Musées ? Fermés. Foires d'art contemporain ? Annulées. Expositions ? Retardées. Restent les galeries, qui attirent en ce moment les amateurs en manque d'œuvres d'art. Retour sur l'histoire de ces boutiques "où l'on touche avec les yeux", lieux essentiels du marché de l'art contemporain.
Ils étaient nombreux ce week-end à faire la queue pour admirer les dernières œuvres du peintre britannique David Hockney inspirées par la Normandie. Ce n'était pas devant le Centre Pompidou, mais à l'entrée de la galerie Lelong, dans le 8e arrondissement de Paris. En cette période où les musées doivent tenir leurs portes closes, ce n'est pas seulement le nom de l'artiste-star de la peinture contemporaine qui attire. Un peu partout en France, les amateurs d'art ou simples curieux visitent des galeries d'art, rares lieux culturels avec les bibliothèques à avoir pu rouvrir en même temps que les commerces, fin novembre. Privilège marchand donc, pour ces espaces d'exposition, en ces temps où la culture fait grise mine.
Cette fréquentation inédite dont témoignent plusieurs galeristes ne laisse pas oublier les difficultés du secteur. L'an dernier, 78 % des galeristes ont vu leur chiffre d'affaires baisser, selon l'étude d'impact de la crise sanitaire du Covid-19 sur l'économie des galeries d'art menée par le Comité professionnel des galeries d'art auprès de ses adhérents. Une situation qui affecte tous les acteurs qui l'entourent : artistes, collectionneurs, conservateurs… Car une galerie ne vit pas du public qui la fréquente, mais de ses clients. L'occasion de se pencher sur la riche histoire d'un lieu qui n'est ni véritablement un musée, ni simplement une boutique, et qui demeure essentiel à la reconnaissance symbolique des artistes et au dynamisme du marché de l'art.
Aux origines du marché de l'art : collections et ventes aux enchères
La figure du marchand d'art, intermédiaire privilégié entre l'artiste et l'acquéreur d'objets d'art, émerge à la Renaissance. C'est à cette époque que l'on commence véritablement à considérer socialement l'artiste différemment de l'artisan. On s'intéresse à sa personnalité, son style et ses influences : les célèbres Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1574) de Vasari fournissent alors un précieux catalogue pour les collectionneurs. Ministres, princes, bourgeois… tous veulent enrichir leurs galeries, bibliothèques ou cabinets de curiosités ! "Des classes sociales, qui, un siècle plus tôt, n’avaient guère l’idée, faute de motivation culturelle, de réunir des objets privés de leur usage premier, ou dépourvus d’autre utilité que le décor, sont touchées par le besoin de collectionner. Cette demande très forte entraîne évidemment une réponse de l’offre", expliquent Michel et Emmanuel Hoog dans Le Marché de l'art, (PUF, 1995).
La mode des collections entraîne le début de la spéculation sur l'art ; le marché européen de l'art est alors en pleine effervescence. Les grands noms de la Renaissance italienne - Raphaël, Véronèse, Titien… - sont célébrés de leur vivant et leurs œuvres se vendent déjà très cher (leur cote atteindra des sommets jusqu'à la fin du XIXe siècle). Les marchands italiens, quant à eux, voyagent à Bruges pour découvrir les maîtres flamands. De cette période nous parvient d'ailleurs l'un des plus célèbres portraits de marchand : les Époux Arnolfini de Jan van Eyck. Selon l'historien de l'art Erwin Panofsky, l'œuvre est une commande du riche marchand toscan établi à Bruges Giovanni Arnolfini et de son épouse, Giovanna Cenami, fille d'un autre marchand italien installé à Paris.
Ces relations nouvelles entre l'artiste et le marchand vont transformer la valeur des œuvres, sur le plan financier comme artistique. C'est ainsi qu'au XVIIe siècle à Anvers, grâce à l'influence de son marchand Chrisostome van Immerseel, le peintre baroque Jan Brueghel le Jeune pouvait obtenir pour une toile originale le double du prix d'une copie faite de sa main. L'intégration de la production picturale dans un circuit marchand (et non plus simplement de commande), a eu pour effet d'augmenter la valeur des originaux.
