pour les droits des femmes entraînent des contre-mouvements, "de plus en plus organisés et puissants". Mais qui existaient déjà dans les années 1970. Pour Danielle Hassoun, "il y a des avancées législatives indéniables dans certains pays. Et des retours en arrière réels". Non seulement aux États-Unis mais aussi dans de nombreux pays d’Europe de l’est. "On sent qu’il y a des mouvements qui auraient envie de délégaliser l’avortement, de le reclandestiniser en Hongrie, en Croatie, en République tchèque."
Quant aux États-Unis, depuis le début de l’année, 16 États ont modifié leur loi sur l’avortement, rendant l’accès à l’IVG plus compliqué. En Alabama, la loi interdit désormais toute interruption volontaire de grossesse, même en cas d’inceste ou de viol. Elle doit entrer en vigueur en novembre prochain mais elle ne sera pas applicable car contraire à l’arrêt "Roe V. Wade" de 1973, qui garantit le droit d’avorter aux États-Unis tant que le fœtus n’est pas viable. "Vouloir interdire l’avortement, même à des femmes violées, c’est de la perversion !" s’insurge Danielle Hassoun. "Il faut voir deux choses aux États-Unis, explique-t-elle. D'un côté, le poids de l’opinion publique majoritairement favorable à l’IVG d’après les sondages. Et de l’autre, le poids politique d’une frange de la population qui n’est pas totalement minoritaire mais qui n’est pas majoritaire non plus et qui est au pouvoir et anti-avortement, de façon presque sauvage, cruelle, dans une semi-perversion."
Pour la politologue Jennifer Merchant, professeure à l’université Paris II, "rien n’est acquis en matière de droits fondamentaux, en particulier en droit des femmes". D’ailleurs, la spécialiste des États-Unis précise que ce n’est pas la première fois que les États, surtout conservateurs, essaient de restreindre l’accès à l’avortement. Mais désormais, le but des opposants à l’avortement est bien précis : arriver devant la Cour suprême des États-Unis, dans l'espoir qu'elle revienne sur la jurisprudence "Roe V. Wade". "Car depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump a pu refaçonner la philosophie juridique de la Cour suprême, mais aussi de nombreuses cours fédérales à travers les États-Unis", précise Jennifer Merchant.
Il y a des poussées de l’Amérique profonde, évangéliste aux États-Unis. Ces mouvements religieux essaient depuis une dizaine d’années [de modifier la législation en matière d’avortement, ndlr] et ils semblent qu’ils sont désormais dans une position favorable. Le dernier juge nommé par Donald Trump à la Cour suprême, Brett Kavanaugh, est particulièrement réactionnaire et elle risque de balancer du côté anti-avortement.
Danielle Hassoun, gynécologue et ancienne directrice d’un centre IVG en Ile-de-France
L’Europe occidentale aussi est concernée par une vague d’opposition à l’avortement. En Italie par exemple, l’accès à l’IVG est de plus en plus compliqué pour les femmes car "70% des gynécologues avancent la clause de conscience", d’après Danielle Hassoun, "obligeant les Italiennes à se rendre en France pour avorter". Aujourd’hui, les anti-avortement bénéficient de relais politiques en Italie qui peuvent mettre en place des réformes "qui viennent petit à petit grignoter l’accès à l’IVG, diffuser un contre-discours pour culpabiliser les femmes qui avortent", précise Bibia Pavard. Il n’y a pas nécessairement d’opposition frontale mais une politique qui empiète chaque jour un peu plus sur la liberté d’avorter, si bien qu’un jour, le droit solidement acquis a disparu.
L'opposition à l'avortement s'organise au-delà des frontières
Le combat des anti-avortement est de plus en plus organisé et transfrontalier. En Europe par exemple, depuis 2013, le lobby "Restaurer l’ordre naturel, un agenda pour l’Europe" vise à imposer "des idées traditionnelles autour de la famille, de l’avortement, des questions de genre, de la procréation médicalement assistée" selon l’historienne Bibia Pavard.
En Amérique latine et centrale, des fondations, au départ liées à l’église catholique, comme Vida Humana internacional, ont permis cette transnationalisation des anti-avortement dans les années 1990. Ces mouvements se sont mis en place suite à la Conférence des Nations unies pour la population et le développement au Caire en 1994 lors de laquelle certaines mesures ont été adoptées en vue de l’égalité des sexes ou de l’accès à la santé pour les femmes. Il a notamment été demandé aux États signataires de "traiter l’avortement à risque comme l’une des causes déterminantes de la mortalité maternelle et comme un problème majeur de santé publique". Une autre conférence a fait date, celle sur les femmes organisée à Pékin en 1995, considérée aujourd’hui comme le principal document de politique mondiale en matière d’égalité des sexes.
