Beauf, plouc et gros Jacky : de Shakespeare au tuning, ces (dé)goûts qui innervent le mépris de classe
Par Chloé Leprince"On est tous le beauf d'un autre", prévenait Cabu, l'inventeur du mot. Comme on peut tous donner dans le mépris d'un voisin plus gras, plus fluo, plus bruyant - et peut-être, moins à l'aise. L'histoire du "bon goût" est celle d'un grand partage qui fait survivre "haute culture" et "basse culture".
"Un mouvement de beaufs”, des “gugusses mal habillés”, des fans de Johnny désœuvrés ou encore_"des mouches à merde"_. Voici quelques exemples authentiques de ce qui a pu être dit des "gilets jaunes" depuis le début de leur mobilisation, en novembre 2018. Rare loupe sur les conditions matérielles mais aussi la violence de la distance sociale ressentie par les classes populaires et le bas des classes moyennes, le mouvement a rapidement été nasardé par certains comme "la fête à Neuneu" ou encore "un mélange entre la Révolution d’Octobre et Les Anges de la téléréalité". Et, de RMC - BFM TV (le 3 janvier) à franceinfo.fr (le 2 février), plusieurs médias ont mis en avant le tuning dès le titre des portraits qu'ils consacraient à Eric Drouet, le chauffeur routier parmi les initiateurs du mouvement.
Ce loisir qui consiste à accessoiriser, modifier soi-même, et décorer sa voiture au prix de longues heures de travail et souvent d’un vrai budget, Eric Drouet le pratique en effet depuis “Muster Crew”, une association qui rassemble près de cinq mille passionnés en Seine-et-Marne, le département à l’est de Paris où vit Drouet. L’article de franceinfo.fr nous apprend qu’il possède une “Seat Leon Cupra jaune canari de 14 000 euros” et que les rassemblements qu’il organise “sur des parkings de Seine-et-Marne” réunissent jusqu’à un millier de voitures.
Eric Drouet ne figure pas dans 135.3 db, un épisode de l’émission Strip-tease diffusé par France 3 en 2000. Le protagoniste resté dans les annales de la télé après ce passage s'appelait Christophe, qui, vingt ans plus tard, fait encore l’objet de nombreux commentaires ricanants à chaque fois qu'un internaute rend une copie de l'archive accessible depuis YouTube :
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Marcel, accent picard et pot d'échappement
C'est du côté de Douai, dans le Pas-de-Calais, que Strip-tease avait déniché Christophe, 23 ans, des enfants tôt, un Marcel, l’accent picard et une R21 tunée dont le pot d’échappement s'écoutait au ras du sol. Amer et un brin fataliste, l’intéressé s’était trouvé plutôt ridicule et bas de plafond en visionnant les 17 minutes documentaires sorties du montage, lui qui avait passé de très longues heures de tournage avec l’équipe. Mais l’épisode est culte : Les Inrocks en ont fait, par exemple, leur deuxième moment d'anthologie de toute l’histoire de l’émission, à la quelle ils consacraient un best-of fin 2016.
Personne ne pourra jamais certifier que si Eric Drouet avait fait savoir qu’il était doué aux échecs ou qu’il aimait la musique baroque, ces étiquettes ne se seraient pas retrouvées tout aussi bien en titre des portraits que les médias tissent sur lui. Mais ça n’a rien d’aberrant d’en douter, car le tuning a tout d’un marqueur de classe. Ce loisir né de la bidouille de vieilles carcasses avec le “hot rod” dans l’Amérique des années 20 pour faire des rodéos du côté de San Francisco, est arrivé en France au début des années 1990. Entre-temps, sa popularité outre-Atlantique devait beaucoup à la jeunesse hispanique puis aux rappeurs à grosses cylindrées dorées. A raison de 1500 euros minimum pour faire repeindre toute la carrosserie (mais facilement le triple pour de la peinture mate et des éclairs qui lacèrent les flancs) et des détails mécaniques insoupçonnables à l'oreille profane, le tuning est vite devenu un objet de raillerie.
