Carolin Emcke, portrait d'une philosophe de terrain

Carolin Emcke
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Carolin Emcke, portrait d'une intellectuelle européenne

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Carolin Emcke, portrait d'une philosophe de terrain

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Carolin Emcke est l’une des grandes figures intellectuelles de notre temps. Philosophe, reporter de guerre, militante queer, voici son portrait.

"Ce à quoi l’on doit s’adapter, c’est son propre moi". Carolin Emcke est l’une des grandes figures intellectuelles de notre temps. Philosophe, reporter de guerre, militante homosexuelle, elle naît en 1967 dans une petite ville d’Allemagne de l’Ouest. 

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Violence des normes et tolérance

Au collège, Daniel, un camarade homosexuel, humilié, rejeté, se suicide. Elle en tirera trois décennies plus tard “Notre Désir”, une réflexion sur la violence des normes sexuelles. 

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"Quand j’étais adolescente, j’étais emplie d’affects, d’émotions, d’aspirations, mais je n’avais pas de concepts, ni de mots, ni d’images pour cela. J’étais parfois en colère, parfois contente, il y avait comme un mal de vivre que je ne pouvais pas nommer ni identifier.

Et aujourd’hui, avec le recul, je dirais qu’il y avait toujours un conflit entre la volonté d’être fidèle à soi-même, de pouvoir et vouloir exprimer ce que l’on ressent, et en même temps le besoin, malgré tout, de faire partie de quelque chose. Et je crois qu’il en va encore de même aujourd’hui pour beaucoup de gens : cette quête d’un lieu où l’on a sa place, ce sentiment que les normes édictées par la société, les conventions, les images imposées par la société (qu’est-ce que ça veut dire "être femme", "être un garçon", "être un homme") ou encore les conceptions de la sexualité, que toutes ces représentations nous étouffent, nous font plus petits que ce que nous voudrions être, plus petits que notre propre désir."

Dans ses essais hybrides et foisonnants, elle mêle de façon originale récits intimes, pensées abstraites, références philosophiques, témoignages, reportages.

Elle a 22 ans quand son parrain, ancien président de la Deutsche Bank, est assassiné par la Fraction Armée Rouge (RAF). En 2008, elle en fait un manifeste de tolérance qui reçoit l’équivalent du Prix Albert-Londres. Étudiante, elle est l’élève du grand philosophe de l’espace public Jürgen Habermas. C’est la musique qui l’éveille à son désir, en lui montrant qu’un même motif peut se transformer. 

À 25 ans, elle couche avec une femme pour la première fois. Suite à son coming out, elle subit une exclusion sociale douloureuse.

"Ce n’est pas plus difficile d’être homosexuel, ce n’est pas plus triste d’être queer, ce n’est pas plus étroit ni plus renfermé d’être homosexuel ou queer, ce sont les formes que cherche notre propre désir. Et s’il cherche une forme hétérosexuelle, c’est tout aussi bien, cela peut rendre tout aussi heureux que s’il cherche une forme homosexuelle ou queer. Je ne crois pas que ce soit une question philosophique, mais c’est la question de ce que l’on ose : est-ce que l’on se laisse intimider, est-ce qu’on se laisse effrayer, est-ce que l’on croit devoir être loyal vis-à-vis des autres ou vis-à-vis de soi-même ? Personnellement, je crois que la philosophie m’a aidée après coup à approfondir cette question, et bien sûr j’écris afin que cela soit plus facile pour d’autres. Et j’écris aussi pour que cela ne soit plus une question si cruciale pour d’autres de savoir s’ils sont straight ou queer."

La passion du terrain

À 30 ans, elle devient reporter de guerre. Elle couvrira pendant 15 ans les guerres d’Afghanistan, du Kosovo, du Liban, d’Irak. Aujourd’hui chroniqueuse, essayiste, conférencière, enseignante aux États-Unis, elle dit ne s’être jamais vraiment remise du terrain. Interpellée par des violences contre les réfugiés à Clausnitz, elle écrit “Contre la haine”, qui connaît un succès considérable en Allemagne. 

Engagée à gauche, elle prône une démocratie sensible contre une xénophobie décomplexée. "Ce qui m’a toujours intéressée, c’est la mécanique et les structures de l’exclusion, comment on décrète que telle personne fait partie du groupe et telle autre non, et ce qui m’intéresse, c’est de trouver une langue pour ceux que l’on n’entend pas, ou pour les pratiques que l’on réprime."

Elle voit dans l’Europe une promesse, malgré ses faiblesses : "L’Europe m’emplit, aujourd’hui encore et chaque jour, de gratitude et d’humilité et non de fierté et de préjugés. Et je continue à penser que l’Europe est un projet en cours, inachevé. Il faut la critiquer chaque jour pour ses négligences, ses erreurs, pour ses déficits de démocratie, mais je suis reconnaissante chaque jour de son existence. Et je crois que les adversaires de l’Europe sont beaucoup trop bruyants. Ce sont les néo-nationalistes, les populistes, et je crois que ceux qui ont du mal avec l’Europe doivent se faire mieux entendre, ceux qui la critiquent, qui ont des doutes, mais qui souhaitent cette diversité et cette transnationalité, ils doivent faire plus de bruit et être plus offensifs. Je reviens là-dessus : les adversaires, ce sont des néo-nationalistes, des populistes, et il faut s’engager dès à présent pour l’Europe. Je crois qu’on a besoin de plus de démocratie, d’une démocratie plus profonde, mais on a besoin de l’Europe.

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