Quiconque a feuilleté les Mémoires de Casanova sait combien la plume du célèbre libertin est vive, pétulante, talentueuse, offrant une véritable excursion au cœur de l’Europe prérévolutionnaire. Mais étonnamment, dans le microcosme intellectuel, c’est du personnage dont il est beaucoup question, et les écrivains qui se sont penchés sur son cas ne tarissent pas de périphrases dithyrambiques à son égard : "l’admirable ", "génie de la séduction ", "ami des femmes ", "producteur de fête ", "galant homme ", "menteur flamboyant " etc. Celui qui se faisait appeler "chevalier de Seingalt " n'était pourtant pas forcément des plus recommandables.
Avec Maxime Rovère et Lydia Flem, tous deux familiers du mythe Casanova, retour sur le parcours mouvementé de cet homme qui a fait de sa propre existence la matière d'une grande œuvre littéraire.
> En lien avec l'exposition en ce moment à la BnF à Paris, "Casanova, la passion de la liberté", plusieurs émissions de France Culture se penchent sur la figure du séducteur : - Tout un monde du 15 novembre - Mauvais genres du 26 novembre - Les Fictions/ Drôles de drames du 26 novembre **- La Fabrique de l'histoire des 28, 29, 30 novembre et 1er décembre **En bref, ce que l'on sait de Casanova
Giacomo Casanova naît à Venise en avril 1725, au sein d'une modeste famille de comédiens. Sa grand-mère, la "seule femme ayant [eu] sur [lui] un ascendant absolu ", croyait dur comme fer à la sorcellerie et autres pratiques cabalistiques, ce qui l’a d’emblée rendu sensible aux facéties de l’existence. Alors que celle-ci le pousse à entrer dans les ordres, le jeune homme préfère rejoindre un groupe de canailles qui n’ont de cesse de violer et voler à tour de bras.
Casanova prend ensuite part à des opérations interlopes pendant de nombreuses années. Cela provoque son enfermement aux Plombs en 1755, prison vénitienne dont il s'évade de manière fracassante. A Paris, en 1758, il s'enrichit en participant à la mise en place de la loterie de l’Ecole militaire puis, suite à un revers de fortune, s’arrange pour dérober celle de l’une de ses amantes, Madame d’Urfé.
En somme, investi de missions aussi secrètes que floues sa vie durant, Casanova n'aura eu de cesse de parcourir l'Europe, oscillant entre l'Italie, la France, l'Angleterre, la Suisse, la Pologne, l'Espagne... car c'est l'époque où le visage du continent se modifie pour mieux inviter au voyage, ainsi que l'exprime Maxime Rovère , l'un des biographes de Casanova :
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Casanova s'affranchit de son mythe
Nous sommes en 1789. Depuis quatre ans, Giacomo Casanova, qui en compte soixante-quatre, est bibliothécaire au service du comte Waldstein, dans un château de Bohème. Désireux de "broyer de l’encre pour ne pas broyer du noir ", il décide de se lancer dans la rédaction de ses Mémoires. Durant les neuf années qui suivent, le vieil homme dévide la pelote de ses souvenirs sur 3700 pages, en français et à raison de treize heures par jour. Il meurt en 1798, laissant à la postérité une Histoire de ma vie constituée de dix livres. Mais la destinée de l’œuvre à travers les âges s’avère chaotique …
En février 2010, cinquante ans après qu’une première édition originale et non expurgée de ces Mémoires a été rendue disponible, la BnF en acquiert le manuscrit jusque là retenu en Allemagne. Les aficionados de l’écrivain libertin, Philippe Sollers en tête, se réjouissent : ces pages palpables, cette écriture tangible, frémissante… voilà de quoi extirper Casanova du carcan étouffant de son mythe – celui-là même qui le réduisait au rang d’antonomase dans les dictionnaires de figures de style.
document : Giacomo Casanova, manuscrit autographe de la préface d'Histoire de ma vie © BnF, département des Manuscrits
C’est indéniable, Histoire de ma vie est un monument. La prose en est gracieuse, subtile, usant abondamment des artifices du charme.
