
De" La Liste de Schindler" à "American Psycho", en passant par "Little Black Sambo" ou "Fifty Shades of Grey", certains livres continuent d'être interdits à travers le monde. Aux Etats-Unis, la "Banned Books Week" met en avant ces ouvrages interdits.
Il existe certains livres dont on ne s'étonne guère qu'ils soient bannis, Mein Kampf en tête, suivi de près par la Bible, le Coran, ou encore Les Versets Sataniques, tant les cultes sont objets de conflits. D'autres ont choqué la morale : Lolita, de Vladimir Nabokov, fut interdit en France pour "obscénité", le roman évoquant crûment la sujet de la pédophilie.
Pour parer à la censure, la "Banned Booked Week", comme le relevait le site Actualitté, vise chaque année aux Etats-Unis à valoriser les livres censurés (ou qui l'ont été) à travers le monde. Le site d'auteurs auto-publiés Global English Editing a profité de l'occasion pour diffuser une carte des ouvrages interdits à la diffusion autour du globe, avec quelques titres surprenants, et d'autres beaucoup moins :

1. "La Maison aux esprits" d'Isabel Allende : trop politique pour Pinochet
Nièce du président Allende, Isabel Allende a vécu au Chili jusqu’au coup d’Etat de Pinochet, qui la condamne à l’exil. Elle séjourne alors à Cuba, puis au Venezuela. Elle a une quarantaine d’années lorsqu’elle publie La Maison aux esprits en 1982 en Argentine : une chronique familiale autour d’un patriarche, Esteban Truba, parti de rien, comme le détaillait l’écrivain, poète et critique Claude Couffon en décembre 1984, dans l’émission “Lettres ouvertes” sur France Culture :
Esteban Truba a une mère grabataire, une sœur vierge qui passera sa vie à se dévouer pour rien, et au début, travaille dans une mine du nord pour faire fortune. Il écrit à une fille qu’il a rencontrée, très belle, Rosa. Il ne la voit jamais mais lui envoie des lettres. Elle a les cheveux verts et les yeux jaunes, c’est une beauté pleine du ciel ou de l’enfer, on ne sait pas trop, qui vit avec sa sœur Clara, qui est voyante sans le savoir. Elle parle, et dans ce qu’elle dit, il y a des choses qui vont se passer. Par exemple, un jour elle dit : “Il y aura bientôt un autre mort dans cette maison”, et en effet, c’est sa sœur Rosa qui va mourir, empoisonnée par une bonbonne offerte au père, candidat aux élections.
Lettres ouvertes du 19 décembre 1984_France Culture
5 min
Le livre d'Isabel Allende rencontre aussitôt un succès énorme dans tous les pays de langue espagnole. On doit sa version française à Claude et Carmen Durand, les traducteurs du très fameux Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Mais l’intention politique d’Isabel Allende est plus évidente que celle de l’auteur colombien, puisqu’à travers les péripéties d’Esteban, se dessinent l’évolution de la situation chilienne et la transformation des classes sociales, jusqu’à Pinochet. Cette dimension politique qui - en plus de sa parenté avec l’ancien président - entraînera la censure du livre au Chili sous Pinochet, dont le régime fut plus généralement à l’origine de nombreux autodafés, la culture étant considérée comme une subversion. Pour Claude Couffon, l’évidente parenté du livre d’Isabel Allende avec l’oeuvre de Garcia Marquez se détecte notamment dans le mélange du grotesque au réalisme :
Clara, avec laquelle Esteban se marie, est un personnage truculent. Ses prémonitions sont la source d’épisodes burlesques comme on pouvait en trouver dans “Cent Ans de solitude”. Par exemple ses parents, le père et la mère, meurent dans un accident de voiture. Ils sont décapités. On retrouve leur corps mais les cadavres ont perdu leur tête. On les enterre, mais la fille est très préoccupée. Avec ses prémonitions habituelles, elle dit : “La tête se trouve à tel endroit, à mille lieux d’ici !” Elle envoie une expédition pour retrouver la tête en leur expliquant par où il faut passer. De fait, dans un buisson, on retrouve la tête. Mais que faire avec cette tête ? On la met dans un carton à chapeau, et on descend le carton à la cave !
2. "American Psycho" de Bret Easton Ellis : une violence qui a même choqué son auteur (25 ans plus tard)
“Je pensais qu’"American Psycho" était un roman expérimental qui intéresserait seulement une dizaine de personnes, cette violence scandaleuse ne devait pas devenir un best-seller, mais je devais écrire ça car c’est ce que je ressentais à ce moment-là. Ça montre à quel point l’écrivain sait peu sur la manière dont son livre va être reçu”, racontait l’auteur américain à propos de son roman dans les Matins, en septembre dernier.