Ce n'est que bien plus tard, au XIXe siècle, que le marché de l'art investit pleinement des lieux dédiés : les salles de ventes aux enchères, les expositions-ventes, les boutiques d'antiquaires… et les premières "galeries de peintures" et "galeries de sculpture". Elles se développent au moment où l'art académique perd de son influence et qu'un système indépendant de marchands et de critiques d'art se met en place pour promouvoir des courants d'avant-garde, comme l'impressionnisme et le néo-impressionnisme. On les retrouve sous la plume de Balzac, à travers le personnage d' Elias Magus, galeriste parisien d'origine flamande qui, s'adressant au peintre Pierre Grassou, déclare fièrement : "Je compte sur ma galerie pour vous compenser l'ennui qu'un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants". Aux motivations hédonistes du riche collectionneur s'ajoutent celles de l'influent connaisseur aux intérêts plus spéculatifs.
L'effervescence d'après-guerre : des galeristes professionnels et avant-gardistes
C'est au XXe siècle que l'aventure des galeries - et des galeristes - commence véritablement. Dans Les Galeries d'art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l'art, 1944-1970 (Publications de la Sorbonne, 2012), Julie Verlaine livre une histoire culturelle du marché de l'art contemporain de l'après-guerre en France, à travers le prisme des galeries. Face à la défiance des musées d'art moderne, elles vont être le lieu privilégié de l'émergence des nouveaux artistes. En un quart de siècle, les marchands d'art d'avant-guerre sont devenus des "galeristes" qui, dès 1947, se regroupent en un comité professionnel. "Les galeries deviennent des structures incontournables de la promotion de l'art, de la construction des carrières des artistes puis, de ce qu'on appelle la "légitimation artistique", l'établissement des valeurs au sens artistique et au sens économique du terme", explique Julie Verlaine dans une présentation de son ouvrage pour le Centre d'histoire sociale du CNRS et de l'université Panthéon-Sorbonne.
Les rapports qui lient l'artiste au galeriste commencent souvent par le prêt d'un local. "L'artiste arrive avec ses toiles sous le bras et les accroche. S'il y a des ventes, tant mieux, sinon tant pis", commente l'historienne. Ensuite, le galeriste peut proposer à l'artiste qu'il souhaite soutenir d'établir un contrat, grâce auquel il obtient une commission sur la vente de ses œuvres. En contrepartie de la promotion des œuvres et du soutien financier, il bénéficie de conditions d’acquisition privilégiées :
Cela va donc de la simple location des cimaises de la galerie jusqu'au contrat d'exclusivité qui tient ensemble la galerie et l'artiste, lequel s'engage à donner les premières vues sur ses toiles au marchand qui vient dans l'atelier et qui les acquiert pour une certaine somme versée chaque mois. Dans certains cas, on a pu parler d'un salariat de l'artiste par le marchand, lorsque ce système perdure et qu'il concerne toute la production d'un artiste. Cela reste rare : ce sont les artistes très reconnus et qui ont le plus de succès, qui bénéficient de ce genre de contrat d'exclusivité. Julie Verlaine
Deux figures incarnent bien ce passage du marchand au galeriste, estime l'historienne. Louis Carré, un marchand d'art primitif qui s'est tourné vers l'art contemporain en accompagnant des artistes comme Fernand Léger ou Jacques Villon, tout en conservant les méthodes traditionnelles du marchand :
Il achète des toiles aux artistes, il les conserve, il mène une série d'opérations de valorisation, exposition, prix etc. pour leur donner de la valeur et il les revend à des collectionneurs et surtout de grands musées. Julie Verlaine
