Comment faire parler Pierre Bourdieu vingt ans après sa mort sans risquer d'en faire un ventriloque ? Alors que des inédits paraissent sous sa signature et que ses lecteurs font le service après-vente, retour sur l'histoire d'une actualité post mortem.
Le 23 janvier 2002, Raphaël Desanti était chez lui lorsque sa compagne, partie manifester, l’avait appelé. Dans le cortège, le bruit courait que Pierre Bourdieu était mort. Le temps d’allumer la radio, et la disparition du sociologue aura sur le trentenaire un effet à la mesure de la révélation que sa découverte avait représentée : “Le monde s’effondrait, j’étais complètement abattu, je pleurais même comme si j’avais perdu un de mes parents”, écrira Desanti dans son livre Lire Bourdieu de l’usine à la fac (en 2017, aux éditions du Croquant). Des années plus tard, ce lecteur autodidacte à la scolarité bancale estimait encore qu’il “lui devait tout”. Il raconte avoir douloureusement préparé un BEP d’électromécanicien en lycée professionnel, bifurqué en devenant aide-documentaliste, pour finalement découvrir Bourdieu, et se réorienter vers des études de sociologie arrêtées en cours de route en doctorat. A la mort du sociologue, il avait dans sa bibliothèque “tout de Bourdieu et sur Bourdieu”. A peu près deux étagères, à l’époque.
A peine trois semaines plus tôt, le 3 janvier 2002, Raphaël Desanti avait contacté Pierre Bourdieu par e-mail. Devenu entre-temps formateur auprès de futurs travailleurs sociaux, c’était la quatrième fois déjà qu’il lui écrivait et, cette fois, il n’avait pas commencé en disant “Pardonnez la longueur de ma lettre”, comme en 1998. Il s’agissait pourtant toujours de reconnaissance : “Vous êtes un compagnon de route qui m’a appris, outre une compréhension affinée de la réalité sociale, la rigueur, l’écriture et, par-dessus tout, l’humilité, lui adressa-t-il ce jour-là. Sur la route de mon travail, entre Nantes et Lorient, vous m’accompagnez en K7 audio (avec vos entretiens donnés à France Culture entre 1990 et 1997) et vous me donnez la force, certains matins, d’affronter les étudiants qui m’attendent au tournant.”
Le courrier s’achevait ainsi : “Je termine mon message par une question qui me taraude. De l’Algérie aux paysans béarnais, de la sociologie du système scolaire à la sociologie des champs sociaux, on se demande, au terme de votre carrière professionnelle, quand paraîtra un jour un ouvrage de votre part portant sur une théorie générale des champs. Dire que vous avez tous les éléments en main pour envisager une publication de taille (et dont la force peut s’appuyer sur toute une somme de données empiriques que vous avez analysées depuis une quarantaine d’années). Ceux qui vous lisent de près ont sûrement cette attente implicite. Une telle publication s’impose, elle ferait de vous le Kant ou le Hegel de la sociologie française et internationale.” Une semaine s’était écoulée et Bourdieu avait répondu : “Cher Raphaël Desanti, Je ne saurais dire à quel point votre message m’a touché. Pas seulement parce qu’il tombe bien, à un moment où je suis souffrant et porté de ce fait à des retours moroses sur les choses de la vie. Aussi et surtout pour ce qu’il m’enlève des doutes que j’éprouve souvent sur l’utilité de mon travail. Vous devez aussi être un peu prophète : j’ai en chantier un ouvrage qui s’appellera “Microcosmes. Pour une théorie générale des champs” et qui rassemblera une synthèse théorique et mes travaux empiriques.” Moins de quinze jours plus tard, il était mort.
Vingt ans se sont écoulés alors que ce fameux livre, Microcosmes, paraît enfin, chez Raisons d’agir. Même mort, Bourdieu a encore une actualité éditoriale au rayon nouveautés. Desanti, lui, a consacré trois livres au sociologue et, en vingt ans, on le retrouve sur le Net aux manettes de plusieurs espaces qui lui sont dédiés, où l’on débat, s’écharpe, et fait ricocher ses travaux. Ses livres parlent plus précisément de son expérience de lecteur profane du sociologue, non spécialiste et surtout autodidacte. Et parfois d’une quête de reconnaissance, de la découverte qui donne des ailes jusqu’à une journée d’études organisée dans les locaux du CNRS, en 2018 (dont vous pouvez retrouver une captation vidéo ici), en passant par quelques méandres et des échecs. Libérateurs, les outils de la clairvoyance charrient aussi leur part de désillusion.
