Bande dessinée : les 10 albums coup de cœur de l’année 2020
Par Tewfik Hakem
Décrétée année de la bande dessinée, 2020 promettait d'en consolider les différentes filières et de lutter contre la précarité de ses auteurs. Si la pandémie n’aura permis ni l’un ni l’autre, l’année fut riche pourtant en albums remarquables. Top 10 de Tewfik Hakem, producteur du Réveil culturel.
Si le secteur du livre se porte plutôt bien en France c’est en partie grâce à la bande-dessinée. Air connu soutenu d’année en année par des records de vente d'albums en librairie. Les grands éditeurs ont donc raison d’insister sur la bonne santé du 9e art en France, marché prospère et équitable qui repose autant sur la production locale, de plus en plus riche et variée, que sur une extraordinaire ouverture sur le monde, autrement dit les traductions des bandes dessinées étrangères, mangas et comics. Mais l’envers du décors est tout aussi flamboyant : pour une poignée d’auteurs qui arrivent à vivre confortablement de leurs livres et dessins, l’écrasante majorité des dessinateurs approche ou côtoie le seuil de pauvreté. Décrétée année de la bande-dessinée par le Ministère de la Culture, 2020 promettait tout à la fois de consolider toutes les filières de la BD et de trouver un moyen de sortir de la précarité les auteurs de cette exceptionnelle industrie culturelle française. La pandémie n’aura permis ni l’un ni l’autre, mais l’année fut riche en sortie d’albums. Voici le top 10 de 2020 de Tewfik Hakem, producteur du Réveil Culturel.
"Carbone & Silicium" de Mathieu Bablet
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Cet ambitieux récit SF de 267 pages qui s’étale sur 271 ans met en scène l’odyssée de deux robots genrés, conçus en 2046 dans la Silicon Valley pour prendre soin des populations humaines vieillissantes. Carbone et Silicium vont échapper au contrôle des hommes et à leur statut de super-auxiliaires de santé du futur pour découvrir chacun de son côté le monde réel, ou ce qu’il en reste, et explorer les recoins les plus improbables du monde virtuel. Les deux IA traversent les siècles, les bouleversements climatiques et les guerres entre tribus de survivants. Nourrie par des questionnements contemporains (l’écologie, l’ultra-libéralisme, le transhumanisme et la transidentité), la bande dessinée de Mathieu Bablet vient confirmer que la génération française nourrie à Akira de Katsuhiro Ōtomo et aux bandes dessinées Post-Apo, est aujourd’hui bien armée pour nourrir le genre le plus en vogue au niveau mondial : le cyberpunk (SF née dans les années 80), où les héros doivent survivre au milieu d'une technologie ultra développée et violente.
Encensée par l’écrivain Alain Damasio, la bande dessinée du jeune auteur grenoblois de 33 ans a été plutôt fraîchement accueillie par les critiques Antoine Guillot (France Culture) et Catherine Robin (ELLE) dans La Critique du 18 septembre 2020. Il était écrit quelque part que la bande dessinée de l’année covidée 2020 ne pourrait être consensuelle.
- Mathieu Bablet, Carbone & Silicium, éditions Ankama
"Rusty Brown" de Chris Ware

Ils peuvent s’appeler Quimby the Mouse, Jimmy Corrigan, ou Rusty Brown, ils ont tous quelque chose de Chris Ware, l’auteur désormais culte qui leur donne vie depuis les années 90. Ni adultes ni innocents, ils sont "paralysés par leur incapacité à décider ou à agir, et par la peur de déplaire" dixit l’auteur. Maître absolu du récit choral en bande dessinée, l’auteur américain inventif réunit dans ce beau et consistant livre de 350 pages en format italien (horizontal) plusieurs histoires parues dans des fascicules édités par son propre label l’Acme Novelty Library. Si le décor principal reste une école religieuse privée d’Omaha (sa ville natale, Nebraska), chaque personnage nous entraîne dans un univers mélancolique différent. Avec et dans la tête de Rusty Brown et de six autres personnages, dont le professeur Franklin Christenson Ware, le double de l’auteur. Quelques récits intimistes s’entrecroisent dans une construction narrative expérimentale qui se mérite et qui se savoure quand on aime les dessins dépouillés et les mises en page denses de Chris Ware. Voilà au moins 10 ans qu’on attend que l’auteur décroche le Grand Prix d’Angoulême. Eternel finaliste malheureux, l’auteur américain est semble-t-il jugé trop "intello" ou "élitiste" par une partie des dessinateurs votant. Espérons, une fois de plus, que le Grand Prix en 2021 revienne à l’auteur favori de quelques dizaines de milliers de fans absolus à travers le monde, dont le très populaire Riad Sattouf (et toute la joyeuse bande de Mauvais Genres).
- Chris Ware, Rusty Brown (traduit de l’américain par Anne Capuron), éditions Delcourt
"Bella Ciao (Uno)" de Baru