Alors que la pratique semble avoir décliné, le tuning est resté une sorte d’éternel label du “beauf”, notamment à la faveur d’émissions comme cette archive de Strip-tease (ou d’un palmarès rigolard comme celui des Inrocks). Au plus fort de son succès, voilà une petite dizaine d’années, les sites spécialisés estiment que le tuning aurait rassemblé jusqu’à 200 000 passionnés parmi ces “oeuvriers”. Le terme, inventé en 1999 sous la plume de l'universitaire Véronique Moulinié, s'éclaire quand on lit le sociologue Eric Darras, qui a consacré au tuning une rare enquête dans la région de Montauban, dans le Sud-Ouest (parue sous forme d'article dans la revue Sociologie de l'art en 2012). Il en ressort que le tuning rassemble très majoritairement des jeunes hommes, issus des classes populaires, dont une majorité a moins de 25 ans, le goût du travail et du fait maison… et une préférence pour l’économie de mots quand il s'agit de dire la satisfaction de l’ouvrage bien fait (par soi).
Mais du tuning, dans les médias généralistes, on continue de parler plutôt comme d’une pratique exotique un peu grotesque, macho et pas très finaude. C’est le principe de la caricature : les ailerons dorés et le moteur qui grogne fournissent des images plus spectaculaires pour dire une jeunesse souvent rurale, plutôt invisible dans les médias. Des images plus juteuses que si l’on cherche à parler plus finement de ces “gars du coin” qui galèrent à entrer sur le marché du travail et sur le marché matrimonial, comme nous les décrivent par exemple des sociologues à l’INRA au gré de leur travail de terrain et de nombreux entretiens. Parmi ces travaux, vous pourrez découvrir par exemple un article de Benoit Coquard pour la revue Politix dans un numéro de 2018 intitulé "En bas à droite", ou encore Les Gars du coin, un travail important de Nicolas Renahy sur une jeunesse rurale (paru à La Découverte en 2010).
Le pauvre comme double lubrique
Sur les sites spécialisés de tuning, on parle mécanique dans le détail (comptez 133 euros minimum une jante alu cinq branches, plus de deux cents euros les feux arrière LED Mitsubishi mais tout dépend de la marque de la voiture). Ici, un avatar moustachu pour se connecter en tant que membre, là et un peu partout ailleurs, des promos pour des pneus, un aileron, de la peinture ou un produit qui gommerait les traces d’eau. Vous pourrez voyager de groupes Facebook en blogs par dizaines, en passant par de nombreux sites marchands qui vantent des accessoires dont, vous aussi, ignoriez peut-être l’existence... sans tomber sur une silhouette de playmate - en tous cas, pas vraiment plus qu’ailleurs.
Faites un test et tapez "tuning sexy" sur google image, et vous verrez défiler de nombreuses images de bimbo lascives chaloupant sur des carrosseries lustrées ; mais tapez seulement "tuning" sur le même moteur de recherche, et vous ferez chou blanc : on trouve aussi ce qu'on cherche. Dans la presse non spécialisée, pourtant, on lit depuis longtemps que la voiture est pour ces amateurs de voitures kitées un symbole phallique, "un étui pénien", le prolongement d’une virilité qui charrierait sans faire de détail son lot d’effigies léopard, de moteurs vrombissants et de créatures à gros seins. On n’y raille pas seulement l’esthétique des ailerons arrière : on stigmatise aussi l’hypersexualisation du monde du tuning.
Qu’on passe un peu de temps sur les sites dédiés à la chose ou, plutôt, qu’on s’attelle plusieurs mois à une ethnographie des clubs de tuning comme l’a fait le sociologue toulousain Eric Darras, le détour par cette iconographie semi-porno pour encapsuler tout un monde auquel les amateurs dédient souvent soirs et week-ends peut sembler grotesque (en plus d’être méprisant). Et on pourrait aussi bien se dire que les joueurs d’échecs ou les cruciverbistes patentés sont rarement décrits depuis une quelconque métaphore masturbatoire, par exemple.
