Caisses de grève : pour la cause, nourrir les ventres vides et faire le plein
Par Chloé Leprince
Les chiffres du nombre de grévistes offrent une photo imparfaite d'un mouvement social. Il faut aussi regarder la présence en AG, les salariés du privé qui manifestent sur leurs congés, ou encore ceux qui abondent au pot commun pour financer la grève des autres. Brève histoire des caisses de grève.
Si les caisses de grève peinent souvent à se remplir, c’est d’abord parce qu’elles sont peu médiatiques, voire carrément invisibles du grand public. Seraient-elles davantage visibles si les organisations syndicales revenaient à la bonne vieille méthode de la quête, comme en juin 1919, quand des équipes de mécaniciens franciliens et grévistes poussaient la chansonnette dans les rues et les faubourgs pour récolter de l’argent ? Quatre ans plus tard, en 1923, c’est dans des restaurants et des cinémas parisiens que des couturières avaient été envoyées faire la quête par leur comité de grève.
Rien d'encore complètement identique depuis le lancement du mouvement social contre la réforme des retraites, début décembre 2019, même si l’existence des caisses de grève demeure souvent méconnue. Alors que les chercheurs en sciences sociales, comme la sociologue Sophie Béroud, montrent bien que la grève a mué mais qu’elle est loin d’avoir disparu, abonder à une caisse de grève est une autre façon de participer à une mobilisation en cours, d’autant plus, par exemple, si l’on est un salarié du privé (qui aujourd’hui sont rares à se déclarer en grève), ou travailleur intermittent, par exemple. Le 5 décembre 2019, dans le cortège contre la réforme des retraites, l’humoriste engagée Nicole Ferroni indiquait d’ailleurs au micro de L’Humanité qu’elle n’était pas gréviste à l’antenne de France inter mais qu’on “peut soutenir les grévistes en remplissant la caisse de grève”.
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Parfois, certaines caisses de grève plus nourries font exception. Souvent qualifiées de “phénomènes”, elles sont une poignée à se frayer un chemin dans les médias : au printemps 2018, Annabelle Grelier, de la rédaction de France Culture, consacrait ainsi un billet à une caisse de grève ouverte en soutien aux cheminots grévistes de la SNCF, qui venait de dépasser 730 000 euros - une somme rare. Derrière l’initiative de cette caisse de grève-là, on trouvait alors un sociologue, Jean-Marc Salmon, et le texte publié à sa mise en ligne sur la plateforme Leetchi invitait à signifier sa “sympathie” pour les grévistes en les aidant financièrement.
Lutter ou manger, ne pas choisir
En fait de “sympathie”, ce fut longtemps plutôt de survie qu’il s’est agi lorsque les caisses de grève ont émergé, au mitan du XIXe siècle, tandis que le mouvement ouvrier cristallisait à la même époque. Jusqu’en 1864, la grève est interdite en droit, mais sur le terrain, des mouvements de protestation voient quand même le jour, à un moment où la France de l’entre-deux révolutions industrielles passe de l’atelier familial aux manufactures industrielles. C’est dès cette époque qu’on voit poindre les ancêtres des premières caisses de grève - plus précisément, à Lyon chez les canuts, qui se soulèvent entre 1831 et 1834. Dans les années 1830, on appelle encore ça le “secours grève”, et puis, très vite, la chose se structure dans le but de faire durer le mouvement en empêchant la reprise du travail parce qu’il faut bien manger.
Le grand sociologue Robert Castel a bien montré qu’aux premières heures de la classe ouvrière qui s’ébauche alors, les ouvriers n’ont aucune capacité d’épargne et à peu près aucune prestation en dehors de leur salaire. Souvent, le travail est payé à la tâche, et des représailles existent envers les éventuels frondeurs. Ces “caisses de secours” et autres “secours grève” qui voient le jour dès la première moitié du XIXe siècle, puis qui s’institutionnalisent à mesure que le mouvement ouvrier se structure, s’imposent très vite comme un outil indispensable pour faire vivre les revendications. Alors que les syndicats ne seront légalisés qu’avec les lois de 1884, les premières structures ouvrières qu’on voit poindre plusieurs décennies avant mentionnent dans leurs statuts qu’elles peuvent récolter de l’argent dans ce but : à l’époque autant qu’aujourd’hui, savoir rassembler de l’argent c’est aussi faire preuve de sa capacité à s’organiser - et à faire boule de neige. Dans le cadre de conflits sociaux moins victorieux que par le passé, c'est d'autant plus crucial : il est devenu plus rare de négocier du patron le paiement des jours de grève à l'issue d'une mobilisation.
