Carmen et les traîtresses de "Cosi fan tutte" : quand l'opéra persécute ses femmes
Par Chloé LeprinceA l'opéra, même les rôles de femmes réputées fortes se révèlent souvent ambivalents, révélant combien l'époque a pu discréditer la liberté de la femme, et plus encore l'égalité entre les sexes.
En Italie, le Teatro del Maggio Musicale de Florence donnera à partir du 7 janvier 2018 une nouvelle production de Carmen, dont le final est radicalement revisité. Finie la mort de Carmen, assassinée par son ancien amant jaloux dans la version originelle de Bizet. A la demande de l'opéra italien, c'est désormais Carmen qui tue Don José. Motif ? L'époque a changé, argue le Teatro del Maggio Musicale. C'est donc la production qui a demandé à Leo Muscato, le metteur en scène, d'en modifier l'épilogue : "Dans une société marquée par le meurtre de femmes, comment applaudir la mort de l’une d’entre elle ?" s'interroge Cristiano Chiarot, à la tête du Teatro del Maggio.
1. Carmen, femme fatale ou héroïne sacrifiée ?
Au cœur de la polémique Carmen recréée par le Teatro del Maggio Musicale de Florence, le contre-pied radical du metteur en scène, Leo Muscato, qui réinvente le final "parce on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme". Ce n’est pas Carmen qui meurt, assassinée sur scène par son ancien amant, jaloux, mais Don José qui se fait tirer dessus par l’héroïne. Qui en sortirait grandie, assure l’opéra de Florence pour qui on ne peut plus tolérer de faire acclamer sur scène un féminicide à notre époque. Soit près de 150 ans après la création de Carmen par Bizet. Opéra le plus joué au monde, Carmen avait été créé par Georges Bizet en 1875 à Paris, à l’Opéra-Comique.
L’intrigue se passe un demi-siècle plus tôt, à Séville, dans le livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy qui travaillèrent à partir de la nouvelle de Prosper Mérimée. A l’époque, le final avait fait scandale : faire assassiner une femme volage sur scène au nez et à la barbe du public bon teint de l’Opéra-Comique, réputé “familial”, avait fait des remous.
Mais quand on regarde de plus près les archives du journal Le Siècle que France Musique a exhumées l’an dernier, on se rend compte que c’est au moins autant pour sa sensualité échevelée que pour le féminicide que l’on s’indigne dans la société parisienne. Voici un extrait d’une critique de l’époque :
C’est une Carmen absolument enragée. Il faudrait la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanche effrénés en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versé sur la tête.
Plus d’un siècle plus tard, c’est ce féminicide que l’opéra de Florence cherche à nouveau à dénoncer, à rebours de tout le discours habituel qui tend plutôt à faire passer Carmen la Gitane pour une incarnation de la femme forte. Jérôme Clément revenait sur France Culture à l’été 2017 sur cette représentation habituelle dans sa “Brève histoire de la culture” :
Femme forte ou victime broyée par son amant jaloux sous vos applaudissements ? C’est la question que nous renvoie Leo Mascato, qui a carrément pris une liberté inouïe avec le livret originel en inversant la dramaturgie. Loin, très loin de la version de Carmen donnée par Kasper Holten à l’été 2017 au Bregenz Festival, en Autriche, où Don José noyait Carmen sous l’eau de la scène.
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2. Médée, la folle sanguinaire, ou la Callas aphone ?
L’opéra de Luigi Cherubini, Médée, avait été créé à Paris, au théâtre Feydeau, en 1797. Son livret originel est en français, il est signé François-Benoît Hoffman qui aura à son actif une vingtaine de livrets jusqu’à sa mort en 1828. Le librettiste écrit la pièce littéraire avant que Cherubini ne compose la partition musicale. Il s’inspire pour cela de Sénèque et Euripide et réinvente la tragédie grecque sans trop s’en éloigner. L’argument explore en effet les fondements d’une tragédie où la figure de la femme est sacrifiée : trompée par Jason, Médée promet de se venger… et y perd à peu près tout.
L’opéra de Cherubini et Hoffman en fait une mère vengeresse qui, bafouée, est prise d’une folie sanguinaire. Elle poignarde ses deux enfants et menace Jason, tandis que brûle le temple auquel elle a mis le feu :
Je vais à la rivière sacrée ! Mon ombre t'y attendra !
Figure de femme hystérique et meurtrière finalement réduite à une ombre, le personnage de Médée conférera pourtant à l’opéra du même nom un succès immense : l’accueil de l’oeuvre de Cherubini en Europe est excellent. Une nouvelle version sera créée au début du XXe siècle, avec un livret en italien, cette fois… puis l’opéra tombera un peu en désuétude. On dit que c’est Maria Callas qui le fera revenir à la lumière, avec une création par Leonard Bernstein, en 1953, à la Scala.