Mais cette représentation vulgaire parce qu’hypersexualisée des amateurs de tuning ne dit pas rien de la place du sexe dans la distance sociale à quoi carbure la stigmatisation des mondes populaires. Durant son enquête chez Cockerill, le Florange belge dans la sidérurgie, le sociologue Cédric Lomba ( qui publiait en 2018 La Restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal aux éditions du Croquant) a écouté des cadres dénigrer des ouvriers (souvent ceux-là même qu'ils encadraient), parce que ces derniers leur apparaissaient immatures, rigides, mais surtout, vulgaires : ces subalternes ne se vautraient-ils pas dans des revues porno à la cantine à la pause déjeuner ?
Cette iconographie égrillarde a en réalité la vie (très) longue : Sigmund Freud et André Gide ont ainsi en commun d’avoir volontiers crédité au fils de leur concierge respective de les avoir initiés, chacun de son côté, à quelque chose du sexe (les mots pour l’un, un rapport initiatique pour l’autre). La littérature regorge d’anecdotes triviales sur le prolétariat, fils de petite vertu au verbe facilement salace, alors que les évocations de dépucelages sous la tente en camp scout ou de la part de parade sexuelle d'une fête en école de commerce ou d'un rallye mondain sont beaucoup plus rares. La question n’est pas statistique, elle est symbolique : dans l’imaginaire bourgeois, “popu” rime avec “cul”, comme dans les films de Maurice Pialat, miroirs souvent cruels du mépris de classe. Ainsi Loulou (1980), avec Isabelle Huppert en bourgeoise transgressive et Gérard Depardieu en attachant loubard 80s, tendance Les Valseuses.
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En 2012, lorsque Chantal Jouanno (alors sénatrice UMP), a produit un rapport sur les concours de Mini-miss à la demande de la ministre Roselyne Bachelot, les auteurs du réquisitoire contre cette “hypersexualisation” des petites filles, oreilles percées, mini-bottes de motardes et mimiques singées, se sont bien gardés de cibler explicitement certaines classes sociales plus que d’autres. Mais partout, les références à des normes “acceptables” jalonnent le texte, et un paragraphe glisse en particulier que ce phénomène se propage plus massivement dans “certaines régions”. Au-delà du texte officiel, commentaires et déclarations à l’oral s’étaient rapidement transformés à l’époque en un concert de commentaires classistes sur des goûts attribués aux classes populaires. Le sous-texte de cette polémique emprunte largement à un vieux mécanisme de contrôle social : pour leur bien (et aussi, leur vertu), il faudrait préserver les petites filles des classes populaires de l’inconscience de leurs mères… mais aussi de leur “mauvais goût”, finalement.
Un jour naquît "le Beauf"
Car, du tuning aux oreilles percées en passant par les soutien-gorges pigeonnant d’adolescentes à peine pubères, c’est d’abord de goûts, de valeurs et de préférences qu’on juge quand on flèche une esthétique ou des pratiques “beauf” . C’est vrai depuis l’origine-même de l’expression, qui remonte à 1972, sous le crayon de Cabu.
A l’époque, le dessinateur explique qu’il s’est nourri de deux personnages réels :
- un patron de café à Chalon-sur-Saône, "vrai méchant" (et propriétaire d'un chien)
- et le mari de sa sœur
Il en tirera son personnage à la fois macho, excité du progrès donc pro-nucléaire et anti-impôts, fan de voitures, militariste mais aussi raciste... N’en jetez plus : vous avez reconnu le héros moustachu, gaillard et un peu gras, du dessinateur qui revenait sur la naissance du beauf dans Apostrophe, l’émission de Bernard Pivot, le 25 juillet 1980 :
Le "beauf" à Apostrophe, scène de consécration de la haute culture par excellence ? Ce jour-là, personne en plateau ne mentionne le parent pas si éloigné du “beauf” : le “B.O.F.”, hérité de la France de la Seconde guerre mondiale. A cette époque de rationnement et de privations, c’est par ces trois lettres pour “Beurre - Oeuf - Fromage” qu’on labellisera ceux qui se révéleront prêts à beaucoup pour faire leurs choux gras au marché noir. Le terme s’est installé comme un stigmate moral. Vingt-cinq ans plus tard, le héros populaire et moustachu de Cabu, qui transporte sa bedaine en caravane de terrain de camping en étape du Tour de France, ne peut pas être complètement affranchi de cette parenté historique - et d’ailleurs, les deux termes se prononcent pareil.