Le livre a été soumis à des restrictions de vente dans de nombreux pays, notamment en Allemagne entre 1995 et 2000. En Australie, il est toujours interdit à la vente dans l’état du Queensland et est interdit aux moins de 18 ans dans le reste du pays.
Cet ouvrage controversé, sorti en 1991, adapté au cinéma en 2000, raconte l’histoire de Patrick Bateman, conseiller en gestion de patrimoine de Wall Street, qui, sous ses apparences propres et maniérées, se révèle être un dangereux psychopathe violant, torturant et tuant ses victimes, pratiquant la nécrophilie et le cannibalisme.
En novembre 2005, dans une émission de Tout arrive consacrée aux écrivains américains contemporains, Bret Easton Ellis revenait sur ce roman phare de sa bibliographie :
Il y a une chose qui m’a un petit peu ennuyé lorsque j’ai relu American Psycho, il y a deux ans. C’était pour les besoins de Lunar Park, parce qu’il y a des liens entre les deux livres. Je me suis dit que j’aimais beaucoup ce bouquin et que je n’avais aucune excuse à présenter, que je ne reviens sur rien. En revanche, c’est vrai que j’ai été choqué par la violence du bouquin, comme je ne l’étais pas évidemment quand je l’ai écrit à 25 ans. C’est vrai que ça a certainement trait au fait de prendre conscience de sa propre mortalité, de la mort imminente, du fait qu’on vieillit. Et je suis sans doute devenu, à cause ou grâce à l’âge, plus attentif à la peine à la souffrance, alors qu’avant quand j’étais plus jeune, au moment d’écrire ce livre, je me sentais invulnérable et j’étais plus insensible. Mais je ne renie rien de ce livre et je l’aime beaucoup.
Tout arrive (21/11/2005)
58 min
3. "Fifty Shades of Grey" de E. L. James : pornographique ?
Des mœurs trop légères pour la Malaisie ? La série de best sellers érotiques intitulée 50 nuances de…, de E. L. James, est en tout cas interdite à la vente dans le pays en raison de son contenu trop explicite. Le comité de censure malaisien a également jugé que l’adaptation en film tenait plus “de la pornographie que du cinéma” et a refusé sa diffusion en salles. La décision n’a pas grand chose d’étonnant, la Malaisie ayant l’une des formes de censure des médias les plus strictes au monde : la pornographie, notamment, y est interdite sous toutes ses formes.
Si aucun critique littéraire ne s’est attaqué, sur France Culture, à l’oeuvre de E. L. James, l’inattendu succès de l’ouvrage avait été l’occasion dans l’émission Du Grain à moudre de s’interroger sur la place du fantasme dans notre imaginaire :
Ce livre, cheval de Troie du "mummy porn", le porno pour mamans, est une excellente affaire commerciale : une quarantaine de millions d’exemplaires vendus dans le monde selon l’éditeur. 175 000 dès la première semaine de sortie en France, sous le titre affriolant de “50 nuances de Grey”. Il ne suffit évidemment pas à expliquer cet engouement pour un roman qu’on aurait autrefois dissimulé sous son matelas, de peur d’être aperçu en aussi sulfureuse compagnie. Faut-il y voir le signe d’une nouvelle tectonique des plaques dans le domaine de la transgression : ce qui se cachait hier s’affiche aujourd’hui.
4. "La Ferme des Animaux" de George Orwell : boudé par les régimes autoritaires
Est-il vraiment étonnant que La Ferme des Animaux, un des chefs-d’oeuvre de George Orwell, ait été banni de plusieurs pays ? Cette dystopie présentée sous forme de fable animalière dénonce tout autant l’avènement du régime soviétique que l’ensemble des régimes autoritaires. A sa publication, en 1945, le roman a été censuré à de nombreuses reprises, notamment en Europe, avant d’être à nouveau autorisé petit à petit. A l’inverse, sa promotion fut assurée par la CIA, qui finança un film d’animation destiné à assurer sa diffusion :
Le livre est toujours interdit en Corée du Nord et dans les écoles aux Emirats Arabes Unis, en raison, à en croire cet Etat fédéral, de ses “cochons anthropomorphiques contraires aux valeurs de l’Islam”. En novembre 2018, dans La Compagnie des Auteurs, Jean-Jacques Rosat, auteur d’un ouvrage réunissant 14 textes signés de George Orwell, revenait sur la portée de l’écriture politique dans l’oeuvre de l’écrivain britannique :
Orwell ne parle presque jamais de théoriciens politiques. En revanche il avait chez lui une collection de 1 200 à 1 500 brochures politiques. C’était le concret de la politique, ce dans quoi les gens sont prêts à s’engager. C’est ça qui l’intéresse. Orwell est un penseur de la volonté.