A l’occasion des 20 ans de la disparition du sociologue, c’est cette double trace, à la fois dans le monde académique et auprès de lecteurs non-universitaires mais souvent érudits, qui montre que Bourdieu parle toujours. Même quand ce ne sont plus que ses lecteurs qui en ont plein la bouche. Desanti, qui se décrit encore en “fan hébété” devant le maître, a partagé plusieurs fois sur les réseaux sociaux cette correspondance, comme un trophée souvenir. Durant quatre ans, il fut le modérateur d’un forum de discussion consacré à Pierre Bourdieu. Sur inscription, ce forum fermé appelé “la liste Champs” (en référence à une notion centrale chez le sociologue), avait vu le jour alors que sa mémoire semblait déjà mal en point, à peine passées les obsèques. En guise d’hommage funèbre vénéneux, Françoise Giroud par exemple l’avait comparé à Lénine dans le Nouvel Observateur, fin janvier 2002. Dans le même dossier, Jacques Julliard cinglait “l’échec” de Bourdieu tout juste décédé, et sa “jalousie sociale”. Tandis que le rédacteur en chef, Laurent Joffrin, décidait, avec Didier Eribon, de publier des extraits d’un texte inédit sans l’accord des ayant-droits… et en faisant fi de tout le mal que le sociologue pensait notoirement de l’hebdomadaire.
L’affaire se terminera devant la justice, avec la condamnation du Nouvel Observateur. Mais entre-temps, ils seront quelques-uns à se lier rapidement pour défendre la mémoire de leur mentor. A l’époque, il existait déjà un site intitulé “L’homme moderne”, resté comme “les pages Bourdieu”. Entre un espace pédagogique et un petit sanctuaire virtuel, il avait été créé par Eric Chabert, pionnier du web indépendant. Décédé en 2015, lui aussi avait été un lecteur assidu de Bourdieu. Puis un passeur soucieux de le faire connaître. A la mort de Bourdieu, c’est lui qui bombardera Desanti modérateur de la “liste Champs”.
"Vous avez mal lu"
Ce forum battra son plein entre 2002 et 2006, au gré de quelques pugilats. Très masculine, cette petite communauté prompte à en découdre comptait quelques femmes, une dizaine de piliers particulièrement actifs et beaucoup de spectateurs silencieux. Une fois arrivée à extinction des feux, peu avant 2010, la liste totalisait quelque 3 400 messages échangés. D’une trentaine de membres à peine en mars 2002, la liste avait dépassé la centaine après quelques mois. Pour atteindre finalement environ 400 inscrits, au milieu des années 2000. Son activité avait directement à voir avec la disparition de Bourdieu, et l’idée d’une trace à garder vivace. A l’occasion du premier anniversaire de sa mort, une petite quinzaine d’entre eux se donnera rendez-vous, à Paris, devant le Collège de France où Bourdieu avait officié vingt ans, de 1982 à 2001, titulaire de la chaire de sociologie. Parmi eux, ce jour-là, se retrouveront notamment Raphaël Desanti, Eric Chabert, mais aussi une sociologue mexicaine : l’audience du forum était à la fois internationale et disparate.
Dans les archives, on retrouve quelques universitaires déjà en poste (mais pas tellement la garde rapprochée de Pierre Bourdieu), des contributions d’une future journaliste de France Culture, et aussi les messages d’étudiants qui, pour certains, sont devenus des sociologues reconnus entre-temps. L’une des membres commence par s’excuser (“Je suis de ceux qui suivent assidûment les débats, tout en considérant qu'ils ne possèdent pas le capital culturel suffisant pour y apporter leur contribution”), tandis que d’autres s’étripent sur Bernard Lahire ou l’orthodoxie des concepts (“Vous avez mal lu”). Autodidactes ou non, ils ont de commun cet objet qui les occupe : le legs de Pierre Bourdieu. Ils ne seront pas les seuls : à présent que la “liste Champs” s’est éteinte, d’autres espaces ont pris le relais, qui s’appellent par exemple “Pierre Bourdieu, un hommage”, sur Facebook. Et qui parfois sont animés par les mêmes qu’il y a vingt ans.