Pour Cabu, le “beauf” est d’abord celui qu’on adore prendre pour un con - “un peu comme son beau-frère, il y en a un dans chaque famille”, se marrait le dessinateur dont le néologisme a été consacré dans le dictionnaire en 2014. Aujourd’hui encore, le Larousse en ligne donne ces deux définitions :
- 1 : “Beau-frère”
- 2 : Type de Français moyen, réactionnaire et raciste, inspiré d'un personnage de bandes dessinées
“Français moyen” est une autre expression empreinte d’un mépris de classe qui parfois s’ignore. Ceux qui l’embouchent se drapent souvent derrière une visée statistique, et une rapide archéologie du terme confirme que les ancêtres des statisticiens l’auraient bien utilisé dès le XIXe siècle. Mais en réalité, c’est bien Charles Du Bos, un écrivain de la haute bourgeoisie parisienne, lycéen à une époque où la France masculine comptait moins de 2% de bacheliers, qui le popularisera avec une certaine morgue - ainsi, à la page 159 de son Journal :
La banalité française s'organise autour des autres, et non pas même de chacun de ces autres pris isolément, mais de leurs relations entre eux : les liens de parenté à établir, volupté, gourmandise presque, du Français moyen.
Le "Français moyen", cet inférieur docile qui rend important
Deux ans plus tard, l’expression est déjà bien ancrée dans le lexique des élites puisqu’Edouard Herriot, président du Conseil après la victoire du Cartel des gauches, l’utilise devant des journalistes, lors d’un déplacement à Londres. Officiellement, le terme (qui fait l'objet de commentaires à l'époque) se voulait positif dans la bouche du radical Herriot cette année 1924. Il le serait resté jusqu’au milieu des années 1960, quand Sheila chantera les paroles hallucinantes de Petite fille de Français moyens, ici en direct le 3 juillet en 1968 :
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Relu presque un siècle plus tard, le commentaire d’Edouard Herriot ne dissimule pourtant pas complètement une part de paternalisme bon teint vis à vis de cette France des artisans, commerçants et “petits propriétaires” qu’il entend rallier à lui :
Le Français moyen, celui qui cherche de bonne foi et sans parti pris politique l’intérêt de notre pays, doit avoir besoin d’indications précises, après que, pendant tout un mois, on l’a entretenu de discussions techniques.
D’ailleurs, deux ans plus tard, le quotidien Le Rappel soulignera combien le “Français moyen” de Herriot, à la fois “brave et docile”, avait tout d'un artefact politique astucieux.
Comme le "Beauf", le "Français moyen" est d'abord l'autre, et les termes sont rarement des mots indigènes, utilisés pour se raconter soi-même. Sauf Sheila ? Fille de Créteil, banlieue populaire du Val-de-Marne, son père faisait les marchés franciliens pour vendre des bonbons. Sheila n'a pas écrit sa chanson du haut de ses 22 ans, cette année 1968. C'est parce qu'elle lui évoquait justement cette "fille de Français moyen" que le parolier Georges Aber dit lui avoir mis en bouche ce premier refrain :
Tandis que moi qui ne suis rien
Qu'une petite fille de Français moyens
Quand je travaille, oui je me sens bien
Et la fortune viendra de mes mains
Le titre fera un carton. Cinquante ans plus tard, “ceux qui ne sont rien” reste une expression innervée de mépris de classe, à l’usage aussi risqué qu’évocateur. C'est Emmanuel Macron qui l’emploie un mois et vingt-deux jours après avoir été à la Présidence de la République, tandis qu’il inaugure du côté de la gare d’Austerlitz le plus grand incubateur de start-up du monde :
Cette province "illettrée" et "poujadiste"
En septembre 2014, alors Ministre de l’Economie, le même Emmanuel Macron avait déjà fait polémique en évoquant les salariées des abattoirs Gad de Lampaul-Guimiliau, en Bretagne. Voici la citation dans son entier (sur les ondes d’Europe 1) :
Dans les sociétés dans mes dossiers, il y a la société Gad : il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ? Il faut payer 1 500 euros et attendre un an ? Voilà, ça ce sont des réformes du quotidien, qui créent de la mobilité, de l'activité !