Puis, dans les années 1960, une autre génération va renouveler les pratiques des propriétaires de galeries. Daniel Templon en est l'un des représentants. Attentif à l'évolution du marché de l'art, il s'intéresse aux courants internationaux, notamment ceux qui émergent sur la scène américaine. "Il va s'appuyer sur les grandes galeries new-yorkaises pour montrer de l'art américain à Paris. L'un de ses grands partenaires, c'est Léo Castelli, un marchand du pop art à New York", raconte l'historienne. En intégrant la circulation des artistes, l'attractivité de New York et le début des grandes foires d'art contemporain, cette génération redéfinit l'identité professionnelle du galeriste. Invité sur France Culture en 2016, Daniel Templon expliquait justement ce qui, selon lui, distingue le marchand de tableaux du galeriste :
Un marchand de tableaux, c'est quelqu'un qui accueillait bien évidemment des artistes, exposait leurs œuvres, mais qui n'avait pas un comportement de diffusion culturelle, qui n'avait pas le rythme que les galeries ont aujourd'hui, à savoir l'obligation de faire six, sept ou huit expositions par an, en plus de qu'on peut exposer dans d'autres lieux, succursales à l'étranger ou dans sa propre ville. (...) Marchand de tableaux, ça renvoie à un passé d'avant-guerre. Galeriste, ça sonne très, très mal. Ça sonne comme droguiste, disait le grand marchand suisse Beyeler. (...) Pour ma part, je préfère l'expression "marchand de couleurs". Daniel Templon
Un milieu parisien, cosmopolite et plutôt féminin
Parmi ces femmes et hommes qui font rayonner le marché de l'art parisien, certains vont acquérir pour leur travail de mécénat et de médiation une grande renommée. Ce sont Ambroise Vollard, Aimé Maeght, Léonce Rosenberg ou encore le grand promoteur du cubisme Daniel-Henry Kahnweiler, lequel disait "les grands artistes font les grands marchands", ce à quoi Picasso répondait : "Que serions-nous devenus si Kahnweiler n'avait pas eu le sens des affaires ?"
S'il n'y a pas un profil-type du galeriste à cette époque, Julie Verlaine pointe deux caractéristiques. D'une part, le milieu des galeristes est très cosmopolite : nombre d'entre eux sont des étrangers venus s'installer à Paris. D'autre part, contrairement au domaine de la création, celui de la médiation et commercialisation des œuvres est très féminisé. Julie Verlaine cite à cet égard les parcours de Colette Allendy et Iris Clert, deux galeristes aux personnalités tout à fait différentes, mais qui ont eu en commun de repérer et soutenir le jeune Yves Klein. La première, en lui offrant à ses débuts l'espace de sa maison qui lui servait de galerie ; la seconde, en organisant la retentissante "Exposition du vide".
Les galeristes sont des amateurs d'art, certains sont artistes et deviennent galeristes. D'autres sont collectionneurs, beaucoup sont amateurs d'art, amis des artistes voire amants ou amantes des artistes, donc ils évoluent dans ce milieu-là avant d'ouvrir une galerie. C'est cette sensibilité à l'art contemporain et aux artistes vivants qui les poussent à ouvrir une galerie. Julie Verlaine
Après-guerre, les galeristes travaillent essentiellement à Paris. On oppose alors les galeries de la rive droite, réputées traditionnelles et prestigieuses, à celles de la rive gauche, dites plus avant-gardistes et sympathiques. "Les recherches montrent que ce schématisme ne tient pas, nuance Julie Verlaine. Ce qui est certain, c'est qu'il y a des quartiers de galeries dans Paris, qu'on peut d'ailleurs toujours retrouver aujourd'hui : c'est le quartier Saint-Honoré au nord et le quartier Saint-Germain-des-Prés." La carte parisienne des marchands d'art ne cessera de s'étendre, vers l'Est avec le quartier du Marais et plus tard, le XIIIe arrondissement.