Médée sacrifiée sera un rôle important pour la Callas, qui accepta même de faire ses débuts au cinéma pour l’incarner à nouveau. C’était en 1969, sous la caméra de Pier Paolo Pasolini. Ses amis lui déconseillent pourtant d’endosser à nouveau ce mythe en passant, cette fois, côté septième art. Pas tant parce que le personnage féminin n’est pas un modèle de figure positive, mais plutôt parce qu’ils craignent pour Maria Callas. Ecoutez cet extrait d’une émission télévisée de Pierre Desgraupes, en 1969 : en plateau, Luchino Visconti cherche à déconseiller à Maria Callas d’aller se frotter au cinéma de Pasolini avec ce rôle de Médée :
Luchino Visconti tentant de dissuader Maria Callas d'endosser Médée chez Pasolini (1969, archive télévisuelle)
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Cette archive avait été diffusée sur France Culture le 15 novembre 2017, dans l’émission “Le Réveil culturel”, alors que le film Médée de Pasolini était réédité chez Carlotta. Ecoutez la philosophe Marie-José Mondzain éclairer la manière dont le cinéaste italien avait recréé à sa manière le mythe de Médée dans “ce film énigmatique et compliqué” pour dénoncer l’écrasement du sous-prolétariat.
Sur le tournage, Maria Callas en avait même perdu sa voix : la Médée que vous entendez n’est pas elle mais sa doublure voix ! En revanche, lorsque vous entendez crier Médée à l’écran, c’est bien elle : la Callas avait tenu à se passer de doublure pour les cris :
Marie-José Mondzain, invité du "Réveil culturel" le 15/11/2017 sur France Culture
21 min
3. Mozart entre marivaudage sexiste et violence idéologique
Chez Wolfgang Amadeus Mozart, la femme n’est pas toujours une figure aussi forte que la Reine de la Nuit (dans La Flûte enchantée). Entre 1786 et 1790, Mozart livre trois opéras, Les Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte. Écrits par un même librettiste, Lorenzo Da Ponte, visiblement décidé à brosser une image peu flatteuse de la femme ! Futile, bavarde et surtout infidèle, la femme est une vraie mégère. Dans Cosi fan Tutte, c’est carrément le titre de l’oeuvre qui nous raconte le propos : “Cosi fan tutte” signifie, littéralement “Elle font toutes ainsi”. C’est-à-dire : tromper leur moitié allègrement.
L’opéra est créé en 1790 dans la foulée de Don Giovanni que Joseph II avait trouvé à son goût. Le monarque Habsbourg encourage alors Mozart à poursuivre avec cet opéra-bouffe en deux actes. L’affaire ne traîne pas : en un mois, Mozart et Lorenzo Da Ponte créent livret et partition. L’histoire se passe à Naples au XVIIIe siècle, et développe une histoire de trahison de leurs maris respectifs par deux fiancées volages. L’intrigue donne raison à Don Alfonso, personnage cynique qui promettait de démontrer l’infidélité des femmes. Et le même Don Alfonso de conclure, à l’issue du spectacle, sur un air célèbre qui donne son titre à tout l’opéra :
Tout le monde accuse les femmes, et moi je les excuse
De changer d'amour mille fois par jour ;
Les uns appellent cela un vice, les autres une habitude,
Quant à moi je crois que c'est une nécessité du cœur.
Il ne faut pas que l'amant abusé
Condamne les autres, mais se reproche sa propre erreur ;
Qu'elles soient jeunes ou vieilles, belles ou laides,
Répétez avec moi : elles font toutes ainsi (« Cosi fan tutte »)
Deux-cent-vingt ans plus tard, c’est Christophe Honoré qui se frottera au monument lyrique, en 2016, avec au festival d’Aix-en-Provence un Cosi fan tutte décentré dans la bonne société expatriée blanche d’Abyssinie. Ecoutez-le évoquer sa lecture de l’opéra de Mozart dans “La Grande table”, le 4 juillet 2016. Pour lui, le propos principal de cet opéra n’est pas tant la frivolité ou l’infidélité, qu’il regarde comme une lecture naïve de ce qu’a fait Mozart, mais plutôt la xénophobie et le rejet de l’autre dont il parle comme “une bêtise profonde, beaucoup plus idéologique” :
Ce livret est particulier parce que, soit on le prend d’un côté très bouffe, soit on peut en faire un marivaudage assez cruel… et moi, ce qui m’a intéressé dans ce livret, c’est la brutalité. La brutalité du rapport homme femme, une espèce d’asservissement au désir.