Orwell affirme, selon une petite formule provocatrice, que tout art est de la propagande. Il dit bien tout de suite que ce n’est pas nécessairement de la propagande politique. Mais il dit que tout artiste digne de ce nom cherche à promouvoir une certaine vision du monde.
Sur France Culture, en revanche, point de censure : en juin dernier, La Ferme des Animaux était ainsi adapté pour une fiction en deux parties sur les ondes de notre antenne :
5. "Sambo le petit noir" d'Helen Bannerman, le best-seller raciste pour enfants
Sambo le petit nègre (tel était son premier titre) est une histoire pour enfants de l'autrice écossaise Helen Bannerman qui connut un succès retentissant dans les pays de langue anglaise lors de sa publication en 1899. Plus d'un siècle après sa parution, ce succès d'édition existe toujours dans de nouvelles versions politiquement correctes, malgré les polémiques qui ont émaillé son histoire, comme nous le racontions dans cet article en janvier 2018.
Ce récit s'arracha longtemps comme des petits pains au Japon, depuis sa première publication en 1953. Il avait cependant été retiré des librairies en 1988 pour son contenu et ses dessins jugés racistes (Sambo et sa famille étaient représentés sous des traits caricaturaux), suite à une campagne menée aux Etats-Unis. Une association avait en effet porté plainte contre les éditeurs japonais, provoquant l’auto-censure de ces derniers qui craignaient qu'on les attaque pour violation du droit d’auteur.
En 2005, comme le racontait cet article du Guardian, un éditeur de Tokyo, Zuiunsha, avait décidé de le remettre en vente. Cela avait entraîné très peu de protestations, du fait de la petite taille de la communauté noire au Japon.
6. "La Liste de Schindler" de Thomas Keneally : une "vision trop positive des Juifs" pour certains
Qui savait qu’avant d’être un film, La Liste de Schindler était d’abord un livre historique de l'écrivain australien Thomas Keneally ? Celui-ci relate l'histoire de l'industriel nazi Oskar Schindler qui, durant la Seconde guerre mondiale, a évité les camps de concentration à 1 200 Juifs en les employant dans ses usines d'émail et de munitions avant de les transférer en Tchécoslovaquie.
C'est grâce à la persévérance de l'un d'entre eux, Poldek Pfefferberg, un survivant américano-polonais de la Shoah qui avait fourni à Thomas Keneally diverses preuves et documents, que l'auteur s'est laissé convaincre d'écrire cette histoire.
En 1994, à travers un rare documentaire, France Culture donnait la voix à cinq victimes sauvées du génocide par Oskar Schindler. Nous vous proposons de le réécouter ici.
La liste Schindler : la parole des victimes_France Culture, 28/06/1994
58 min
Quand on parle de Schindler... l'entreprise de mon père avait aussi un commissaire allemand qui s'en occupait, qui était aussi un assez brave type. A un moment donné j'étais pris dans une rafle, mon père l'a alerté. Il s'est bagarré avec les SS et m'a sorti : au lieu d'aller aux travaux forcés, j'ai pu rentrer à la maison. C'était ça les bizarreries... Tout ce monde était totalement absurde. Schindler avait une grande caractéristique très nette : il se foutait royalement des grandes théories nationales socialistes, tout en étant membre du parti. Donc ça ne le gênait pas quand une belle fille était juive d'en profiter malgré l'interdiction, etc. Il n'était pas antisémite, il s'en foutait. Il exploitait une situation, il voulait gagner de l'argent, mais n'émettait pas de sentiments particuliers. La plupart de ces gérants imposés étaient comme ça : ils voulaient faire du fric, que les affaires tournent. Docteur Joseph Huppert
Au Liban, le livre de Thomas Keneally (tout comme le film de Spielberg sorti en 1993) est interdit à cause de “la représentation positive" qu'il donne des Juifs, au même titre que le Da Vinci Code de l'Américain Dan Brown, jugé "insultant pour les Catholiques".
Selon la carte diffusée par Global English Editing, une cinquantaine de pays continuent ainsi à interdire un ou plusieurs ouvrages, essentiellement au prétexte de l'indécence ou du blasphème.