Casus belli : comment commencer une guerre sous de faux prétextes

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Casus belli : comment commencer une guerre sous de faux prétextes

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Des soldats ukrainiens se préparent à repousser l'attaque russe, dans la région de Lugansk, en Ukraine.
Des soldats ukrainiens se préparent à repousser l'attaque russe, dans la région de Lugansk, en Ukraine.
© AFP - Anatolii STEPANOV

Avant d'envahir l'Ukraine, la Russie a lancé de nombreuses opérations de désinformations pour justifier l'annexion de la région du Donbas. De la Seconde Guerre mondiale à la guerre d'Irak, utiliser de faux prétextes pour déclencher un conflit est une stratégie qui a déjà fait ses preuves.

La Seconde Guerre mondiale, la guerre d'Irak, la guerre sino-japonaise ou encore la conquête de l'Algérie... Nombreux sont les conflits qui ont été déclarés sur la base de faux prétextes, voire sur des mensonges éhontés. De la même façon, avant sa déclaration de guerre à l'Ukraine, Vladimir Poutine avait accompagné sa décision de reconnaître les républiques populaires de Lougansk et de Donetsk, des régions ukrainiennes, de nombreuses opérations de désinformations visant à rendre l'Ukraine responsable du conflit à venir en la présentant comme l'agresseur. 

Sur internet ont ainsi été diffusées une photo d'un véhicule blindé ukrainien prétendument en territoire russe, une vidéo de "saboteurs" ukrainiens s'en prenant à des chars russes, ou encore une vidéo de troupes ukrainiennes tentant de s'infiltrer en Russie. Ces prétendues "preuves" n'ont guère résisté à l'analyse des spécialistes, et ont rapidement été qualifiés de montages orchestrés par le Kremlin. Mais ces prétextes inventés de toute pièce n'en ont pas moins été utilisés par Vladimir Poutine comme "preuves" permettant de justifier sa décision. Et la Russie est coutumière du fait : déjà en 2014, ce genre de stratégies avaient été employées pour justifier son annexion de la Crimée, un autre territoire ukrainien.

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L'Invité(e) des Matins
55 min

La propagande et les mensonges proférés sans états d'âme pour justifier une entrée en guerre sont, tristement, des stratégies classiques de l'histoire militaire. Dans le cas des stratégies russes sus-citées, elles appartiennent au registre de la "fausse bannière", ou "faux drapeau", qui consiste à se faire passer pour l'ennemi pour justifier ensuite d'une contre-attaque. Ces manœuvres n'ont rien de nouveau : elles doivent en effet leur nom à l'ère de la piraterie, pendant laquelle des corsaires arboraient un pavillon ennemi, et en changeaient à la dernière seconde, avant d'ouvrir le feu. Mais la Russie n'est pas le seul État recourant à ce genre de procédés : l'histoire regorge d'exemples de mensonges ayant justifié des invasions.

1830 : le coup d'éventail, prétexte ridicule à la prise d'Alger

Il y a bientôt 200 ans, un simple coup d'éventail, infligé par le dey Hussein Pacha au consul de France Pierre Deval, conduisit, trois ans plus tard, à l’invasion de l’Algérie. Ridicule ? Certainement, car les enjeux étaient bien plus importants que ne le laisse supposer ce geste. 

Depuis les années 1800 et la campagne d’Égypte de Bonaparte, le dey d'Alger, c'est-à-dire le chef du gouvernement d'Alger, a avancé à la France plusieurs millions de francs pour ravitailler en blé l'armée française. Mais les caisses sont vides, et les dettes tardent à être payées. Après la défaite de Napoléon, le gouvernement de Louis XVIII rembourse la moitié de la somme... mais en 1830, une partie de la dette n'a toujours pas été payée et le dey d'Alger, Hussein Pacha, s'impatiente. 

En 1815, le consul général français d’Alger est Pierre Deval. Non seulement ce dernier ne se montrera guère empressé de rembourser la dette du royaume français mais il a également manqué à ses engagements auprès du dey d'Alger en faisant fortifier un entrepôt commercial situé à 500 kilomètres d'Alger malgré sa promesse de n'en rien faire. Mécontent, Hussein Pacha a écrit par trois fois à Charles X, sans obtenir de réponses. 

Le 30 avril 1827 lors d'une audience à laquelle s'est présenté Pierre Deval, le dey d'Alger lui demande si Charles X a répondu à ses missives. Ce à quoi le consul général français rétorque à Hussein Pacha que "le roi ne peut te répondre parce que tu es un trop petit personnage". A ces mots, le dey d'Alger, passablement énervé, aurait frappé de son tue-mouche - ou éventail - l'épaule gauche de Pierre Deval. 

