Cannes : Jérôme Paillard et ses vingt-sept années à la tête du Marché du film

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Cannes : Jérôme Paillard et ses vingt-sept années à la tête du Marché du film

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Le Marché du film en 2019 et son président Jérôme Paillard.
Le Marché du film en 2019 et son président Jérôme Paillard.
© AFP - Christophe Simon / Marché du film

Il tire sa révérence après plus d'un demi siècle à la tête de l'un des plus importants rendez-vous de l'industrie du septième art. Jérôme Paillard revient sur la transformation du Marché du film de Cannes et les évolutions du cinéma, des cassettes VHS aux séances à domicile grâce aux plateformes.

Avec Pierre Lescure, c'est l'autre tête d'affiche de Cannes qui quitte la Croisette cette année : Jérôme Paillard, le directeur emblématique du Marché du film. Un Parisien venu au cinéma par la musique, joueur de hautbois, son père étant un célèbre chef d'orchestre et sa mère claveciniste renommée. Et un Cannois d'adoption qui excelle de longue date dans la partition économique du 7e art. Entretien avant que cet instructeur de vol ne reprenne de l'altitude et passe la main à Guillaume Esmiol.

Quel bilan tirez-vous de vos vingt-sept années à la tête du Marché du film de Cannes ?

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Il s'est passé beaucoup de choses, cela a énormément évolué. Rappelons qu'à mon arrivée, il y avait encore des cassettes VHS. Aujourd'hui, on voit le rôle, le rôle des plateformes qui est devenu assez essentiel.

En 1996, lors de ma première année de mandat, le Marché du film était encore un marché relativement secondaire, étonnamment. Le festival était déjà en tête des festivals, comme il l'est aujourd'hui. Mais pas du tout son marché. Et il est devenu en quelques années vraiment le plus gros marché au monde.

Combien y avait-il de participants à cette époque, en 1996 ? Combien de pays représentés ?

Le nombre de pays représentés, je ne sais plus. Mais il y avait à peu près 2 000 participants. Et surtout, le marché du film était en réalité cantonné dans le sous-sol du palais. On y trouvait pas mal de stands un peu exotiques et aussi un certain nombre de stands pornos. C'est vraiment tout à fait autre chose. Et en réalité, la véritable activité, la grosse activité de business se faisait quand même un peu à Cannes, mais dans des hôtels ou des appartements, pas du tout à l'intérieur d'un événement officiel.

Il y a eu plusieurs mouvements. Une de mes premières décisions a été de dire qu'il y avait une erreur de définition. J'ai expliqué que le marché du film n'était pas le sous-sol du Palais des festivals mais toute la Croisette et il a fallu convaincre. Mais toutes ces sociétés qui étaient en dehors du Palais se sont laissé convaincre assez facilement, qu'elles faisaient partie du marché du film et que ce marché pourrait leur apporter des services vraiment indispensables. Nous avons ainsi développé notamment des outils d'information, qui étaient à l'époque des guides papiers et qui sont devenus très vite, dès les années 98-99, des guides électroniques et aujourd'hui une très grosse base de données qui sert à l'industrie. On a eu la chance aussi en 2000 d'avoir un nouveau bâtiment, qui s'appelle le Riviera, derrière le Palais des festivals, et qui, lui, n'est pas en sous-sol. Ce bâtiment avec des terrasses, avec la vue sur la mer, a permis aussi de faire revenir dans le giron du Palais tout plein de sociétés qui étaient auparavant dans les hôtels.

Et puis il y a le Village international et ses pavillons avec des toits pointus, qui sont un peu une signature de Cannes. On se demande un peu parfois si on devrait changer, mais c'est vrai que c'est une signature. Ils abritent vraiment les représentations nationales, donc c'est un petit peu moins le marché. Ce ne sont pas des vendeurs de films, ce sont des pays et on en a beaucoup. Plus de 60 ou 70 pays sont représentés dans le Village qui viennent soutenir leurs délégations, présenter leurs opportunités, cela peut être des lieux de tournage par exemple, ce peut être aussi ce que l'on appelle des 'incentive', des crédits d'impôts ou des subventions qui vont inciter des producteurs à venir tourner dans ces différents pays.

Marché du film de Cannes en 2002 dans les couloirs de l'hôtel Carlton.
Marché du film de Cannes en 2002 dans les couloirs de l'hôtel Carlton.
© Maxppp - David Vincent

Comment avez-vous réussi peu à peu à structurer ce Marché du film ?

