Cancel culture : pour une culture de l'accumulation, avec William Marx

Statue de Voltaire taguée à Paris
Statue de Voltaire taguée à Paris

Cancel culture : pour une culture de l'accumulation

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Cancel culture : pour une culture de l'accumulation, avec William Marx

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Statues déboulonnées, personnalités boycottées, le terme "cancel culture" a fait une entrée fracassante dans le débat public. William Marx, professeur de littérature au Collège de France, nous invite à envisager notre passé autrement, en "multipliant les mémoires".

L'expression "Cancel culture" est apparue aux Etats-Unis dans le sillage de #MeToo. Elle concerne des individus critiqués, boycottés, voire licenciés pour des propos ou des actes jugés outrageants. Pour William Marx, professeur de littératures comparées au Collège de France, dont la leçon inaugurale " Vivre dans la bibliothèque du monde" vient de paraître (éditions Collège de France / Fayard, 30 septembre 2020), c'est plus profondément tout un mouvement culturel. Une réaction qui interroge notre façon de vivre avec notre passé. 

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Pour une culture de l'accumulation

William Marx : "Personne ne peut s’arroger le droit d’effacer, de supprimer un symbole de manière totalement unilatérale. Personne n’a ce droit-là. Ça ne peut être que l’objet d’un consensus, d’un débat. Mais la question posée est bonne. Je regrette beaucoup ce terme de “cancelling”, “cancel culture”, “culture de l’effacement”, “de l’annulation”, ou “culture de la table rase”. Il ne faudrait pas faire une Cancel culture, mais plutôt une culture de la multiplication, de l’approfondissement. 

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Jusqu’il y a quelques dizaines d’années, on peut dire que l’ensemble de la société, les grands penseurs, les grands écrivains compris, étaient tous misogynes, homophobes. À ce compte-là, c’est de tout le passé qu’il faudrait se débarrasser. On comprend bien que c’est absolument inadmissible. S’attaquer aux figures des grands philosophes des Lumières est une très grave erreur. Les militants anti-racistes eux-mêmes sont les héritiers de cette philosophie-là. Sans Montesquieu, la Révolution n’aurait pas eu lieu, et il n’y aurait pas les libertés dont nous jouissons aujourd’hui. 

Quand on supprime une tradition, en fait on le regrette toujours un peu plus tard. Il y a des exemples historiques. À la Révolution française, on a martelé les figures qui étaient dans les églises, on a essayé de les détruire en grande partie. Je crois beaucoup plus important non pas de supprimer, des éléments, des items, de la mémoire culturelle, mais au contraire plutôt d’en ajouter d’autres, de multiplier les mémoires correspondant aux différentes sensibilités, aux différentes communautés : Toussaint Louverture par exemple, des figures d’écrivaines, une admirable poétesse qui est Marceline Desbordes-Valmore…

Un double héritage puritain et provocateur

Au bout du compte, cette “cancel culture” ressortit à ce qu’on pourrait appeler un puritanisme. Et ce n’est pas un hasard si ça vient des Etats-Unis, si ça vient d’un monde marqué par l’histoire puritaine, par le fondamentalisme évangélique et biblique. Et on retrouve de cela.  

Ils sont aussi dans la lignée de ce que faisaient les militants d’Act Up, qui sont des actes radicaux, qui ont une forte valeur symbolique et qu’il faut non pas prendre de manière littérale comme des actes d’annulation, mais plutôt comme une invitation, une invitation forte, une provocation sans doute à réfléchir ensemble à ce que devrait être notre mémoire et à la multiplication de nos mémoires. 

La solution de Basile de Césarée : une lecture allégorique du passé

Donc je crois que le travail qu’il faut faire, c’est un travail d’interprétation, de subtilité. Un bon exemple donné par cela est un exemple historique qui est le moment du passage de l’Empire romain du paganisme au christianisme. Il y a eu des événements assez violents très radicaux qui ont eu lieu : des bibliothèques ou des statues qui ont été renversées parce que c’était des statues des dieux. Et des gens comme saint Augustin, comme saint Jérôme ou d’autres essaient de voir ce qu’on peut sauver de la culture païenne dans un monde chrétien. 

Et en particulier, il y a un auteur qui, lui est un auteur grec, Basile de Césarée. Basile demande de faire une lecture allégorique, par exemple de dire qu’en fait lorsque tel épisode qui nous paraît immoral ou où apparaissent des dieux, chez Homère ou chez d’autres poètes, il faut faire une lecture allégorique qui essaie de retrouver le sens moral profond, qui, lui, est tout à fait acceptable. Je crois qu’il pourrait nous servir de modèle. Je crois aussi qu’il y a un devoir de la part de tous à regarder de manière apaisée les événements historiques, les œuvres culturelles, quand même continuer de transmettre un passé qui est absolument nécessaire à notre survie. Le passé, nous devons le renégocier en permanence. Mais il faut plutôt agrandir notre perception du passé plutôt que de la limiter."

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