Le représentant FO chez Gad a raconté, depuis le plan social, qu’il a finalement fallu financer dix-huit permis de conduire et quarante remises à niveau en français sur un total de 889 personnes, dans le foulée des bilans de compétence. D’où a bien pu sortir cette idée que ces gens étaient “illettrés”, même si on estime que l’illettrisme, préjudiciable économiquement et violent socialement, touche 1,5 millions de salariés en France (mais un tiers moins de femmes que d’hommes) ? Le terme est un néologisme militant forgé par ATD Quart Monde au début des années 80 pour rappeler que la misère sociale peut aussi avoir prise avec l’orthographe ou l’incapacité à aider ses enfants à faire leurs devoirs. L'illettrisme existe bel et bien ; il frappe aussi en Bretagne, et par exemple chez des employés de l'agro-alimentaires peu qualifiés comme peuvent l'être certains salariés des abattoirs. Mais quarante ans plus tard, le mot fait surtout office de stigmate, utilisé pour désigner ce pauvre qu’on ne connaît pas et qu’on nomme mal au point de confondre l’instruction et le capital culturel, l’alphabet et des codes très situés socialement.
Lampaul-Guimiliau est à peu près à mi-chemin entre Morlaix et Brest. C’est le Centre-Bretagne, un bassin d’emploi fragile, et des habitants qui se vivent aux antipodes des élites comme le montrera un mouvement comme celui des "bonnets rouges", avant les "gilets jaunes".
Mais dans ce pays léonard, le gros des adolescents des parages de Lampaul-Guimiliau fréquentent deux lycées de Landivisiau, à moins de dix minutes en voiture, qui affichent respectivement 95%de réussite au bac (pour le public) et 100% (pour le privé) - avec cependant seulement un peu plus de deux élèves de seconde sur trois qui iront jusqu’au bac général et technologique. C’est-à-dire, en fait, un lycée public dans le ventre mou des fameux classements nationaux, 1375e sur 2316 (d’après les critères du Parisien - Aujourd’hui en France). On est loin de la réserve d'illettrés décrite depuis Paris.
Ce Centre-Bretagne-là a déjà fait l’objet de mépris de classe dans le passé. En l’occurrence, Carhaix, à une cinquante kilomètres de Landivisiau, plus loin dans les terres, où fut créé en 1992 le Festival des Vieilles Charrues. Le rendez-vous musical de la fin du mois de juillet est aujourd'hui le plus gros festival de France. Le 6 août 2003, dans Charlie Hebdo, Philippe Val déplorait dans sa chronique hebdomadaire l’incapacité des intermittents du Festival des Vieilles Charrues à se mobiliser pour défendre l’intermittence, contrairement à ceux du Festival d’Avignon, qui avaient tenu le rapport de force jusqu’à faire annuler l’édition annuelle du festival de théâtre. Et voilà les Vieilles charrues renvoyées sous sa plume au “poujadisme ethnique des festivals régionaux, dont les arguments éternels servent de pensée à ceux qui ne pensent jamais”... alors que le “In” d’Avignon aurait campé, a contrario, “un festival universel” qui tirerait carrément sa légitimité des droits-de-l’homme.