A Rennes, une “Université populaire Pierre Bourdieu” a récemment vu le jour entre deux confinements : aux manettes de cette association loi 1901 qui entend mettre à profit les sciences humaines et sociales pour armer les habitants dans un souci d’éducation populaire combative, on retrouve deux enseignants en fac qui sont à la fois formés à la sociologie, et aguerris au militantisme de terrain. En février 2021, Ulysse Rabaté et Joackim Rebecca expliquaient pourquoi ils choisissaient le nom de Pierre Bourdieu : “Se référer à lui n’est pas un geste de distinction, mais un risque assumé. Un risque incontournable, pour nous qui avons tant été construits par son travail. La découverte de sa sociologie nous a permis de “tenir debout” f_ace à la violence du monde social, à nous_ “sentir libre” dans l’espace que la réalité nous ouvre, à agir autant que possible “en connaissance de cause”.” Se présentant comme une “école”, les fondateurs de l’U2PB précisaient encore : “Notre travail vise à transmettre les armes de la critique telles que les avaient définies Pierre Bourdieu, mais aussi de produire du savoir avec ces mêmes armes, dans la réalité telle qu’elle est et avec les individus qui s’y engagent.”
Archives vivaces vs fétichisme
Toutes ces initiatives disent non seulement quelque chose du rayonnement posthume du sociologue. Mais aussi de sa vitalité. De fait, Bourdieu n’est pas encore un pur objet de bibliothèque, même si c’est à l’occasion de l’ouverture de la plus grande bibliothèque universitaire de sciences humaines d’Europe, au Campus Condorcet au nord de Paris, que les archives du sociologue deviendront accessibles pour la première fois à partir du 1er février 2022 (après le feu vert d'un comité d'évaluation scientifique).
Exceptionnel, ce fonds riche de plus de mille dossiers (dont ses matériaux d’enquête, sa correspondance ou encore ses supports de cours) rembobine toute l’activité professionnelle du sociologue depuis les années 1950 jusqu’à sa mort, en 2002. Sur la page d’accueil du fonds Bourdieu, l’équipe scientifique aux manettes des archives Bourdieu a publié un texte aux allures de manifeste où l’on lit notamment : “À distance de l’approche purement biographique, voire hagiographique, et de l’érudition fétichiste, ce fonds offre un moyen d’actualiser un programme de recherche fait de rigueur et de créativité, d’engagement et de réflexivité, à la fois tourné vers l’avenir et soucieux de créer les conditions d’une véritable cumulativité en sciences sociales.”
Après six ans d’inventaire, voilà ses manuscrits indexés, et pourtant l’œuvre du sociologue n’est pas encore un sarcophage. Même ses archives bougent toujours : elles représentent l’épaisseur de sa trace, et un matériau inédit pour faire vivre ses travaux - au présent. Car même depuis sa mort, des livres de Pierre Bourdieu continuent de sortir. Plusieurs titres posthumes ont ainsi paru sous son nom depuis 2002. A commencer par Interventions, un recueil de textes paru immédiatement au moment de sa mort, pour articuler sociologie et engagement politique. Publiés par les éditions Agone (qui le réédite pour les 20 ans, enrichi), les textes de ce recueil avaient été choisis par l’éditeur avec Franck Poupeau, qui a longtemps travaillé dans le sillage immédiat de Pierre Bourdieu. Lui-même spécialiste des inégalités urbaines notamment aux Amériques (sud et nord), le sociologue est aussi éditeur. Depuis sa connaissance serrée de toutes les archives de Bourdieu mais aussi ses façons de faire et de dire, on le retrouve derrière tous les livres publiés depuis la mort du sociologue, en dialogue avec d’autres de ses proches et sous le patronage de l’un de ses fils, Jérôme Bourdieu. Jusqu’à Microcosmes, qui sort ce 21 janvier 2022 et que Bourdieu annonçait à Desanti voilà deux décennies, sur le concept de champ. A elle seule, cette édition posthume a représenté plusieurs années de travail, au ras des notes et des brouillons de l’auteur qui laissait à sa mort un manuscrit inachevé depuis plusieurs années.
