Brexit : "La question de l'éclatement possible du Royaume-Uni va continuer de se poser"

Publicité

Brexit : "La question de l'éclatement possible du Royaume-Uni va continuer de se poser"

Par
Au-delà des profondes divisions qu'engendrerait une sortie britannique de l'Union européenne, c'est l'éclatement du royaume qui menace.
Au-delà des profondes divisions qu'engendrerait une sortie britannique de l'Union européenne, c'est l'éclatement du royaume qui menace.
© AFP

Entretien. Le référendum de 2016 sur la sortie de l'Union européenne a exposé de profondes divisions en Grande-Bretagne. Entre les générations, certes, mais surtout entre les nations qui composent le royaume. En Irlande du Nord, mais surtout en Écosse, la question indépendantiste se pose de nouveau.

Le débat n’est pas nouveau. Depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne en 1973, la question d’une éventuelle sortie est posée. Mais entre 1975, date du premier référendum en la matière, et 2016, le paysage politique et sociologique britannique a changé. Il y a trois ans et demi, 51,89 % des votants ont choisi de quitter l'Union européenne, une première fois en Europe, qui révèle de fortes disparités sociales et territoriales.

Et depuis le 29 mars 2017, date à laquelle la procédure de retrait a effectivement été lancée, les divisions se creusent entre “brexiters” et “remainers”. Avec en arrière-plan le risque, largement exploré par Gilles Leydier, professeur de civilisation britannique à l'université de Toulon, d’un éclatement du Royaume-Uni. Des fractures sociales d’un côté, certes, mais surtout, avec la poussée des nationalismes identitaires, des fractures géographiques fortes pouvant alimenter les velléités d’indépendance de l’Écosse, notamment.

Publicité

Vous avez dressé le panorama des différentes fractures que le Brexit a révélées, voire amplifiées. Sur le plan sociétal, d’abord, qu'est-ce qui vous a le plus frappé ces trois dernières années ?

Je trouve le clivage générationnel assez révélateur. La population plus jeune avait voté pour rester dans l'Union européenne, tandis que c'était le contraire pour la population plus âgée. Cette polarisation s'est accentuée après le référendum (de 2016, NDLR). On a vu apparaître une forme de radicalisation aussi. Il y a beaucoup d'acrimonie entre les générations sur la question européenne. 

On le voit dans les reportages, les interviews. On le voit aussi dans les manifestations en faveur d'un second référendum ou du rejet du traité de sortie de l'Europe, marquées par une forte présence des jeunes. Pour eux, il n'est pas normal que les anciens décident de l'avenir du Royaume-Uni. Ce même électorat âgé qui s’est prononcé en faveur de la sortie de l'Europe. De là à dire que la participation peut faire basculer le scrutin du 12 décembre, il y a tout de même une marche.

Vous constatez que les minorités ethniques ont majoritairement voté contre la sortie de l’Union européenne. A l’opposé, plus on est anglais et plus on a des chances d'être "brexiter"…

Oui, les minorités ethniques sont plus naturellement imbriquées dans un environnement multiculturel. L'ancrage européen ou la référence à l'environnement européen n'est pas un problème pour elles. C'est le cas notamment à Londres et dans les grandes métropoles britanniques.

Mais une enquête sociologique de janvier 2019 montre qu'il y a chez les Britanniques une corrélation très forte entre la revendication d'une identité exclusivement anglaise et le souhait de quitter l'Union européenne.

Ce sentiment eurosceptique a progressé depuis trente ans, en même temps que se construisait la dévolution, qui a accordé un certain pouvoir à la périphérie, une forme de reconnaissance aux identités nationales (Écosse, Pays de Galles ou Irlande du Nord).

L'identité anglaise a longtemps été confondue avec l'identité britannique. Pour les Anglais, il n'y avait pas réellement de différence entre les deux. Mais avec l'affirmation des identités nord-irlandaise ou galloise depuis les années 1980, certains Anglais se sont demandé qui parle pour l'Angleterre, qui représente l'Angleterre et qu'est-ce que c'est d'être anglais. Et depuis vingt ans, en gros, on assiste au retour du nationalisme, à l'expression de formes identitaires.

Par exemple ? 

En 1996, lors du Championnat d'Europe de football organisé outre-Manche, on a vu des supporters brandir des drapeaux anglais – la croix de Saint George, et pas l'Union Jack – lorsque jouait l'équipe d'Angleterre. Une première. On a vu des questions nouvelles émerger : faut-il organiser un Parlement spécifique pour l'Angleterre ou faire voter uniquement les députés anglais sur les questions anglaises au Parlement britannique, par exemple ?

Le nationalisme anglais s'est nourri d'un rejet de l'environnement européen. Alors que la situation est complètement différente en Irlande du Nord ou en Écosse. Dans ces nations périphériques, il n'y a absolument pas contradiction entre le fait d'affirmer une identité nationale forte et d'accepter le cadre européen ou même de le revendiquer.

