"Chair à canon" et "soldat sans armes" face au virus : ce que vaut le détour par 14-18 sans les clichés
Par Chloé LeprinceSi la lutte contre le coronavirus est une guerre, le consentement à l'effort de guerre est-il suffisament puissant pour faire office à la fois de fuel et de Xanax ? On l'a beaucoup dit de l'enthousiasme patriotique pendant la Grande guerre, mais en fait c'est plus compliqué que ça.
Alors que le coronavirus poursuit son avancée en France, les références à la Grande guerre sont légion. Elles fleurissent non seulement dans la classe politique, mais aussi au coin de bouches qui se font beaucoup plus critiques quant à la gestion de la pandémie par les pouvoirs publics. Si c’est 14 - 18 qu’on mobilise bien plus qu’aucune autre guerre, c’est d’abord parce que ce fut un épisode particulièrement meurtrier - on dit même, couramment, “une boucherie” : 1,4 millions de morts côté français (et plus de dix millions au total). C’est aussi parce que ce fut encore un conflit à portée d’homme, qui impliquera une proximité immédiate avec le danger : même si les canons seront mobilisés, on distribuera des armes de corps à corps dès 1915 et au bout d'un fusil à baïonnette, la mort n'est qu'à 1,89 mètre.
Mais c’est peut-être encore davantage parce que la Grande guerre fut, au fond, une guerre amère. Un conflit meurtrier dont le souvenir a longtemps traîné son lot de clichés et de raccourcis, mais aussi quelques angles morts qui peuvent expliquer la multiplication rapide des photos de soignants, et parfois d’éboueurs ou de livreurs, qui travaillent en temps de pandémie et qui envoient sur les réseaux sociaux des pancartes sur lesquelles ont lit des mots comme :
- “Chair à canon” (un plombier en Charente-Maritime, sur Facebook, le 19 mars)
- “Au front sans arme” (des soignants dans un couloir de l’hôpital Simone-Veil à Cannes, le 21 mars)
- ou encore ceux de cette infirmière qui avait écrit sur une feuille A4, dès le 15 mars : “Je suis un soldat qu’on envoie au front sans arme”
Exposition inégale
Du temps de la Grande guerre, ceux qui sont morts étaient massivement issus des classes populaires, avec notamment de très nombreux fils de cultivateurs dans les tranchées, et parfois des fils de petits artisans, de commerçants. C’est leur nom qu’on retrouve sur les monuments aux morts un peu partout. Même si des officiers sont morts aussi dans la Grande guerre évidemment, comme des médecins sont exposés aujourd’hui. N’empêche : l’idée d’une lutte contre le virus qui frapperait différement les classes, et d’une exposition plus forte des plus précaires, a fait son chemin chez beaucoup.
Ils ne sont pas les seuls à mobiliser le souvenir de 14-18. Car la Grande guerre, telle qu’on en a conservé un souvenir un peu flou et parfois commode, n’évoque pas seulement un carnage. Cent ans plus tard, 14-18 reste aussi dans les mémoires comme une certaine idée de l’unanimité, et charrie l’image d’un pays en rang, “comme un seul homme”. Ainsi, on s’est longtemps fait à l’idée que la Grande guerre n’aurait suscité à peu près aucune réaction de rejet ou de rébellion, hormis une poignée de mutineries du côté de l’année 1917, qu’on a durablement considérées négligeables. Mieux, alors que le conflit se révélera brutalement et puissamment meurtrier, les soldats de la Grande guerre seraient tous partis “la fleur au fusil”, carburant à un enthousiasme patriotique à l'unisson avec tout le pays : c’est l’idée d’une “Union sacrée” quel que soit le prix à payer. Depuis l’annonce des mesures de confinement pour lisser les effets du Covid-19 sur l’hôpital public, l’expression “Union sacrée” fleurit justement un peu partout. Dans son allocution à la veille de l’entrée en vigueur du confinement, Emmanuel Macron a appelé, lundi 16 mars, à “la cohésion de la Nation”, disant encore :
La France unie, c'est notre meilleur atout dans la période troublée que nous traversons.