Le prétexte est tout trouvé pour créer un incident diplomatique (et ne pas rembourser la dette) : en juin 1827, deux missions sont envoyées à Alger, l'une pour rapatrier Pierre Deval et les ressortissants français, et l'autre pour une "négociation" qui consiste en un ultimatum imposé au dey d'Alger lui demandant de s'excuser et d'accorder des privilèges aux navires battant pavillon français. Ce dernier refuse. Dès lors le blocus d'Alger est imposé par la France, avant de se solder, trois ans plus tard, par la prise d'Alger puis la conquête de l'Algérie. 

La Fabrique de l'Histoire
53 min

1931 : L'incident de Mudken, un faux attentat à l'origine de la guerre sino-japonaise 

Au sortir de la guerre russo-japonaise, au début du XXe siècle, l'empire du Japon contrôle la Mandchourie (aujourd'hui la Chine du Nord Est). Cette région est alors sous domination économique japonaise, mais c'est encore une faction armée mandchoue, la clique du Fengtian, qui domine militairement la région. Mais les Japonais redoutent de plus en plus une unification de la Chine sous l'égide du Kuomingtang (le Parti nationaliste chinois), qui fait craindre la perte de leur avant poste en Asie de l'Est. 

Pour justifier d'une invasion militaire de la Mandchourie par le Japon, le colonel de l'armée du Kwantung (l'armée nippone) Seishirō Itagaki et le lieutenant-colonel Kanji Ishiwara conçoivent un plan qui doit permettre au Japon d'envahir pour de bon la Mandchourie grâce à un incident provoqué de toute pièces : le 18 septembre 1931, une dizaine de soldats japonais déguisés en travailleurs chinois placent une bombe artisanale afin de saboter une voie ferrée sous contrôle japonais, à la sortie de la gare de Moukden, située à 800 m de la garnison chinoise de Beidaying, où sont stationnées des troupes sous le commandement du maréchal Zhang Xueliang, le dirigeant de la clique du Fengtian. 

A 22h20, la bombe explose : les dégâts sont mineurs, car les Japonais ne veulent rien d'irréversible. Seule une portion d'1,5 mètre située d'un côté des rails est détruite... Les dommages sont si peu importants qu'un train express en provenance de Changchun passe par le site 20 minutes plus tard sans rencontrer de problèmes. 

Mais l'explosion peut servir de prétexte : l'armée nippone cerne la garnison chinoise puis l'attaque pour "protéger" les biens japonais. En quelques heures, la garnison tombe, puis les Japonais prennent le contrôle de toute la Mandchourie et y établissent un état fantoche, le Mandchoukouo. Ce faux attentat, fabriqué de toutes pièces, marque le début de "la guerre de quinze ans", un conflit entre la Chine et le Japon qui ne se terminera qu'en 1945.

Concordance des temps
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1939 : l'Opération Himmler, où le début de la Seconde Guerre mondiale

C'est sans doute l'une des opérations de "fausse bannière" qui a eu le plus de répercussions : elle a pour conséquence directe l'entrée de l'Europe dans la Seconde Guerre mondiale. 

En 1939, l'Allemagne vient d'envahir la Tchécoslovaquie et, grisé par ce succès, Hitler se tourne maintenant vers le nord en affirmant le 23 mai 1939 qu'"il n'est pas question d'épargner la Pologne". Sa volonté d'annexer la Pologne est d'autant plus forte qu'au sortir de la Première Guerre mondiale, le Traité de Versailles a fait de Dantzig, une ancienne ville allemande, une "ville libre" protégée par la Société des nations, afin de garantir à la Pologne un accès à la mer Baltique. 

C'est à Himmler qu'est confiée la charge de créer un prétexte à une invasion de la Pologne. Ce dernier baptise l'opération de son propre nom, et confie à son bras droit Reinhard Heydrich le soin de la mettre en place. Pour ce faire, ce dernier fait appel à un membre de la Gestapo, Alfred Naujocks, qui va se charger de mener à bien la mission qui lui a été confiée : simuler une attaque polonaise contre un émetteur radio situé à Gleiwitz, en territoire allemand. 

Dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1939, un commando composé de six soldats allemands et de douze criminels vêtus d'uniformes polonais "s'empare" de la station de radio et diffuse un message radiophonique invitant la minorité polonaise de Silésie, la région où se situe Gleiwitz, à prendre les armes contre Hitler. Une fois la mission accomplie, les prisonniers, auxquels la liberté avait été promise en échange de leur participation à l'opération, sont abattus. Leurs cadavres, montrés aux journalistes convoqués dès le lendemain, serviront de "preuve" de l'ignominie de cette "attaque" polonaise.