Il y a eu plusieurs phases. Il y a eu vraiment une phase de développement et, très vite, nous sommes devenus un gros marché. On s'est alors aperçu que les gens étaient un peu perdus parce que c'était trop gros. On n'allait pas se plaindre d'être devenus trop gros mais il fallait répondre à cette demande. Du coup, on a segmenté le Marché. On a créé des tas de niches à l'intérieur du Marché destinées à différents groupes de professionnels. On a créé par exemple un programme pour les producteurs expérimentés dans lequel on leur donne la chance, à travers différents moments de convivialité et différents outils d'information, de rencontrer d'autres producteurs mais aussi de rencontrer des gens qu'ils ont parfois du mal à approcher, des gros agents américains par exemple, de grosses boîtes de vente, des directeurs de festivals, des financiers. Une autre niche concerne par exemple les documentaires, une autre pour les nouvelles technologies, avec pas mal de start-up qui viennent montrer ici leurs innovations ou les tester avec des professionnels. On a également des programmes sur le film de genre ou autour de l'animation. On a un certain nombre de ces niches qui sont à la fois des lieux, des moments de rencontre, des tables rondes, des conférences et des moments de networking (mise en réseau), des petits-déjeuners, des déjeuners, des cocktails.

C'est comme cela que le marché du film est devenu petit à petit le marché le plus important au monde ?

Absolument. Les deux grands marchés concurrents sont le marché de Berlin, qui a lieu en même temps que le Festival de Berlin, et puis l'American Film Market, qui a lieu à Los Angeles sans être adossé à un festival. Et par rapport à ces deux marchés, nous sommes à la fois le plus universel, parce que vraiment tout le monde est à Cannes, tous les continents, et c'est peut-être aussi le plus grand des marchés dédiés aux producteurs. Car un marché est destiné à des vendeurs internationaux qui vont essayer de vendre leurs films à des distributeurs ou maintenant à des plateformes tout autour du monde. Mais il existe une très grosse activité à Cannes, et surtout à Cannes, de producteurs qui viennent pour trouver des partenaires, des financiers ou des lieux de tournage dans le Village international, ou parler avec des directeurs et des programmateurs de festivals. Toute cette activité là représente aujourd'hui largement plus de la moitié des participants du Marché du film.

Environ 120 pays participent au Marché du film. Quel pays avez-vous vu émerger dans le secteur au fil des années ?

Il y a eu plusieurs phases. Au début des années 2000, la Corée par exemple est l'un des pays qui s'est énormément développé, d'ailleurs beaucoup sur le modèle français en terme de réglementation, de soutien aux films nationaux. L'Amérique latine, également, est devenue beaucoup plus présente qu'elle ne l'était. En ce moment, c'est un peu plus difficile parce que la situation économique là-bas est tendue, mais elle a beaucoup progressé. La Chine, sauf cette année, a aussi énormément progressé. En 2019, la Chine était devenue notre cinquième plus gros pays, avec presque 700 ou 800 participants. L'Afrique, un peu. Mais on attend beaucoup de l'Afrique. C'est un continent en train de se développer énormément sur le plan du cinéma, il y a de plus en plus de talents et il y a aussi une implantation de salles de cinéma qui commence à être importante. Et puis l'Arabie saoudite, par exemple, qui s'est ouverte au cinéma très très récemment. Il n'existait aucune salle de cinéma en Arabie saoudite il y a cinq ans ! Aujourd'hui, je n'ai pas le chiffre exact, mais je pense qu'ils ne sont pas loin d'un millier d'écrans, 500 ou 600.

Vous parliez des cassettes VHS à votre arrivée. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez vu évoluer le cinéma, plus largement ?

Avant la fin de la fin du XXᵉ siècle, on était encore dans des périodes de croissance assez fortes sur le cinéma. C'était encore les années glorieuses de Canal+ qui jouaient un rôle extrêmement important dans le cinéma français, mais pas que français. Et petit à petit, beaucoup plus à partir des années 2007-2008-2009, on a commencé à assister à une perte de vitesse de la vidéo. Des remplacements progressifs se tuilaient plutôt bien. Il y avait eu une petite baisse des salles, mais les télévisions, notamment payantes, étaient venues remplacer cette déperdition. Ensuite, la vidéo et le DVD en particulier ont également été à un moment donné une source de revenus importants. Et puis tout cela a commencé à péricliter avec l'arrivée des plateformes. Les plateformes étaient certes une nouvelle opportunité, mais elles étaient très disruptives et les revenus générés par le streaming notamment n'ont pas du tout été un revenu de remplacement de ce qui disparaissait par ailleurs, je pense notamment à la vidéo voire maintenant un petit peu aux salles.

Des crises se sont ajoutées à ces évolutions, des crises économiques, la crise sanitaire actuelle, et ont pris en tenaille à plusieurs reprises différents maillons de la chaîne de valeur du cinéma. À deux reprises, ce qui très pénalisant, des distributeurs ou des vendeurs internationaux ont dû geler un peu leurs activités à cause de crises économiques ou de la crise sanitaire avant de se retrouver face à un marché dont les capacités d'achat n'étaient plus les mêmes. Les prix n'étant plus en adéquation avec le potentiel actuel, notamment dans les salles.

Vous constatez sur le Marché du film à quel point les plateformes ont bouleversé l'industrie du cinéma ?