L’Union sacrée renvoie directement à la Première guerre mondiale, et pas à une autre : il y a une date pour l’ancrer historiquement dans l’histoire de la Troisième République. Le 4 août 1914, René Viviani, Président du conseil, était monté au perchoir de l’Assemblée nationale pour lire un message du Président de la République, Raymond Poincaré. Le discours ( que vous retrouverez sur le site de l’Assemblée nationale) est adressé aux sénateurs et aux députés réunis, et dit par exemple :
Dans la guerre qui s'engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples non plus que les individus ne sauraient impunément méconnaître l'éternelle puissance morale.Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera, devant l'ennemi, l'union sacrée, et qui sont, aujourd'hui, fraternellement assemblés dans une même indignation contre l'agresseur, et dans une même foi patriotique.
Le discours de Poincaré s’achevait sur : “Hauts les coeurs et vive la France !”. Trois semaines plus tard, le 20 août 1914, dans L’Echo, Maurice Barrès écrivait :
Quand je me retourne vers les mois passés qui furent remplis par tant d’ignominies, je me dis : comment de ce cloaque est donc sortie cette France si pure ?
Comme si les divisions, profondes, qui fracturaient la classe politique, étaient soudain balayées, huit ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat par exemple ? Comme si, en tous cas, l’heure était aux rangs qui se resserrent, à l’union : si l’unanimité était loin d’être de mise concernant les objectifs de la guerre par exemple, les adversaires politiques de la veille siègeront bien, ensemble, au Comité de secours national. CGT et Action française, socialistes et représentants de l’Eglise, côte à côte. A l'unisson. C’est à cela que renvoie l’expression “Union sacrée” dont l’historien Jean-Jacques Becker rappelait, en 1985, dans la revue Vingtième siècle, qu’elle n’avait pas été aussitôt employée : le terme verra le jour en novembre de l’année 1914, dans les colonnes de L’Humanité (et c’est même le titre de l’article).
La fabrique du consentement
Une fois proclamée, à quoi sert l’Union sacrée incarnée par cette classe politique soudain prête à la trêve ? A produire du consentement dans la population. Les deux s’encastrent comme des poupées russes : il s’agit, via l’appel à l’Union sacrée, de construire un socle de consensus durable, et tenace aussi, qui repose d’abord sur l’idée que l’effort de guerre est non seulement indispensable, impérieux, non-négociable… mais qu’il est aussi légitime.
Les six occurrences du “Nous sommes en guerre” dans le discours d’Emmanuel Macron le 16 mars peuvent directement s’analyser dans cette quête du consentement. Consentir à quoi ? A se confiner, bien sûr, sachant que la mesure repose en partie sur un auto-contrôle, malgré des amendes et des contrôles en ville ou à proximité de quelques plages. Mais au-delà du respect du confinement, le consentement recherché vise aussi à obtenir l’assentiment du pays pour tout un train de mesures liées au contexte sanitaire. Ce sont ces mesures qui ont été discutées au Parlement, entre jeudi 19 et dimanche 22 mars, puis, finalement votées en dernière lecture à l’Assemblée nationale, dimanche. Dans cette loi d’état d’urgence sanitaire, on trouve par exemple :
- des mesures de soutien à la trésorerie des entreprises
- la possibilité de réquisitionner des logements
- mais aussi des dérogations au Code du travail, par exemple sur les heures supplémentaires au-delà des 35 heures, ou en retenant d’office une semaine une semaine de congé pour la période du confinement (mais désormais seulement sous réserve d’un accord d’entreprise ou d’un accord de branche)
Incrédulité et grand écart
Cette loi, valable pour deux mois pour l’instant, implique de profonds bouleversements, et par exemple la possibilité de restreindre la liberté de se réunir ou de se déplacer, qui sont des pierres angulaires en France. Ces bouleversements sont si profonds qu’ils impliquent un consensus, et un consentement puissant. Et, au-delà du confinement qui rend si incrédule, c’est à ce consentement-là que ce détour de 14-18 donne de l’épaisseur aujourd’hui.