Derrière la charge, on distingue évidemment le rapport à “la province”, qui affleure déjà des commentaires acides sur le tuning - un “Jacky” fan de tuning ne vit pas entre les anneaux du périphérique parisien - et s'entend encore sur “la France des rond-points” depuis novembre 2018 et la mobilisation des "gilets jaunes". Le terme “province” est aussi situé géographiquement (à Paris) que “ceux qui ne sont rien” peut l’être socialement - et la cartographie des deux coïncide souvent. La "province" est une invention parisienne qui porte en elle l'idée d'une hiérarchie des préférences. Entre "ce qui n'est pas Paris", l’institutionnalisation du tourisme consacrera certaines régions, voire certaines villes au détriment de d’autres : en Normandie, Houlgate ne sera ainsi jamais aussi renommée que sa voisine immédiate, Cabourg... précisément parce que la première deviendra une destination ouvrière où les municipalités de la banlieue rouge investiront dans des centres de vacances, là où l’autre incarnait les bains de mer de la bonne société avant même les congés payés. A marrée basse, on passe pourtant sans frontière d'une ville à l'autre sur le sable mouillé.
"Look plouc" et "peinture grasse de paysan" chez Courbet
Mais “la province” charrie aussi son lot de stigmates bien à elle, comme par exemple le terme “plouc”. Une bonne illustration des mécanismes de distinction ? Le 17 novembre 1983, la radio publique diffusait un micro-trottoir réalisé en Bretagne en demandant à l'autochtone s'il pensait avoir "le look plouc". Ce mot qui vient du breton ne dit pas rien de la violence sociale qu’ont essuyée les exilés de l’Ouest “montés” à la capitale dès le Moyen-Âge pour curer les fosses d’aisance des immeubles parisiens. Avant que le gros de l’exode breton ne soit précipité conjointement par la misère locale et le besoin de main d’oeuvre pour construire le métro parisien imaginé par Fulgence Bienvenüe, un ingénieur natif des Côtes-d’Armor passé par Polytechnique et les Ponts-et-Chaussées.
Pour dénigrer Gustave Courbet parce qu’il soutenait la Commune de Paris, Emile Zola, qui n’en était pas encore à Germinal, disait qu’il avait la peinture “grasse”, “une peinture de paysan”, dont l’écrivain pariait que “dans cent ans, les ateliers en riront encore”, rappelle Emile Carme dans la revue Ballast. Tout comme la sexualité, l’idée que les plus modestes aient le goût trop grossier pour priser les belles choses, et sans doute les doigts un peu trop patauds pour produire quelque chose d’un peu raffiné, est une vieille antienne qui sert à hiérarchiser les codes culturels. Et même, à les départager entre
- d’un côté, une culture légitime, prisée des mieux dotés économiquement et culturellement
- et de l’autre, une culture grossière
Cette idée d’un “grand partage” n’a rien d'une construction paranoïaque ou démagogique. Si vous regardez l'itinéraire du répertoire de Shakespeare au théâtre aux Etats-Unis, vous mesurerez combien certains loisirs et certains goûts se sont figés socialement sur les cendres d’une culture partagée. L’historien américain Lawrence W. Levine le montre dans Culture d’en haut, culture d’en bas (enfin traduit en 2010, 22 ans après sa parution en anglais). Une date marque cette histoire, celle de l’émeute de l’Astor Place, le 10 mai 1849. Dramatique, l’épisode s’est soldé par 22 morts, qui disent toute la violence que pouvaient charrier les questions culturelles dans l’Amérique du XIXème siècle.
A l’époque, Shakespeare était fameux, aussi bien dans les milieux huppés que dans les classes populaires, beaucoup plus familières du théâtre qu’on l’imagine parfois. Levine a remonté le temps pour montrer combien les théâtres américains au milieu du XIXe siècle étaient, dans une certaine mesure, des lieux de démocratisation culturelle, et de mixité sociale (même si, par exemple, ni les femmes ni les Noirs n’en étaient).