Il existe davantage de travaux d’histoire que de travaux de sociologie sur les caisses de grève, même si une thèse de socio-histoire est en cours, par Gabriel Rosenman, un doctorant qui est aussi un ancien cheminot syndicaliste. Quand on (re)lit Michelle Perrot et notamment son livre Les Ouvriers en grève, qui date de 1974, on trouve de très nombreux exemples de mobilisation financière en faveur d’une grève. Ils sont charpentiers, terrassiers ou tailleurs et ils contribuent à institutionnaliser pour de bon la pratique de la caisse de grève en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Au point de se jouer souvent des frontières : en 1854, les porcelainiers de Limoges font appel à la solidarité dans les fabriques anglaises et belges, et treize ans plus tard, en 1867, ce sont des tailleurs de Londres qui soutiennent financièrement la grève des tailleurs parisiens.
1869 : collecte dans la presse pour les ouvriers suisses
A cette époque où se structure l’Association internationale des travailleurs, on voit qu’un militant ouvrier comme Eugène Varlin tient toujours ensemble les revendications, l’organisation de la mobilisation et le nerf de la guerre sociale : l’argent. Et y puise au passage une légitimité à l’échelle internationale. C’est flagrant quand on lit l’excellente biographie que lui consacrait au printemps 2019 Jacques Rougerie ( aux éditions du Détour) : pourtant souvent minoritaire parmi le camp internationaliste, par exemple sur le travail des femmes, Varlin doit une part non négligeable de sa stature dans sa capacité à avoir mobilisé des sommes d’argent considérables pour les ouvriers suisses en grève à Bâle début 1869. Lui et trente-six autres leaders ouvriers avaient alors lancé coup sur coup deux collectes en leur faveur, dont on retrouve la trace dans les journaux d’opposition de janvier et février 1869.
Ainsi on voit bien qu’à ses premières heures, la Première internationale, qui en est encore à se structurer, se donne pour mission d’organiser la solidarité. Comprenez, à une époque où un patron pouvait encore mettre à l’amende son salarié en amputant son salaire : trouver de quoi vivre pour les ouvriers qui ne sont plus payés dès lors qu’ils débrayent. Avec, d’emblée, l’idée qui s’impose en filigrane qu’en organisant la survie, on aide aussi un mouvement à cristalliser, et à se structurer… et on augmente ses chances de recruter.
Dans Eugène Varlin, chronique d’un espoir assassiné (qui date de 1991 aux Editions ouvrières), l’historien Michel Cordillot dénombrait pas moins de 72 grèves suivies par 40 000 personnes pour l’année 1869. Parmi eux, un peu moins de 900 ouvriers mégissiers (ceux qui travaillent la peau) à Paris, qui feront grève pendant six mois grâce à de l’argent qu’on leur envoie depuis la Belgique, ou aux 28 000 francs que leur prêtent les typographes - une somme colossale pour l’époque. Même si Proudhon était davantage hostile à la grève, on retrouve derrière ces mobilisations l’empreinte d'une partie des internationalistes, qui considèrent que le mouvement ouvrier a besoin d’argent pour s’implanter et se structurer.
On donne pour les siens
On comprend que la tradition des caisses de grève s’est installée pour de bon quand on découvre, toujours chez Michel Cordillot, qu’en 1869, les fileurs de Vienne renvoient à l’Internationale 500 francs qu’il restait au pot commun, une fois leur mouvement achevé. Ce sont tous ces liens, y compris ce qu’on nomme alors “cotisation volontaire”, qui se trament jusqu’à la Première guerre mondiale, et qui contribuent aussi à tisser serrée la trame d’une conscience de classe : Michelle Perrot a montré qu’entre 1871 et 1890, dans les trois quarts des cas, les secours sont d’origine ouvrière. Et que les deux tiers de l’aide récoltée provenaient de la ville-même où se déroulait la grève. Mais il n’y a pas que chez les ouvriers qu’on donne principalement pour les siens : Stéphane Sirot rappelle à qu’à l’apogée de la lutte des classes, le patronat s’organisera face aux grèves. C’est à cette époque que les employeurs créent des listes noires de salariés à ne pas réembaucher… et des caisses de grève patronales.