Les Écossais voient depuis longtemps l'impact des décisions européennes sur leur quotidien, en termes d'aides économiques, d'investissement, de subventions. Les Irlandais, de leur côté, ont vu le rôle joué par l'Europe pour la résolution du conflit en Irlande du Nord. Et puis l'Ecosse et l'Irlande du Nord sont dans un environnement géopolitique très différent du sud-est de l'Angleterre : la dimension irlandaise, les échanges des deux côtés de la frontière et la perspective pour certains d'une possible réunification des deux Irlande ; les Écossais, eux, se vivent comme une vieille nation européenne qui a eu une Histoire avant le Royaume-Uni.

Rassemblement de supporters anglais de l'équipe nationale de football lors de la Coupe du monde 2018 à Moscou.
Rassemblement de supporters anglais de l'équipe nationale de football lors de la Coupe du monde 2018 à Moscou.
© AFP - Maxim Zmeyev

Sur la période récente, l'Écosse a pris pour modèle, par exemple, des pays comme l'Irlande ou comme le Danemark, c'est-à-dire des pays comparables en termes de population, de superficie, de ressources et de richesse, mais pour qui l'environnement européen a été très profitable.

L'Écosse a aussi un tropisme scandinave assez fort. Quand vous vivez à Aberdeen, vous êtes plus près d'Oslo que de Londres, en termes de climat, en termes de communauté d'intérêts : les ressources liées à la pêche, au pétrole, l'idée de défendre une vision pacifiste sur la scène internationale, une approche très pro-environnementale.

Du coup, on aboutit à ce paradoxe : l'Ecosse, qui, en 1975, était la moins favorable à l'entrée dans la CEE voit maintenant dans l'Europe une opportunité... C'est une évolution très longue, silencieuse, sous-jacente. Mais désormais, les deux enjeux – l'intégration européenne et l'autonomie politique – ont été liés. En Écosse, vous n'avez pas de discours eurosceptique, UKIP (le Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni) n'a pas percé, la presse tabloïd qui passe son temps à attaquer les institutions européennes est inexistante. L'Europe est perçue comme un cadre complémentaire voire alternatif au Royaume-Uni en cas d'autonomie accélérée ou d'indépendance. 

Peut-on avoir une Écosse qui vote pour son indépendance dans les années à venir, suite au Brexit ?

Oui, bien sûr. Il y aura un deuxième référendum sur l'indépendance. Quand ? C'est la question. Mais il y a des barrières concrètes pour organiser ce référendum. Car même si les nationalistes restent majoritaires au Parlement écossais, ils ont besoin de l'autorisation de Londres pour se prononcer sur l'indépendance. Theresa May ne la leur aurait pas accordée, pas plus que Boris Johnson ne le fera. D'où l'intérêt des nationalistes écossais à ce qu'il y ait un changement de majorité et de Premier ministre à Londres. 

En termes d'évolution lente, il est certain que dans les prochaines années, la question de l'éclatement possible du Royaume-Uni va continuer de se poser. 

Il y a un sondage très révélateur à ce sujet. "S'il entraîne l'indépendance de l'Écosse et la réunification irlandaise, souhaitez-vous toujours que le Brexit soit réalisé ?" demandait-il en substance. Dans leur grande majorité, les membres du Parti conservateur et une majorité de ceux qui votent conservateur ont répondu oui.

Vous parlez d'une explosion du Royaume-Uni. Est-ce que cela peut être vrai pour l'Irlande du Nord, sachant que le rattachement au Royaume-Uni y est très fort ?

Le sentiment en faveur d'une réunification de l'Irlande progresse au nord depuis le référendum de 2006. Au plan politique, ce projet de réunification est porté par Sinn Fein, qui représente une partie de la communauté catholique des deux côtés de la frontière. Mais il ne faut pas oublier que les Irlandais du Nord, quoique majoritairement protestants, ont voté pour rester dans l'Union européenne.

Or à Westminster, où le Sinn Fein ne siège traditionnellement pas, seul le parti pro-Brexit, le DUP, le Parti unioniste démocrate, est représenté. Lui seul, donc, porte la voix des Irlandais du Nord, à contre-courant de ce qu’ils ont exprimé lors du référendum de 2016. Ce qui est problématique.

Le 12 décembre, les élections générales concernent tout le Royaume-Uni. Donc l'Irlande du Nord. Ce qui peut changer, c'est que les partis opposés au Brexit, comme Sinn Fein, essaient de monter des accords de désistement entre eux pour présenter systématiquement un candidat pro-européen contre le DUP. Le Parti unioniste pourrait donc ne plus avoir la majorité de la représentation irlandaise à la Chambre des communes. Mais en même temps, il est aussi probable que le Parti conservateur de Boris Jonhson n'ait plus besoin du soutien du DUP pour former une majorité.