En province, il faut attendre les années 1960 pour voir le marché de l'art devenir plus dynamique :
Dans chaque grande métropole régionale se créent des galeries d'art, qui sont souvent des librairies-galeries, ou des restaurants-galeries, avec des formules plus souples, peut-être moins efficace en termes de commercialisation, mais absolument essentielles pour la sociabilisation de ces villes de province. Ces galeries deviennent des pôles culturels importants. Julie Verlaine
Quand Paris perd sa place de reine des arts face à New York
La fin des années 1960 correspond à un tournant dans l'histoire des prestigieuses galeries françaises. L'étiquette de la "nouvelle école de Paris" promue comme un moyen d'attirer les acheteurs vers la place parisienne, ne suffit pas. Les collectionneurs ont les yeux tournés vers New York, nouvelle capitale économique du marché de l'art, où des courants artistiques comme l'expressionnisme abstrait et le pop art se développent alors en dehors de toute légitimation parisienne.
Ce bouleversement géographique - et hiérarchique - de l'art contemporain est marqué par un événement qui secoue le monde de l'art. En 1964, Robert Rauschenberg, l'une des grandes figures du pop art, reçoit le prestigieux grand prix de peinture de la Biennale de Venise. Pour la première fois dans l'histoire, une grande institution artistique européenne consacre… un américain. Un affront pour les critiques français. Dans le journal Combat, l'écrivain Alain Bosquet s'emporte :
Il faut être d'une extrême sévérité envers la décision de la Biennale de Venise : couronner le barbouilleur américain Rauschenberg. Aucune excuse n'est valable, et le jury serait incapable d'invoquer autre chose que son aveuglement ou sa lâcheté. (…) c'est une insulte, une atteinte à la dignité de la création artistique, un acte abject et intéressé dont on peut se demander si l’art de l’Occident pourra se relever. Alain Bosquet
Annie Cohen-Solal et Daniel Templon à propos de la Biennale de Venise de 1964 sur France Culture
3 min
On accuse par ailleurs le galeriste Léo Castelli d’avoir manœuvré pour faire triompher le pop art. Depuis quelques années, le marchand d'art ainsi que son ex-épouse, l'influente galeriste Ileana Sonnabend, ont misé sur les artistes du pop art et du minimalisme - Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Andy Warhol… - en les faisant découvrir à Paris, alors dominé par l'abstraction. Vingt ans plus tard, c'est Jeff Koons qu'Ileana Sonnabend ramène dans ses valises américaines, avec le succès critique ambivalent qu'on lui connaîtra par la suite. Une chose est sûre, le marché de l'art contemporain s'était mondialisé et les puissants galeristes l'avaient bien compris.
Les galeristes face aux grandes foires d'art contemporain
Vers la fin du XXe siècle, les acheteurs délaissent quelque peu les galeries pour des structures massives où les transactions semblent plus directes : les salles de ventes aux enchères et les grandes foires d'art contemporain au rayonnement international, telles que l'Art Basel à Bâle créée dès 1970, la FIAC à Paris ou la Documenta à Cassel. Les grandes galeries peuvent y participer, mais les places sont très chères. "Aux débuts des années 1970, les galeristes parisiens se trouvent dans une situation difficile", explique Julie Verlaine :
Comment satisfaire à la fois aux exigences de démocratisation, gage d'une extension sociologique de leur public, et aux lois de la compétition accrue qui se développe sur le marché mondialisé de l'art, promesse d'importantes recettes financières ? Julie Verlaine
Dans les années 2000, le marché de l'art confirme son emprise sur les mécanismes de consécration artistique. "Les galeristes, en constant déplacement de foires en biennales, se lancent dans le financement de la production artistique, décrit Julie Verlaine. Plus que jamais ils méritent d'être qualifiés d'entrepreneurs."
Sur France Culture , le galeriste Daniel Templon témoignait de cette évolution : "Les peintres et les artistes ont besoin d'une galerie comme les écrivains ont besoin d'un éditeur. Il faut bien que quelqu'un commercialise leur production et ça, c'est notre fonction première. Mais derrière cela, tous les collègues que j'ai pu rencontrer dans les années 1970 avaient le même objectif : découvrir, mais aussi mettre en valeur des artistes en qui on avait une véritable conviction sur la durée, sur le long terme, éventuellement leur passage dans l'histoire contemporaine. Or, depuis les années 2000, pour simplifier, on est passé dans un autre système où la rentabilité immédiate est dominante."