Davantage que la métaphore un peu usée (et cliché) de l’Union sacrée, cette question du consentement donne même tout son sens aux comparaisons avec la Grande guerre pour éclairer la manière dont le coronavirus nous percute aujourd’hui. Car l’histoire du consentement est plus problématique, chez les historiens. Elle fait même l’objet d’une bataille historiographique passionnante, qui s’est fait jour il y a une petite dizaine d’années.
Cette controverse scientifique remonte à une époque où l’historiographie de la Grande guerre venait de se renouveler profondément. Un chercheur et une chercheuse, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, avaient notamment contribué, comme quelques autres, à la recentrer à hauteur d’homme et à l’inscrire dans la perspective d’une histoire culturelle. Le premier, Audoin-Rouzeau, avait fait de la question du consentement un axe central de sa thèse, qui portait (en 1984) sur l’étude des journaux de soldats dans les tranchées durant la Grande guerre.
Ensemble, Audoin-Rouzeau et Becker avaient publié, en 1998, La Grande guerre 14 - 18, chez Gallimard, où ils écrivaient par exemple :
Le drame caché de la Grande Guerre ne tient pas dans les contraintes – bien réelles au demeurant – infligées aux sociétés belligérantes, au front comme à l’arrière : il a trait bien davantage à ce qu’il faut appeler leur consentement.
Puis, deux ans plus tard, en 2000 et toujours chez Gallimard, 14-18, Retrouver la guerre, où ils expliquaient par exemple que c’est la diabolisation de l’ennemi et l’envie d’en découdre qui aurait fécondé un investissement massif dans le conflit, et une adhésion impressionnante. Y compris chez celui qui partait au front, exposé comme aucun autre et pourtant motivé, nous dit-on. Plus précisément, les deux auteurs axaient leur analyse de l’engagement, et donc de l’acceptation du risque, et au fond, du sacrifice, sur une idée-maîtresse : celle d’une “culture de guerre”. Cette “culture de guerre” procéderait d’une haine de l’ennemi qui aurait elle-même été suffisamment puissante, et suffisamment partagée, pour faire office de ciment assez solide pour souder la société française. Et expliquer, au passage, des comportements d’une brutalité inouïe.
Prix à payer et fleur au fusil
Derrière le consentement, il y a non seulement la question du prix à payer (ce serait, grosso modo, l’effort de guerre), mais aussi la question de qui le paye, et ce qu’il en coûte vraiment. Et donc de qui doit consentir à quoi au juste, en montant dans la barque. Or, durant la Grande Guerre, le consentement n’a-t-il pas été plus ambigu, plus équivoque, moins partagé ? C’est en tous cas ce qu’objectait, en 2014, un petit groupe d’historiens et notamment François Buton, André Loez, Nicolas Mariot, ou Philippe Oliveira, dans un numéro d’une revue Agone destiné à porter la réplique notamment à Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker.
Dans 14 - 18, Retrouver la guerre, les deux auteurs écrivaient notamment :
Tout le problème a trait à ce grand consentement [...] Le décalage est considérable entre le sens dont les hommes et les femmes du début du siècle ont investi la guerre et son absence de signification qui nous frappe aujourd’hui jusqu’à l’absurde.
Une “culture de guerre” à même de conférer une “signification profonde” à la guerre ? Au point d’arracher non seulement leur adhésion, mais même un authentique enthousiasme ? Au point d’encaisser, et de se faire tuer sans broncher ? Dès 2003, dans la revue Genèses, Nicolas Mariot publiera un article en rupture, intitulé "Faut-il être motivé pour tuer ?", où il discute la démonstration qui charpente leur livre :
La place centrale ainsi conférée à la notion de "culture de guerre" a pour conséquence d’inscrire la démonstration dans une logique circulaire qui a l’efficace beauté des systèmes explicatifs, mais aussi l’inconvénient de clôturer l’explication. On peut résumer cette circularité de la façon suivante : la perception des atrocités allemandes par les opinions forme la matrice d’une culture de guerre qui, ensuite et en retour, explique le consentement aux violences, elles-mêmes restant tout au long du livre, comme on l’a montré, l’indice matériel sur lequel repose la preuve de la perpétuation du système de représentations initialement mis au jour. En bref : l’existence d’une culture de haine est prouvée par les violences, elles-mêmes étant provoquées par cette culture ; c’est sur ce va-et-vient constant entre des versions mentales et publiques d’une même représentation culturelle, chaque terme soutenant l’autre et inversement, que repose le système explicatif de 14-18, retrouver la guerre.