A travers l'histoire de sa famille, Baru s’attèle à raconter la saga de l'immigration italienne en France à la fin du XIXe siècle. Dans ce premier tome d’une trilogie annoncée, le grand auteur alsacien mêle plusieurs temporalités et mixe plusieurs genres : le récit historique, la comédie familiale, l’autofiction. Sans oublier l’engagement politique. Quand Baru pose la question du prix à payer pour s'intégrer en France, il parle autant du passé de sa famille que du présent de son pays. Et comme dans un bon film italien des années 50, le contexte dramatique n'empêche pas la comédie, au contraire. Au passage, on apprendra comment réussir les cappelletti au bouillon et d'où vient la chanson Bella Ciao.
- Baru, Bella Ciao (Uno), éditions Futuropolis
"L’Arabe du futur 5" de Riad Sattouf

Une autre histoire de famille, une autre histoire française d’ici et d’ailleurs. Et une autre époque : les dernières années Mitterrand qui coïncident avec les premières années au collège du jeune Riad Sattouf de Rennes. Drame de famille à la maison, initiation à la vie au collège. L’amour de "la plus belle fille de l’école", bien sûr, mais pas que. Dans ce cinquième tome de son récit autobiographique à succès, l’auteur de La Vie secrète des jeunes et du film Les Beaux Gosses retrouve son thème de prédilection : l’adolescence. "Entre le crépuscule de l’enfance et l’aube de l’âge adulte", la vie des "mutants" y est minutieusement racontée par l’auteur le plus drôle de sa génération. Dans cet avant-dernier tome de la série L’Arabe du Futur, une jeunesse au Moyen-Orient, Sattouf revient sur son initiation à la pop-culture : Lovecraft, Druillet, Mœbius, Bilal… Les moments les plus fondamentaux de la vie.
- Riad Sattouf, L’Arabe du futur 5, éditions Allary
"Une année exemplaire" de Lisa Mandel

Ah, les bonnes résolutions qu’on prend avant chaque nouvelle année… et qu’on oublie, souvent avant même la galette des rois ! D’ailleurs, d’une manière prudente, plutôt qu’un 1er janvier, la marseillaise Lisa Mandel a opté pour le 15 juin 2019 pour lancer son Année exemplaire. Avec un pari costaud : se débarrasser de ses addictions en 365 jours. Décrocher de l’alcool et du tabac, de la junk food en général et du grignotage en particulier, des jeux vidéo et des nuits sur les réseaux sociaux, des écrans d’une manière globale, et séries télévisées débiles d’une manière frontale. Avec obligation de faire du sport et de se cultiver un peu. Ayant réuni 16 000 euros sur un site de financement participatif, Lisa Mandel a donc dessiné et publié une page par jour sur Instagram, Twitter, Facebook pour nous tenir au courant de son impossible pari. Réunies dans un livre, les mésaventures dessinées de Lisa Mandel réussissent l’exploit de nous faire rire aux larmes de tout ce qui nous est tombé sur la tête entre juin 2019 et juin 2020, hilarantes chroniques de l’année la plus anxiogène de notre époque ! Et si, sans rien spoiler, Lisa Mandel ne réussit pas tout dans son Année Exemplaire, elle obtient trois trophées :
- le Grand Prix de l’auto-dérision
- le Grand Prix de l’auto-portrait
- le Grand Prix de l’auto-édition
- Lisa Mandel_,_ Une année exemplaire, en vente sur le site de l'autrice
"Kent State. Quatre morts dans l’Ohio", de Derf Backderf