Mais les caisses de grève mobilisées par Eugène Varlin avant la Commune restent d’une échelle un peu exceptionnelle : le plus souvent, ce sont des montants bien plus modestes qui sont récoltés. Aussi certains syndicats décident-ils, entre les deux guerres mondiales, d’inscrire dans leurs statuts qu’une partie des cotisations pourront être mises à profit de caisses de soutien à des grévistes. Stéphane Sirot rappelle que l’Union des syndicats de la Seine de la CGT ouvre, avant la Grande Guerre, une “souscription permanente”. Plus tard, on parlera de “caisse de grève".

"Enlever les ouvriers au danger débilitant de l'isolement"
C’est aussi à cette époque que s’installent pour de bon les cantines pour grévistes, souvent appelées “soupes communistes”, et dont on trouve de très nombreuses photos, souvent tirées sous forme de cartes postales qu’on s’envoyait dans les années 20 ou 30. Dans les brochures militantes conservées aux archives, on lit que ces “soupes communistes” ont pour vocation d’“enlever [les ouvriers] au danger débilitant de l’isolement”, qu’elles resserrent les liens, et qu’elles “entretiennent la confiance indispensable pour conquérir la victoire”. Non sans états d’âme et divergences : faut-il servir un repas à tous les grévistes ou aux seuls adhérents ? Dans Les Ouvriers en grève, on lit sous la plume de Michelle Perrot que parfois les grévistes n’étaient pas rétribués à la même enseigne selon leur nombre d’enfants ou leur niveau de qualification, par exemple. En 1922, lors des grèves tournantes des ouvriers du livre à Paris, les syndiqués reçoivent dix francs par jour, alors que c’est seulement quatre francs pour les non-syndiqués ou ceux n'appartiennent pas à la CGTU.
Dans le très pédagogique Manuel indocile des sciences sociales (paru à La Découverte à l’automne, et à offrir sous à peu près tous les sapins tant il est accessible), les chercheurs Julie Le Mazier et Igor Martinache rappellent qu’il en coûte de se mobiliser : non seulement en terme de salaires, mais parfois aussi de représailles - ou, tout simplement, de temps et d’énergie. Dans un chapitre intitulé “Pourquoi si peu de révoltes ?”, ils citent le sociologue américain Mancur Olson, qui montrait que pour inciter les salariés à se mobiliser, certains syndicats avaient imaginé deux niveaux de bénéfices en cas de lutte victorieuse : certaines améliorations obtenues allant seulement aux salariés mobilisés, et pas à ceux qu’il baptise “les passagers clandestins”. Aujourd'hui la CFDT dispose d'une caisse de grève conséquente ( 126 millions d'euros, d'après Le Figaro) financée par une part des cotisations depuis 1973, mais elle est réservé aux adhérents de la CFDT.
Alors que le mouvement syndical français a la réputation d’être plus confrontationnel que ses voisins en Europe, l’idée que la grève soit coûteuse s’est installée dans l’imaginaire salarié en France. Au point que Stéphane Sirot en parle comme d’une “parenthèse de pauvreté” qui ferait carrément corps avec l’idée qu’on se fait de la confrontation sociale. Massivement mobilisés depuis le 5 décembre, les enseignants par exemple, qui s’apprêtent à voir leur salaire de décembre largement amputé, ne disent pas autre chose… tout en ajoutant parfois que l’épreuve partagée peut aussi solidifier un engagement et nourrir un collectif. Mais les caisses de grève restent souvent sectorielles, et il est rare de voir circuler des caisses de grève interprofessionnelles. Ça dit quelque chose de la longévité d’un mouvement, et de sa capacité à brasser large, y compris auprès de secteurs moins organisés. Ça dit aussi quelque chose de la difficulté à faire émerger une culture confédérale voire intersyndicale à l’heure où la mobilisation se joue souvent à l’échelle d’un site, ou d’un métier : Gabriel Rosenman, le doctorant qui travaille sur les caisses de grève, voit dans la cagnotte CGT Info'Com lancée en 2016 contre la loi Travail la seule cagnotte interprofessionnelle ET intersyndicale récemment lancée. Et aussi la plus fournie.