Ce sont les riches familles new-yorkaises qui mirent fin à cette relative mixité en décidant de créer un lieu alternatif, où se produirait par exemple dans le rôle de Hamlet le Britannique William Macready, au jeu réputé plus fin. Et où, surtout, le prix des places serait assez exorbitant pour tenir à distance les budgets modestes. Or les amateurs de théâtre issus des classes populaires étaient nombreux, alors, à aimer et à savoir le texte de Hamlet qu’ils préféraient plutôt campé par un comédien américain, Edwin Forrest, à qui il pouvait leur arriver de réclamer, au beau milieu de la représentation, de bisser une scène. Ce 10 mai 1849, ils protestent violemment contre ce sanctuaire érigé à l'Astor Place par la grande bourgeoisie dans le but explicite de préserver les serviettes des torchons. Haute culture et basse culture étaient nées. 170 ans plus tard, ce grand partage existe toujours, et une hiérarchie symbolique, plus ou moins tacite, demeure - même si certains artistes ou certains courants ont pu voyager en diagonale dans l’espace social, à l’instar du jazz, passé d’un art mineur tant qu’il était une musique de relégués à un goût plus distingué en cinquante ans.
Plus tôt dans le XXe siècle en France, c’est le cinéma qui s’est imposé comme un loisir populaire, délaissé pour de longues décennies par les élites réputées cultivées. On trouve une trace de cette distance sociale dans la chronique qu'a tenue un certain Louis Martin, médecin et royaliste, qui se piquait de partager le quotidien des classes laborieuses quelques semaines par an, pour ensuite raconter leur vie telle qu'il la voyait, dans La Vie ouvrière, seize volumes publiés entre 1909 et 1934. Martin y décrit salle comble le samedi soir, 1000 à 1200 spectateurs dans “des habits de travail qui donnent à la salle cette tonalité qui trahit la foule travailleuse et pauvre” :
Les films les transportent dans le monde de la richesse et du plaisir. Ils semblent goûter ce spectacle autant que les romans-feuilletons qui les entretiennent d’un grand monde conventionnel en distribuant à leur imagination le pain des illusions ; ils se complaisent à s’évader ainsi pendant quelques heures, de la tristesse de leur propre vie. Il ne s’agit que d’histoires d’amour, mais dont il semble se dégager cette conclusion morale que toute aventure hors des frontières du devoir tourne toujours mal.
Outre Atlantique aussi, le bleu de travail trahissait l’origine sociale de celui qui entendait traverser les frontières sociales de la culture légitime au tournant du XIXe et du XXe siècle. Ainsi, malgré la loi, un ouvrier s’était vu interdire les portes du “Met”, le Metropolitain Museum of Art de New-York, en 1897 sous prétexte de sa tenue. En 1966, dans L’Amour de l’art, Pierre Bourdieu écrira avec Alain Darbel sur ces mausolées qu’il reste coûteux de fréquenter pour qui n’a pas grandi dans la familiarité des musées :
Si l’amour de l’art est bien la marque de l’élection séparant, comme par une barrière invisible et infranchissable, ceux qui en sont touchés de ceux qui n’ont pas reçu cette grâce, on comprend que les musées trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment d’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion.
Le sociologue reviendra sur cette enquête sur “le bon goût” le 21 février 1972 sur France Culture dans l'émission Musées d’aujourd’hui et de demain :
Les gens qui ne vont pas au musée sont des gens qui s'éliminent de la fréquentation du musée, non pas parce qu'ils ne sont pas doués et non pas parce qu'ils n'ont pas cette grâce que s'attribuent ceux qui vont au musée, mais parce qu'ils n'ont pas appris à regarder les œuvres d'art. Là aussi nous réglons son compte à une illusion très répandue parmi les privilégiés de la culture, l'illusion que la culture, paradoxalement, pourrait être quelque chose d'inné. En réalité l'art de voir est quelque chose d'acquis. Je crois qu'une des fonctions du musée, objective, c'est précisément d'être quelque chose où tout le monde peut aller et où seuls quelques-uns vont. Le musée est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n'y vont pas.
Vingt ans plus tôt, Henri Filipacchi avait mis le feu en décidant, en 1953, de lancer, contre son milieu, le “Livre de poche” comme les Britanniques avaient leurs "Penguin books" depuis déjà 1935 ! Tollé.
