Cause animale : chercher des outils pour sortir d'un débat lénifiant

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Cause animale : chercher des outils pour sortir d'un débat lénifiant

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Un chien militaire et son maître, soldat des forces spéciales américaines, en exercice de saut en parachute en 2011.
Un chien militaire et son maître, soldat des forces spéciales américaines, en exercice de saut en parachute en 2011.
© Getty

Le travail animal est un trou dans la raquette des sciences sociales. Un impensé qui empêche de réfléchir et laisse un boulevard aux théories de la libération animale. Or pour Jocelyne Porcher, rare sociologue à approcher le travail animal, on risque de jeter le bébé avec l'eau du bain.

Ce vendredi sur France Culture, journée spéciale "Animal ?" avec diffusion dans la Fabrique de l'histoire, les Chemins de la philosophie, Entendez-vous l'éco, la Méthode scientifique et Matières à penser dans table-rondes enregistrées samedi 13 janvier à la Sorbonne à Paris.

Chaque année, la présence d’animaux au cirque devient plus polémique. Cette année, du côté de la pelouse de Reuilly, où stationnent la plupart des cirques dans la capitale, le spectacle sous le chapiteau Pinder s’achève avec Monsieur Loyal invitant la foule à écrire à “Madame Hidalgo” pour soutenir les cirques maintenant leurs numéros animaliers. Mais ce n’est pas propre aux gros cirques qui mettent sur la piste fauves, zèbres et autres espèces sauvages : à l’autre bout de Paris, sur les flancs du XVIe arrondissement, le petit cirque tzigane Romanes, rescapé, qui n’emploie qu’un petit chien - “celui de la famille”- cherche aussi le soutien de son public en fin de représentation. L’urgence se précise pour les cirques : 28 pays interdisent aujourd’hui les cirques qui emploient des animaux sauvages. Et la mairie de Paris est de plus en plus sollicitée par les associations de défense de la cause animale.

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Pour l’instant, le conseil de Paris ne s’est pas engagé à ficeler une telle interdiction, malgré la demande d’une partie des élus écologistes. Quarante-six municipalités l’ont fait en France à ce jour, d’après la fondation 30 millions d'amis. L’équipe d’Anne Hidalgo a annoncé plancher plus largement sur un statut juridique de l’animal dans la capitale. L’animal tout court, et pas seulement les animaux sauvages, ou les animaux de cirque, qui stigmatisent une population distincte. Chiens d’aveugle, chiens policiers, ou animaux de compagnie seraient autant concernés que les lionnes du cirque Pinder.

Numéro de fauves au Festival du cirque de Massy.
Numéro de fauves au Festival du cirque de Massy.
© AFP - Bertrand Guay

A Londres, un monument aux animaux

La question du statut de l’animal est encore largement tue en France. Qui se souvient aujourd’hui que la France a par exemple perdu 80% de ses chevaux durant la Première guerre mondiale ? Près de 800 000 chevaux sont morts en quatre années de guerre, soit parce qu’ils étaient envoyés au combat, soit parce que les maladies et la malnutrition les affaiblissaient. 

Depuis 2004, Animals in War memorial, près de Hyde Park, à Londres.
Depuis 2004, Animals in War memorial, près de Hyde Park, à Londres.
- Iridescen via wikipedia

A Londres, un monument est dédié aux animaux morts pendant la guerre depuis 2004. Le mausolée, “Animals in War Memorial” est situé du côté de Hyde Park, et affiche sur son fronton : 

Les animaux dans la guerre. Ce monument est dédié à tous les animaux qui ont servi et sont morts aux côtés des forces britanniques et alliées dans les guerres et campagnes de tous les temps. Ils n'avaient pas le choix.

Ce monument n’a pas d’équivalent à Paris où la démarche de la mairie de Paris apparaît donc nouvelle. Cette approche rejoint les rares travaux qui existent en sciences sociales sur le travail animal. Pour Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse devenue sociologie et pionnière en la matière, ceux qu’on présente un peu facilement comme “militants de la cause animale” ont plutôt eu eu pour effet de retarder la réflexion. Voire de la confisquer.

Ainsi, le travail animal, au cirque ou ailleurs, reste un impensé des sciences sociales. Pas ou peu de travaux sur le sujet, et à peine une poignée de chercheurs (“une dizaine”, estime Jocelyne Porcher) qui commencent à s’emparer de l’enjeu. 