De sa naissance jusqu’à son ultime retour dans sa ville natale, au cours des années 1770, Giacomo Casanova se raconte avec une verve drolatique omniprésente, quasi omnipotente : "J’écris ‘Ma Vie’ pour me faire rire, et j’y réussis. "
Maxime Rovère, à propos de l'aptitude de l'écrivain vénitien à fasciner son lecteur :
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Le rapport aux femmes de Casanova, raconté par ses biographes
122 : c'est le nombre de conquêtes féminines évoquées par Casanova dans Histoire de ma vie : "Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l'ai toujours aimé, et je m'en suis fait aimer tant que j'ai pu. "
D'après ses biographes, ses relations avec les femmes étaient très saines, pleines de tendresse et de joyeusetés : à une époque où le sexe faible était souvent victime d'une misogynie ordinaire, Casanova aurait véritablement fait figure de galant homme de par l'intérêt, généralement respectueux, qu'il lui portait.
*document : Jean-François Janinet, d'après Lavreince, La Comparaison * ©BnF, département des Estampes et de la photographie
Maxime Rovère :
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Qu'en pense-t-on dans le rang des femmes justement ? Lydia Flem est écrivain et psychanalyste, auteur de deux essais sur Casanova. Un jour de carnaval, elle s'est surprise à se demander si le séducteur, qui pour elle incarnait "la liberté et la joie ", avait une sœur. Elle en est venue à lire les mémoires du célèbre libertin… :
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photo : Lydia Flem © RF/ Géraldine Amblard-Augustinus
"Il n'a nullement envie de viol ", affirme Lydia Flem. Et pourtant... dans le chapitre V du premier volume de ses mémoires, Casanova se plaît à relater celui d'une jolie fermière qui vient de convoler en justes noces. La scène se passe dans une calèche : alors qu'un orage se déchaîne, Casanova abuse de la jeune femme sous couvert de la protéger avec son manteau :
"ayant vu et senti mon extase, elle me demande si j'avais fini. Je ris en lui disant que non, puisque je voulais son consentement jusqu'à la fin de l'orage. (...)
- Vous êtes un homme affreux qui m'aura rendue malheureuse pour le reste de mes jours. Etes-vous content à présent ?
(...) nous arrivâmes à Paséan avant tous les autres. A peine descendue elle courut s'enfermer dans sa chambre tandis que je cherchais un écu pour le donner au postillon. Il riait. "
Libertinage, escroqueries, abus de hiérarchie, et petites filles : une question d'époque ?
Plus de 122 femmes, des vols, quelques viols, des relations charnelles avec de très jeunes filles à peine nubiles de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que le "chevalier de Seingalt " prend en âge… Seule Françoise Giroud s'est indignée, en 1998, de la fascination que le personnage de Casanova exerçait sur les siècles . Il est logique qu'une œuvre littéraire soit encensée, mais pourquoi l'homme est-il sujet à tant d'éloges de la part des érudits ? Pourquoi la controverse est-elle inexistante ? Maxime Rovère :
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Lydia Flem :
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Lydia Flem se désole que le mythe fasse autant d'ombre à l'homme : pourtant, ce dernier n'a-t-il pas lui même façonné ce mythe ? "Il ne s'attendait peut-être pas à ce que la réception soit telle du côté des mœ urs ", répond la biographe. Il est d'ailleurs important de souligner que l'écrivain n'a jamais théorisé sur le libertinage. Se pose également la question du décalage entre la réalité de Giacomo Casanova et celle qu'il a couchée sur le papier. Mais les "casanovistes ", qui effectuent un travail de comparaison entre ce qui est raconté dans Histoire de ma vie et l'existence véritable de son auteur, affirment que ce qui est rapporté est rigoureusement vrai dans la majorité des cas.
Alors ?... Louons l'œuvre, saluons la belle énergie de l'aventurier ! mais… même en prenant en compte la différence de perspective historique évoquée par Maxime Rovère et Lydia Flem, est-il absolument nécessaire de porter aux nues l'abuseur et le charlatan ?