Dix ans plus tard, la controverse fait toujours rage, lorsque, dans ce numéro de 2014 de la revue Agone, François Buton critique par exemple l’idée qu’on planque sous le tapis tout un tas d’injonctions à une union nationale qui n’irait finalement pas autant de soi. Parmi les historiens qui leur porteront la réplique, plusieurs travaillent sur l'ambiguïté du sentiment national, ou en tous cas son caractère socialement situé. En cherchant par exemple à montrer que les fils de paysans ne sont peut-être pas allés se faire écharper avec l’enthousiasme ou l’ardeur qu’on leur a longtemps prêtés, ou encore que les frontières sociales étaient loin de s'évaporer dans une camaraderie horizontale inédite. A l’époque, André Loez vient par exemple de sortir, directement en Folio en 2010, une enquête sur les refus de guerre et les mutineries dans les rangs de l’armée française (tirée de sa thèse soutenue en 2009). Et Nicolas Mariot, de publier, en 2013 au Seuil, Tous unis dans la tranchée ?, qui entreprend notamment de déconstruire l’idée, communément admise alors, que l’engagement dans la guerre et l’expérience du front aurait gommé toute distance sociale entre les classes soudain dissoutes dans un destin commun.
"Ils ont des droits sur nous"
Une fois déconstruite, l’image d’une Union sacrée suffisamment forte pour faire office à la fois de carburant et d’anxiolytique chez les fantassins laisse un peu de place à des choses qui sont longtemps restées de l’ordre de l’impensé. Par exemple, un immense ressentiment chez de nombreux soldats, soit contre l’arrière, soit encore contre l’état-major, et parfois tout simplement les campagnes contre les villes. Aujourd’hui au travail, comment ces médecins bien sûr, mais encore bien davantage d'infirmiers et d’infirmières, d’aides-soignants et aide-soignantes, de caissiers et caissières, de policiers et gendarmes, de livreurs, postiers, assistantes-maternelles, routiers, travailleurs sociaux, cheminots ou chauffeurs de bus, ainsi que leurs familles, ressortiront-ils de la crise du coronavirus ?
Si la lutte contre Covid-19 est une guerre, que penser de la répartition de l’effort de guerre, et des asymétries, immenses, en termes de protection, ou de dépistage ? Les critiques ne cessent d’enfler à ce sujet sur les réseaux sociaux, où l’on épingle les noms de ceux qui révèlent avoir été testés. Lorsque Muriel Pénicaud, ministre du Travail, avait appelé artisans et ouvriers du BTP à poursuivre le travail par “civisme”, Le Monde avait publié, le 19 mars, un article titré d’une citation : "Nous, les ouvriers, on nous dit : “Allez travailler !” alors que les cadres travaillent depuis chez eux".
A la sortie de la Grande guerre, une série de grandes grèves avaient prolongé les revendications d’égalité qui avaient commencé à poindre dans les tranchées, entre la boue, les grenades et les poux. Mais, dès 1917 devant l'Assemblée nationale, Clémenceau, Président du Conseil, avait dit de ces Français envoyés au casse-pipe :
Ils ont des droits sur nous.
Le premier salarié mort du coronavirus dans la grande distribution est décédé dans la nuit du samedi 21 au dimanche 22 mars. Il était vigile dans un centre commercial de Seine-Saint-Denis, en région parisienne. Dans certains magasins restés ouverts, les salariés n'ont toujours pas de masque.