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Si Jacques Prévert s’enthousiasme, on trouve dans les archives radiophoniques des traces du dégoût qui s’installe chez d’autres à l’idée d’un livre accessible à un plus grand nombre - pourvu encore qu'acheter un livre s’envisage. Découvrez par exemple cette étudiant en médecine à Paris qui assume l'idée d’une “aristocratie des lecteurs” le 21 septembre 1964, dix ans après les débuts du “Livre de Poche” :
La société française n’est (sans doute) plus celle de Prévert ou Sheila et les pouvoirs publics affichent depuis plusieurs décennies des politiques de démocratisation qu’on appelle souvent “ouverture aux publics”, le pluriel signant la différence. Mais certains codes culturels qui passeraient des classes supérieures aux classes les plus populaires continuent de perdre de la valeur. C’est ce qui s’est passé avec l’écossais de la marque Burberry, apanage de la haute société so british, jusqu'à ce que s'en emparent, outre Manche, ceux qu’on nommera les “Chavs” (un mot argotique qu’on pourrait traduire à mi-chemin entre “racaille” et “plouc”, qui s’ancre du côté des faubourgs rednecks).
Certes, quelques codes ont bien voyagé d’un monde social à l’autre, comme le montre le succès imprévisible des enterrements de vie de garçons (ou de jeunes filles), aujourd’hui plébiscités aux deux bouts de l’échelle sociale, les cours de pole dance et l’essor transclasse des tatouages en même temps que celui de la boxe. Ou encore, la glamourisation récente du rosé, du catch et du camping, rebaptisé "glamping" par les blogueurs les plus select (en gros, une yourte au fin fond des Cévennes, oui, mais avec un oreiller à mémoire de forme et du café bio équitable après le yoga). Et on peut aujourd'hui s'offrir un bleu de travail pour une quarantaine d'euros sur le site de drogueries revampées à la mode (sur liste d'attente, il faut passer commande).
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Mais cette créolisation a des limites qui sont sociales, et qui peuvent aussi s’incarner très physiquement, comme l’a montré en vidéo l’étiquette sidérante des obsèques d’un chanteur populaire comme Johnny Hallyday le 9 décembre 2017 : Carole Bouquet lisant la prière universelle, et une foule aux codes (et aux corps) singulièrement plus populaires s’entassant au bout de la nef, et plus loin encore, dans les rues. Il y a au fond deux Johnny Hallyday, bien plus sûrement qu'une vaste culture partagée qui brasserait large, et c'est pour ça que les mêmes ont pu se recueillir dans le carré de tête de l'église la Madeleine, et ironiser, quelques mois plus tard, sur "Jojo le gilet jaune" qui écoute du Johnny sur son rond-point.
Si des transgressions existent, en 2019, ces omnivores qui braconnent du côté des codes populaires viennent toujours plutôt du haut de l’échelle sociale. Et rien ne dit que ce droit de cuissage pas toujours ironique immunise contre le mépris de classe à présent que l'idée d'une culture ouvrière préservée cède le pas avec la crise du marxisme et l'ouvriérisme qui reflue. Privées de sanctuaires, les classes populaires sont aussi plus exposées au dédain aujourd'hui.
Ainsi, enjamber les frontières culturelles en s'arrimant à des codes nouveaux demeure plus coûteux du côté des classes populaires que de boire du picon-bière en tongs pour qui n'a pas grandi avec un sentiment de relégation. Surtout, ça ne représente pas la même chose, comme le montre limpidement l'enquête sur la télévision du sociologue Olivier Masclet (L'Invité permanent, chez Armand Colin en 2018) : ceux qu'il rencontre peuvent lui confier trouver de l'inspiration dans une émission culinaire pour rehausser leur déco à la maison ou encore avoir le souci de se cultiver devant des programmes dédiés à l'éducation pour se sentir moins désajustés vis-à-vis des parents d'élèves de l'école. Mais les cadres supérieurs qui se donnent rendez-vous devant Top Chef pour boire des coups en mangeant des pizzas (peut-être commandées sur Deliveroo) vous diront plus probablement, eux, qu'ils cherchent surtout... "à se marrer".