Bourdieu ventriloque ?
Dans l’intervalle, six ouvrages volumineux ont déjà vu le jour, tirés de ses cours au Collège de France. Les cinq premiers, parus entre 2012 et 2017, avaient trait à la sociologie de l’Etat, à l’économie, ou encore au champ artistique avec le cas exemplaire de Manet, à quoi Bourdieu consacrera ses dernières années d’enseignement, devant une audience à la fois dense et diverse. Un dernier ouvrage issu de ces cours du Collège de France vient encore de voir le jour, ce mois de janvier 2022, à l’occasion des 20 ans de la mort du sociologue : c’est L’Intérêt au désintéressement, issu d’un cours qui remonte à 1988 et 1989. Même si, de son vivant, Bourdieu avait déjà repris certains de ses cours pour en faire des livres (sur la science, par exemple), l'affaire n'allait pas de soi : à la sortie de Sur l'Etat, en 2012, on pouvait lire en annexe un texte où ceux qui en avaient pris en charge l'édition posthume écrivaient : "Rien ne laisse supposer que Bourdieu voulût en faire un ouvrage." Ce sera cependant le premier d'une série voulue par ceux qui lui ont survécu, et qui ont considéré pertinent de publier non seulement les leçons inédites au Collège de France, mais aussi des interventions en séminaire, par exemple.
Editer un auteur comme Bourdieu post mortem, c’est bien sûr se confronter au risque de faire parler un grand mort en ventriloque. Même quand c’est pour déjouer les risques de momification. C’est notamment ce défi que relève depuis des années la maison d’édition Raisons d’agir. Née en 1996 du vivant de Bourdieu dans un souci d’autonomie, l’association est restée active. Justement pour s’affranchir des logiques marchandes et en même temps se permettre, parce qu’elle en est symboliquement la légataire autorisée, de faire vivre l’œuvre du sociologue alors qu’il n’est plus là depuis longtemps.
Car de son vivant, Pierre Bourdieu a souvent appelé les chercheurs à se faire éditeurs. Griffant au passage la naïveté d’un auteur qui croirait benoîtement que sortir un livre se bornerait pour lui à écrire un manuscrit. Dès les années 1960, Bourdieu s’est ainsi préoccupé des conditions concrètes de l’édition et de la dissémination des travaux - à commencer par le prix, ou encore la qualité du papier. Si à présent qu’il est mort, ses proches poursuivent l’édition de son œuvre, moyennant un travail au grain fin autour de ses textes et de leur sous-texte, c’est aussi parce que, collectivement, s’était installée dans le sillage de Bourdieu cette aventure éditoriale dont Raisons d’agir n’est pas seulement l’héritière, mais aussi la compagne de route.
Car les livres de Bourdieu sont de longue date des aventures collectives. Depuis les tout premiers, d’ailleurs : en 1964, Le Déracinement, qui à l’époque voit le jour aux éditions de Minuit dans la collection “Documents”, est déjà co-signé avec Abdelmalek Sayad, qui avait introduit Bourdieu à son terrain en Algérie. Marie-Christine Rivière, qui fut l’assistante du sociologue au Collège de France, est aussi sa mémoire éditoriale. Avec la chercheuse Yvette Delsaut, elle a notamment œuvré à publier une bibliographie de Pierre Bourdieu… qui, justement, souligne bien la part collective de l’entreprise : pour six travaux (livres ou articles) publiés au milieu des années 60, son laboratoire en publiera une vingtaine en 1970 ou 1971 (et seulement un tiers de Bourdieu en personne).
Une affaire de contrôle
Pour comprendre la marge que se donnent à présent ces disciples qui publient à leur tour le maître post mortem, il faut remonter le temps et observer la manière dont l’équipe de recherche autour de Bourdieu travaillait de son vivant. Un livre très précieux pour cela vient de paraître, aux éditions Classiques Garnier, dirigé par Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth : Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique. Enquêter au Centre de sociologie européenne (1959-1969). Cet ouvrage collectif éclaire notamment la dimension éditoriale du travail du laboratoire. Ce chapitre, qu’on doit à Julien Duval et Sophie Noël, montre précisément combien le travail de ces chercheurs a été façonné par leur publication. Bourdieu les encouragera beaucoup à publier des articles ou des livres, quitte à répéter qu’après tout, un ouvrage pouvait très bien n’être que le brouillon du prochain. En bref, un work in progress.