"En réaction à un transnationalisme très féministe et très hétérogène, des mouvements pro-vie se sont constitués", explique Delphine Lacombe, chercheuse au CNRS, spécialiste des questions de genre en Amérique latine. "Ils sont mieux organisés, en réseau, davantage financés, ce sont clairement des mouvements en réaction et dont la stratégie est de grignoter des lois existantes." Pour modifier la législation, la stratégie des anti-IVG consiste à mobiliser la population et toucher les élites politiques, parlementaires, les médecins, les juristes. Au Salvador, détaille la sociologue, l’avortement a été complètement pénalisé à la fin des années 1990 et la protection des embryons existe dès la conception. Au Nicaragua, des lois similaires datent de 2006. Les exceptions à l’interdiction d’avorter dans les pays latino-américains sont peu à peu "grignotées", sans modification de la Constitution. Aujourd’hui, pour Delphine Lacombe, les acteurs religieux en Amérique latine investissent ces thèmes-là davantage dans une perspective de pouvoir politique que pour le message religieux lui-même.
Les foulards verts et les hashtags des pro
Il n’y a pas que les anti-IVG qui bénéficient de relais politiques à l’intérieur des institutions. C’est également le cas des féministes, qui elles aussi peuvent pousser à des réformes législatives sur ces questions. En Irlande par exemple, où l’avortement a été légalisé en 2018 après un référendum plébiscitant à 66% la suppression d’un amendement à la Constitution interdisant l’IVG, le Premier ministre Leo Varadkar, longtemps opposé à l’avortement, a lui-même mené la bataille pour sa légalisation. En Argentine, pays également très influencé par l’église catholique, les députés ont présenté il y a quelques jours un nouveau projet de loi pour autoriser les IVG jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse. Depuis quatre ans, des collectifs féministes organisent une manifestation tous les 3 juin pour dénoncer la violence machiste. Comme l’an dernier, des dizaines de milliers de femmes arborant des foulards verts se sont récemment rassemblées à Buenos Aires, contre les féminicides et pour la légalisation de l’avortement. Un mouvement qui donne "beaucoup de force aux pro-avortement" estime la chercheuse Delphine Lacombe. Et qui fait déjà tâche d’huile dans les autres pays d’Amérique latine et centrale.
Il y a vraiment un avant et un après août 2018 [lorsque les Sénateurs argentins ont rejeté de justesse la loi visant à légaliser l’avortement], beaucoup de femmes latino-américaines s’inspirent de la force de ce mouvement. Jusque-là, c’était très compliqué de réunir autant de femmes pour la libéralisation de l’avortement. Il y a un effet miroir entre les anti-IVG et les pro-IVG de ce point de vue. Ce que permet le mouvement argentin, c’est de se revendiquer d’un droit universel à la liberté des femmes sur leur corps. Ce sont des victoires symboliques et politiques argentines, même si la loi n’est pas encore passée.
Delphine Lacombe, chercheuse au CNRS
Aux États-Unis, pour protester contre les récentes lois interdisant les avortements dans plusieurs États, diverses mesures ont été lancées sur les réseaux sociaux. L’actrice Alyssa Milano a d’abord appelé sur Twitter à une "grève du sexe" pour ne "pas risquer de tomber enceinte", "tant que les femmes n’auront pas le contrôle légal de leur propre corps" via le hashtag #sexstrike.
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Puis c’est un autre hashtag qui s’est emparé des réseaux sociaux, également lancé par une actrice américaine (Busy Philipps, connue pour son rôle dans Dawson, qui a avorté à l’âge de 15 ans) : #YouKnowMe où les femmes racontent pourquoi elles ont fait le choix d’avorter. Mardi, Busy Philipps a été auditionnée devant le Congrès américain, elle a notamment déclaré "c’est mon corps, pas celui de l’État, l’avortement ne devrait pas être traité différemment d’autres soins médicaux". "Une mobilisation qui vise à prendre de l’ampleur et à montrer que les femmes sont nombreuses à avoir avorté, dans des conditions très diverses", commente l’historienne Bibia Pavard.
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Cela rappelle d’une certaine manière le manifeste des 343 femmes qui ont déclaré avoir avorté en 1971.Mais ce qu’internet les réseaux sociaux vont faire, c’est donner une viralité, une ampleur et une rapidité qu’il n’y avait pas avant. ‘Le féminisme de de hashtag’ est une façon de mobiliser, de se faire entendre.
Bibia Pavard, historienne
L’avortement reste globalement tabou mais de plus en plus de femmes assument et ont moins honte que les générations précédentes, preuve de plus que les mentalités évoluent pour la gynécologue Danielle Hassoun.
Quelques chiffres
Chaque année dans le monde, 47 000 femmes meurent à cause d’un avortement réalisé dans de mauvaises conditions. Près de la moitié des 56 millions d’avortements dans le monde sont "non sécurisés" et clandestins. Dans ces lieux, le personnel n’est souvent pas qualifié, le manque d’hygiène est criant et les grossesses généralement trop avancées. Malgré tout, il faut souligner que la mortalité liée aux IVG diminue dans le monde. Et cela s’explique notamment par l’accès aux avortements médicamenteux. "Il est moins dangereux de prendre ces produis-là que de faire des manœuvres abortives", explique Danielle Hassoun. Internet permet aussi aux femmes de se renseigner et de se procurer des médicaments pour avorter. Dans les pays où l’IVG est illégale, les femmes peuvent ainsi avorter chez elle, plutôt que dans des centres clandestins. Évidemment, ce n’est pas sans risque et une attention particulière doit être portée sur les sites consultés et les médicaments vendus.