Elle-même y est venue après avoir croisé la route de Christophe Desjours, pionnier des travaux sur la souffrance au travail, depuis son laboratoire du CNAM. Vous pouvez redécouvrir l’émission “Hors champs” consacrée au psychiatre, invité de Laure Adler en 2014 sur France Culture :

Au contact de Desjours, celle qui avait été éleveuse a cherché dans la bibliographie internationale de quoi nourrir sa réflexion :

Et… rien. Ce n’est pas que les sciences sociales ont mis du temps à se saisir du travail animal mais plutôt qu’elles ne s’en sont pas encore saisies. Il y a une dizaine d’années, alors que j’ai senti qu’on était dans une impasse du point de vue de la réflexion sur le bien être animal. Eleveuse à l’époque, je me posais déjà énormément de questions sur le thème de la bonne volonté des animaux. L’intelligence des animaux au travail m’interrogeait. Et a l’époque, je n’ai rien trouvé dans la bibliographie internationale sur ce que veut dire travailler pour un animal. Personne ne travaillait là-dessus, ou ne publiait là-dessus. 

Grand vide et débat lénifiant

Or en ne pensant pas le travail animal, on prend le risque d’un débat lénifiant :

Cette interface de la relation entre l’homme et l’animal au travail échappait complètement à la recherche : ce n’était pas de l’éthologie car il était question de la relation avec les humains ; et ça échappait à la sociologie car, pour les sciences sociales, les animaux ne sont pas des acteurs mais sont renvoyés du côté de la nature. Or pour moi, l’idée de “comportement naturel” ne veut plus rien dire lorsqu’on parle d’animaux domestiques qui interagissent avec l’homme depuis deux mille, trois mille ans. C’est l’une des impasses des partisans de ce qu’on a appelé “la cause du bien être animal”.

Ainsi, le chien, qui vit depuis plus de deux mille ans auprès des hommes, a toujours travaillé. Mais il en va de même pour des animaux réputés moins proches, comme le cheval, voire le bœuf, qui servait aussi au transport.

C’est donc depuis la recherche sur la psychologie au travail et les pathologies psychiques liées à l’activité professionnelle, qu’elle a commencé à penser le fait animal. En s’emparant d’outils conceptuels façonnés par Christophe Desjours, les travaux de Jocelyne Porcher ont donc saisi l’animal à travers les notions d’intersubjectivité. 

J’étais imprégnée des théories du travail et je me suis saisie des outils de Christophe Desjours, et plus particulièrement de la psychodynamique du travail, pour penser le travail animal. Ces outils, c’est la subjectivité, l’intersubjectivité, la notion de “travailler”. La question du travail animal pose des questions à la sociologie, pose des questions à la psychologie du travail. Pour qu’il y ait travail il faut qu’il y ait quelqu’un qui travaille. C’est cette subjectivité investie que nous allons chercher en l’animal. 

Cette subjectivité investie pose la question du consentement de l’animal. Car pour Jocelyne Porcher, il y a bien un consentement de l’animal au travail. Contrairement à nous, l’animal consentira à travailler davantage (et mieux) si le travail est aussi porté par l’affection. Alors que rien ne nous oblige à aimer nos collègues de travail ou nos supérieurs hiérarchiques pour consentir à travailler : 

C’est plus intéressant de regarder l’intersubjectivité que de penser ça uniquement sous l’angle des rapports de domination, comme le font par exemple les anglo-saxons. En les regardant comme victimes, on s’empêche de penser leur consentement et toute l’énergie qu’ils engagent dans le travail. C’est méprisant pour les animaux ! Comme si on décidait d’étudier les rapports sociaux chez les humains en faisant l’impasse sur le travail !

Ce consentement passe par l’appropriation d’un objectif commun. Un chien d’aveugle connaît l’objectif, les procédures pour y parvenir. Et ce qu’il ajoute, c’est son travail par son énergie pour y parvenir.

Pour Jocelyne Porcher, reconnaître ce consentement est une des clefs de la question de la souffrance animale. Lorsqu’il est consenti, compris, et investi, le travail n’est pas par nature synonyme de souffrance :

Il y a plutôt moins de souffrance animale si l’animal a un objectif en tête et connaît les procédures pour y parvenir. Il peut ajouter ses propres initiatives pour mener à bien sa mission, et on mise alors sur son intelligence.

La preuve ? Il est fréquent qu’un chien de berger désobéisse au berger parce qu’il a précisément en tête l’objectif, qui est de ramener le troupeau sain et sauf. Pour cela, il va investir son intelligence, quitte à outrepasser la consigne temporaire du berger lorsque celui-ci est dans l’erreur. Idem pour cette cavalière dont Jocelyne Porcher se souvient et qui racontait avoir gagné une épreuve olympique précisément parce que son cheval lui avait désobéi… mais savait quoi faire au fond, lorsqu’elle-même se trompait. 