Il n’ y avait ni téléphone portable ni réseaux sociaux en 1970, et il n’y a donc aucun document filmé des évènements tragiques qui ont eu lieu sur le campus universitaire de Kent State, dans l’Ohio, du 1er au 4 mai 1970. La mémoire collective retient pourtant que la Garde nationale a reçu l’ordre d’ouvrir le feu lors d’un rassemblement contre la guerre du Vietnam. Bilan : quatre morts, quatre étudiants âgés de 19 à 20 ans dont trois n’avaient aucun lien avec la manifestation, et neuf autres grièvement blessés. Après avoir passé des années à retrouver les témoins, à les interviewer, jusqu’à restituer l’enchaînement des évènements, l’auteur américain, qui avait 10 ans au moment des faits, livre une enquête dessinée minutieuse sur ce massacre emblématique de l’Amérique de Nixon.
Il y avait beaucoup de théories du complot et de mensonges qui ont circulé après la fusillade. Les autorités, et en particulier la Garde nationale, ont tenté de trouver une excuse à leur comportement. Mais c'était de toute évidence un meurtre prémédité, et ils s'en sont tirés sans problème. Personne n'a été accusé ni poursuivi. Les six gardes arrêtés ont été acquittés rapidement.
Derf Backderf, dans Le Réveil Culturel
- Derf Backderf, Kent State. Q_uatre morts dans l’Ohio_ (traduit de l’américain par Philippe Touboul), éditions Çà et Là
"La Forêt" de Thomas Ott

Spécialiste des contes cruels et ambigus, le rare et précieux Thomas Ott revient après 7 ans d’absence avec un objet graphique époustouflant d’ingéniosité et de poésie. Vingt-cinq images en noir et blanc sans paroles, réalisées grâce à la technique de la carte à gratter proche de la gravure, suffisent à l’auteur suisse pour nous faire vivre des moments intenses en compagnie d’un enfant qui fuit une cérémonie mortuaire pour s’enfoncer dans une forêt sombre et inquiétante…
- Thomas Ott, La Forêt, éditions Martin de Halleux
"Mais où est Kiki ? Une aventure de Tif et Tondu", de Blutch et Robber

Après Variations (Dargaud), album grand format dans lequel Blutch rendait hommage aux maîtres de la bande dessinée à travers des planches rejouées à sa manière, le grand auteur contemporain achève son cycle de relectures des grands classiques de la BD en redonnant vie à Tif et Tondu, deux héros oubliés de l’âge d’or franco-belge. Dans cette aventure inédite du duo d'enquêteurs devenus écrivains de polars, co-écrite avec son frère Robber, Blutch restitue avec maestria l’ambiance de Paris dans les années 80.
- Blutch et Robber, Mais où est Kiki ? Une aventure de Tif et Tondu, éditions Dupuis
"Mauvaise herbe" de Keigo Shinzo

Au cours d'une descente de police dans une maison close de seconde zone maquillée en salon de massage, le lieutenant Yamada rencontre Shiori, une lycéenne fugueuse qui lui rappelle sa propre fille, décédée six ans plus tôt, à seulement 9 ans, et par sa faute. Quand il recueille l’adolescente au passé chargé, on ne sait pas quels sentiments enfouis l'animent. Est-ce par humanisme que Yamada s’obstine à sauver Shiori de sa dérive ou se rend-t-il coupable d’un "détournement de mineure" qui ne dit pas son nom pour nourrir son obsession de sa défunte fille ? Les dessins presque enfantins du mangaka contrastent avec le propos noir et l’ambiance troublante de la série qui traite de la sexualisation des mineurs via Internet, de la violence contemporaine et de la dépression des jeunes japonais. Déjà deux tomes sortis, en attendant les deux derniers de la série pour 2021 : le suspense psychologique de Keigo Shinzo nous tient toujours en haleine.
- Keigo Shinzo, Mauvaise herbe (traduit du japonais par Aurélien Estager), éditions Le Lézard noir
"Radium Girls" de Cy

Une autre histoire américaine, celles des Radium Girls, comme on appelait ces jeunes ouvrières américaines embauchées dans les années 20 pour peindre des cadrans et des aiguilles de montres avec une peinture phosphorescente au radium. Un travail minutieux qui nécessitait de lécher le pinceau avant de le tremper dans la peinture ("Lip, dip, paint"). Chacune d’entre elles devait peindre en moyenne 250 cadrans par jour. Ainsi, au fil du temps, elles ont ingéré suffisamment de radium pour développer toutes sortes de pathologies graves avant d'en mourir, pour la plupart très jeunes, non sans avoir mené un combat judiciaire contre leur employeur. La dessinatrice et scénariste Cy redonne vie à six ouvrières, dans un trait élégant aux crayons de couleur, se limitant à une palette réduite : un camaïeu de violet, et le vert radium. Les visages des Radium Girls brillent en couverture dans le noir grâce à un vernis phosphorescent. Bel hommage aux ouvrières sacrifiées sur l’autel du rendement.
- Cy, Radium Girls, éditions Glénat