De quoi désinhiber ceux qui, à présent qu’il est mort, le publient sans lui mais sous son nom ? L’affaire suppose à la fois un travail de l’ombre considérable, et une grande autonomie. Cette quête d’autonomie était déjà centrale de son vivant. Après avoir scellé une alliance avec Jérôme Lindon qu’il avait préféré à Maspero, Bourdieu avait obtenu de diriger une collection chez Minuit. Ce sera “Le Sens commun”, dont le tout premier ouvrage paraît en 1965 après une enquête chez Kodak : c’est Un Art moyen. D’autres titres suivront rapidement, et notamment des traductions : Pierre Bourdieu fut aussi le grand importateur de travaux étrangers méconnus.
Bourdieu quittera finalement les éditions de Minuit en même temps qu'il se fâchera avec Jérôme Lindon, en 1992. Il ne s’exprimera jamais publiquement sur les raisons de la brouille (même si, par exemple, ils n’étaient pas d’accord sur l’importance de rééditer en format poche, auquel Bourdieu tenait). Il partira au Seuil, où ses cours sont toujours co-édités avec Raisons d’agir, aujourd’hui. A l’époque où Raisons d’agir voyait le jour, le sociologue avait stipulé qu’il attendait par exemple une maquette à la fois “très chic et très radicale” : “Il ne [fallait] pas que ça ait l’air d’un bulletin syndical et en même temps, il [fallait] que cela soit sobre, modeste, que l’on puisse le mettre dans la poche, que cela ne coûte pas cher”, expliquait-il à Vacarme peu avant sa mort.
C’est justement en poche, et chez Raisons d’agir, qu’a paru en 2021 un livre important, et très méconnu en France : Travail et travailleurs en Algérie. Revu et enrichi par le sociologue Amin Perez, grand spécialiste de Sayad et fin connaisseur des archives algériennes de Bourdieu notamment, il est désormais en vente, signé Pierre Bourdieu. C’est en fait déjà, un travail collectif puisque des statisticiens, comme par exemple Alain Darbel qui ensuite rejoindra le CSE, furent associés à l’enquête.
Une sociologie décoloniale... rewind ?
Republier Travail et travailleurs en Algérie, ce n’était pas seulement combler un vide bibliographique. Même si l’édition d’origine, chez l’éditeur académique Mouton (en 1963), était introuvable depuis des décennies. Et bien qu’on sache que Bourdieu lui-même s’était senti frustré par cette première édition. Revitaliser ce texte, c’était aussi redonner une actualité intellectuelle au sociologue, deux décennies après sa disparition : Amin Perez montre en effet très bien que se déployaient là non seulement une sociologie du travail qui demeure très méconnue chez Bourdieu, mais aussi une véritable sociologie décoloniale. A laquelle il est loin d’être toujours associé.
L’amplitude de ce nouveau regard qui révèle tout le potentiel contemporain d’une œuvre bien après la mort de son auteur est tout sauf secondaire. Y compris lorsque la chose peut sembler risquée : il y a quelques mois, Salima Amari et Eric Fassin publiaient justement un inédit d’Abdelmalek Sayad avec Femmes en rupture de ban (toujours chez Raisons d’Agir). Soulignant combien, outre une sociologie de l’émigration, il était important d’y voir aussi une sociologie du genre… fut-ce à l’insu de son auteur !
Périlleux dès lors que Sayad, comme Bourdieu, ne sont plus là pour le service après-vente ? Dans la mémoire collective, le CSE n’a pas exactement laissé l’empreinte d’un bastion pionnier en matière de genre. Et c’est tout l’intérêt de cette réédition, justement. Nouveaux tout en étant pourtant très anciens, la grande force de ces travaux tient ainsi sans doute beaucoup au regard que posent sur ces textes, et leur contexte, celles et ceux qui les éditent désormais. Qui suppose non seulement une connaissance fine de l’auteur, de ses objets, mais aussi un accès sensible, et durable, à ses archives. Si Bourdieu bouge toujours en librairie aujourd’hui, cette actualité est aussi un peu la leur… et réciproquement.