Pour Jocelyne Porcher, c’est pour ça que penser le travail animal plutôt que de le condamner permet de changer la vie des animaux. Plutôt que de bannir les animaux hors du cirque, des zoos ou de l'armée au prétexte qu'ils seraient en souffrance car contraints, la sociologue préfère penser leur travail dans ces mondes-là pour améliorer leur conditions à partir de “leur grandeur”, “leur compétence”.

40 ans que la libération animale fait des petits

Pour Jocelyne Porcher, construire une réflexion sur le travail animal oblige de regarder la singularité de l’animal, en s’affranchissant de pas mal d’images d’Epinal d’un ordre naturel des choses. La sociologue précise :

La question du travail animal pose des questions à la sociologie, pose des questions à la psychologie du travail. Pour qu’il y ait travail, il faut qu’il y ait quelqu’un qui travaille. C’est cette subjectivité investie que nous allons chercher en l’animal. On regarde aussi ce que le fait de travailler fait d’eux. Le travail est producteur d’identité : un chien militaire qui saute en parachute ne sera plus jamais le même qu’avant d’apprendre à sauter. C’est ce qui le différencie de n’importe quel chien qu’on lâcherait d’un avion pour un saut en parachute. Il a appris à travailler. Le Jack Russell de "The Artist" ne sera plus jamais comme n’importe quel Jack Russell. C’est pareil pour un cheval de course, un éléphant dans un cirque ou un chien d’aveugle. Le travail construit leur singularité. Il les singularise en leur donnant des compétences. 

Patrouille de l'armée britannique et ses chiens, Treo et Leanna, en Afghanistan, en 2008
Patrouille de l'armée britannique et ses chiens, Treo et Leanna, en Afghanistan, en 2008
© Getty - Marco Di Lauro

Par son travail, l’animal échappe en quelque sorte à son espèce. “A ce qu’on pourrait encore appeler sa programmation génétique”, dit encore la sociologue qui s’inscrit en faux contre la théorie de la libération animale, qui fédère de plus en plus largement en objectant notamment l'idée de "comportements naturels" :

La question des comportements naturels est une impasse sur ce qui compte pour l’animal. Lui, se posera plutôt les questions : qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce que je dois faire ? Surtout si ce sont des animaux domestiques et pas sauvages : tout le rapport domestique est déjà un rapport construit par le travail depuis des siècles. En étant ensemble, on a fait quelque chose ensemble. Et donc on fait faire des choses aux animaux (la chasse, le déplacement…).

Cette théorie de la libération animale remonte aux années 70 et au livre du même nom, La Libération animale, publié en 1975 par un philosophe australien, Peter Singer. 

Le 29 septembre 2010, Raphaël Enthoven consacrait à Singer une émission intitulée “ L’utilitarisme aujourd’hui”, que vous pouvez réécouter par ici :

L'utilitarisme au prisme de la libération animale, le 29/09/2010

59 min

Le 4 février, alors qu’une série de personnalités exigeaient la création d’un secrétariat de la cause animale, Alain Finkielkraut s’interrogeait dans “Répliques” : “ Faut-il politiser la cause animale ?”. Il invitait notamment l’anthropologue Jean-Pierre Digard pour qui “l’animalisme est un anti-humanisme” :

Unis devant la violence industrielle

Or ce que propose Jocelyne Porcher, l’éleveuse entrée en sociologie dans le sillage des travaux de Christophe Desjours, c’est justement de se saisir de la question animale pour affiner notre regard sur le travail… humain. Car, après être partis d’outils conceptuels communs, il existe aujourd’hui une grille de lecture commune à Christophe Desjours, et à la petite dizaine de chercheurs qui s'intéressent avec Jocelyne Porcher au travail animal. Cette grille de lecture est celle de la violence industrielle :

Les rapports des animaux au travail ce sont les nôtres. Le point commun, c’est le management des ressources humaines. C’est pour ça que je suis partie du travail sur la souffrance au travail. Le but, c’est de créer une expertise sur les conditions de travail. A l’inverse, toute la théorie de la libération animale diabolise le travail animal et c’est une calamité. Ça empêche de penser et donc d’améliorer les conditions de travail. Ce qui s’annonce, ce n’est pas l’amélioration des conditions de vie des animaux mais la rupture de nos liens, et c’est catastrophique. On jette le bébé avec l’eau du bain. 

En 2016, c’est Christophe Desjours qui présidait le tout premier colloque interdisciplinaire sur le travail animal.