Dès le lendemain, Hitler se sert de cette agression créée de toute pièce comme d'un casus belli et envoie ses troupes envahir la Pologne, ce qui entraîne dans la foulée l'entrée de la France et du Royaume-Uni, ses alliés, à déclarer la guerre à l'Allemagne, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale.

La Fabrique de l'Histoire
53 min

1964 : l'incident du golfe du Tonkin

En 1964, les troupes américaines sont massées au Sud-Vietnam. Le président Lyndon B. Johnson souhaite étendre la guerre au nord mais il lui manque un prétexte : ce sera "l'incident" du golfe du Tonkin. Le 2 août 1964, le destroyer américain USS Maddox, au cours d'une mission de reconnaissance dans le golfe du Tonkin, entre la Chine et le Vietnam, déclare avoir essuyé des tirs de la part de torpilleurs nord-vietnamiens. Après s'être repliés et avoir rejoint le destroyer C. Turner Joy, les navires de guerre détectent au sonar, lors d'une patrouille le long des côtes nord vietnamiennes effectuée le 4 août, des "forces ennemies" et font feu sur l'adversaire pendant plus de deux heures. 

Le problème ? Si des tirs ont bel et bien été échangés le 2 août avec des torpilleurs nord-vietnamiens, ceux du 4 août n'ont en revanche représenté aucune menace. Les deux navires ont fait feu sur des cibles fantômes après s'être fiés à de fausses images radars. La NSA (National Security Agency), qui a intercepté dans un même temps des communications nord-vietnamiennes et a conclu à une attaque, s'est rendue compte qu'elle a mal interprété les échanges radios mais préfère falsifier les rapports de renseignement pour couvrir son erreur. Quant à la presse, elle fait d'ores et déjà état des "attaques répétées" des torpilleurs nord vietnamiens contre les forces des Etats-Unis. 

La Fabrique de l'Histoire
52 min

Le 6 août, le Congrès américain adopte la "résolution du golfe du Tonkin" et donne le droit au président Lyndon B. Johnson de prendre "toutes les mesures nécessaires" pour repousser des agressions contre les forces armées des Etats-Unis : des bombardements aériens ciblent immédiatement Hanoï et le nord du Vietnam. C'est là que se joue le déclenchement réel de la guerre du Vietnam, qui ne se terminera que 10 ans plus tard. 

2003 : les fausses armes de destruction massive découvertes en Irak

Il s'agit certainement du mensonge le plus connu ayant débouché sur un conflit. Au lendemain des attentats du 11 septembre, le président américain George W. Bush accuse l’Irak d’appartenir à un "axe du mal" défendant le terrorisme international. Mais le Congrès américain hésite à se laisser entraîner sur un autre front, en plus de celui ouvert en Afghanistan. Le prétexte idéal ? Assurer que contrairement aux engagements pris par le passé, Saddam Hussein, le dirigeant irakien, a continué à développer des armes après la fin des inspections des Nations unies, en 1998. "Il n’y a pas de doute que Saddam Hussein a maintenant des armes de destruction massive" déclare ainsi dans un discours, en 2002, le vice président des Etats-Unis Dick Cheney. George W. Bush lui emboîte rapidement le pas en annonçant à son tour, dans une allocution radiophonique, que "le régime irakien possède des armes biologiques et chimiques, reconstruit des installations pour en fabriquer encore plus et selon le gouvernement  britannique pourrait lancer une attaque chimique ou biologique en 45 minutes".

De nombreux hauts gradés sont cependant très sceptiques quant à la réalité de ces affirmations, qui contredisent les informations obtenues par les services de renseignement. Pourtant, le 5 février 2003, Colin Powell présente un rapport dans lequel il diffuse des images satellites montrant des camions qui seraient prétendument des prototypes de laboratoires mobiles et des usines d'armes chimiques. 

Le 20 mars 2003, les Etats-Unis envahissent l'Irak au nom de la lutte contre le terrorisme et afin d'éliminer les fameuses armes de destruction massives... qui n'ont jamais existé. Toutes les preuves ont été inventées et nulle trace de nouvelles armes n'a été découverte. 

Cultures Monde
58 min

Des armes chimiques ont bel et bien été retrouvées... mais elles sont des reliquats de la première guerre du Golfe. Pire, selon une enquête du New York Times, les armes en question sont américaines : elles ont été conçues aux Etats-Unis, fabriquées en Europe puis remplies de produits chimiques sur les lignes de production irakiennes par des sociétés occidentales. En 2015, un rapport secret des services américains de renseignement a été rendu public : rien n'y indique que l'Irak détenait alors des armes de destruction massive.

Encore une fois, les fausses preuves ont permis de déclencher une guerre qui sera à l'origine d'un conflit long de 8 ans, dans lequel les Etats-Unis se sont enlisés, sans parvenir à stabiliser le pays.