À chaque fois, on dit que la télévision avait bouleversé le marché du cinéma. Et on s'était adapté. J'ai l'impression que le bouleversement provoqué par les plateformes est plus profond. J'ignore et on ne sait pas encore très bien quel va être le modèle qui va s'imposer dans les années à venir. C'est vrai que cela a beaucoup bouleversé l'industrie du cinéma parce que cela a aussi bouleversé les habitudes de consommation des gens. Ce mouvement a été très accéléré par la crise du Covid, on le sait, et aujourd'hui toute une tranche de spectateurs qui étaient des habitués des salles qui n'y retournent pas, parce qu'entre temps ils ont pris des abonnements pour les plateformes et ils se sont aperçus qu'ils pouvaient aussi regarder des films à la maison.

Aujourd'hui, deux éléments peuvent redonner confiance vers un nouvel équilibre. C'est d'une part la compétition accrue entre les différentes plateformes et on voit que la montée en puissance de HBO, Disney, Apple, entre autres, contre Netflix vient quand même casser un peu une forme d'hégémonie qu'il y a eu pendant deux ans. On le voit avec la baisse des abonnements de Netflix. On remarque aussi aux États-Unis des discussions engagées entre les représentants des cinémas et Netflix. Une piste serait un créneau pas forcément long pour un film, peut-être de quelques semaines, entre sa sortie en salle et sur la plateforme, pour un effet bénéfique pour la visibilité du film et son existence médiatique. Pour moi, c'est une piste un peu encourageante et sans doute vraiment une situation gagnante-gagnante pour les salles, bien sûr, mais également pour les plateformes. Je ne crois pas aux vertus de créneaux extrêmement longs, comme c'est encore le cas en France parce que les choses vont tellement vite qu'un film est totalement oublié au bout de quelques mois.

Et les plateformes sont très présentes au Marché du film ?

Elles sont présentes et pas présentes. Elles sont très présentes parce qu'il y a beaucoup d'acheteurs des plateformes qui sont là, mais elles sont assez cachées. En fait, ces plateformes ne cherchent pas à être contactées à tout moment par des producteurs ou des réalisateurs qui auraient des projets à leur proposer. Ce sont elles qui sont sélectives, ce sont elles qui vont contacter les projets qui les intéressent. Donc on ne les voit pas. Elles n'ont pas un grand stand avec des publicités sur la Croisette.

Remerciement pour Jérôme Paillard dans une allée du Marché du film 2022.
Remerciement pour Jérôme Paillard dans une allée du Marché du film 2022.
© Radio France - Fiona Moghaddam

Les évolutions technologiques ont aussi complètement bouleversé le secteur.

Il y a eu un vrai bouleversement en 2000 avec l'arrivée du digital. Nous avions créé en 2000 un petit salon professionnel sur le digital. Et au bout de trois ans, on a pu l'arrêter parce que tout le monde avait tout compris sur les caméras, sur les projecteurs numériques, etc. Ce virage là a lieu extrêmement rapidement. Finalement, son impact sur le cinéma a été un peu un peu transparent. Cela a permis de diminuer un petit peu les coûts de production, mais le digital avait d'autres besoins, notamment au début. Il fallait beaucoup plus d'éclairage, etc. Les économies n'ont pas forcément été aussi marquantes. Et dans les salles, cela a apporté une certaine facilité d'exploitation. On s'est demandé si cela allait soutenir la diversité ou pas ? À la fin, je ne suis pas sûr. C'est la vie économique des cinémas mais quand il y a un blockbuster, s'il manque une salle, on va instantanément le programmer dans une seconde salle et souvent au détriment d'un film d'auteur qui va passer à la trappe.

D'autres révolutions technologiques sont évidemment beaucoup plus proches de nous. Je pense aux NFT, à la production virtuelle. Là, de vraies économies techniques de production sont apportées par la technologie, d'intégrer beaucoup plus facilement des éléments virtuels dans une images réelles.

Jérôme Paillard, invité de notre journal de 12h30 du 25 mai : "La très très bonne surprise de ce marché du film 2022 est qu'avec 12 800 participants nous avons même dépassé le niveau de 2019."

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Et comment voyez-vous l'avenir ?

Il y a une véritable interrogation sur, notamment, ce que va être le retour espéré du public à plein dans les salles. Et une autre réflexion se développe aussi, pour laquelle nous avons un peu de mal en France, sur ce qu'est un film de cinéma et ce qu'est une salle de cinéma. En France, un film de cinéma est un film qui sort dans les salles. Je ne suis pas d'accord avec cette définition là. Pour moi, un film de cinéma est une œuvre cinématographique qui répond à un certain nombre de critères de qualité, de rythme, de contenu et de rigueur. Des œuvres cinématographiques, parfois, ne sortent pas dans les salles. D'ailleurs, en réalité, en France, notre regard est aussi biaisé parce que beaucoup de films sortent en salles. Mais la France est un des pays, si ce n'est pas le pays où il y a le plus de films qui sortent en salles. Dans énormément de pays, les films ne sortent pas en salles, ils sortent dans le meilleur des cas dans un festival local. Et puis, malheureusement, souvent, les gens vont le voir en vidéo et en streaming essentiellement.