Charlie Chaplin : la voix de l'homme libre

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Charlie Chaplin : la voix de l'homme libre

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Charlie Chaplin• Crédits : Roy Export Co.Ltd
Charlie Chaplin• Crédits : Roy Export Co.Ltd

Génie du burlesque, Chaplin est sûrement l'artiste le plus complet de son époque. Après Un Français nommé Gabin, François Aymé et Yves Jeuland se retrouvent pour un nouveau film, tout en archives, sur la vie de l’artiste le plus populaire au monde.

Charlie Chaplin est une figure politique et artistique emblématique du XXe siècle. Génie du burlesque, Chaplin a mis son talent au service d’un idéal de justice et de liberté. Les cinéastes François Aymé et Yves Jeuland dressent dans leur dernier documentaire, deux heures trente durant, le portrait de ce "génie de la liberté". Résultat de trois ans de recherches, ils proposent des scènes d’anthologie, des séquences inconnues et des trésors puisés dans les archives du monde entier. La journaliste et critique de cinéma Charlotte Garson explique, à l'occasion de ce documentaire, pourquoi il est "toujours l'heure de revoir les films de Chaplin".

Chacun de ces films est un sommet de précision comique en même temps qu'une proposition formelle

Ce documentaire, didactique au bon sens du terme, que l'on peut regarder en tant que cinéphile ou en famille, s'ouvre sur un geste à la fois enfantin et quasi anarchiste : d'un jet de pierre, Jackie Coogan brise une vitre dans Le Kid, ce premier long métrage de Charlie Chaplin sorti en 1921. En réalité, le centenaire est un peu un prétexte : c'est presque chaque année de cette décennie 2020 qu'il y aurait à célébrer l'un des longs-métrages de Chaplin des années 1920 qui sont presque tous des chefs-d’œuvre. Les célébrer non pas par nostalgie de les avoir vus enfant quand la pellicule existait encore dans les salles, pas parce que nous serions les dupes d'un supposé sentimentalisme de Chaplin, mais bien parce que chacun de ces films est un sommet de précision comique en même temps qu'une proposition formelle. A commencer par Le Kid, qui a l'audace de mêler le pur mélodrame (une mère célibataire et pauvre abandonne son bébé à contrecœur) à une veine burlesque (les courses-poursuites et les larcins du jeune vagabond qui le recueille). 

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À réécouter : The kid / Le gosse
Grande traversée : Charlie Chaplin, the artist
1h 48

Chaplin a su préserver sa liberté artistique

Anniversaire ou pas, il est donc toujours l'heure de revoir les films de Chaplin, ce à quoi la proportion d'extraits bien choisis dans ce documentaire invite – des extraits et documents d'une belle qualité visuelle aussi, ce qui n'est pas anodin : si nous pouvons aujourd'hui voir la plupart de ces films restaurés, c'est parce que Chaplin a su préserver sa liberté artistique en devenant très tôt son propre producteur, en co-fondant United Artists, en faisant construire ses propres studios, et enfin, en s'assurant de rester ou de redevenir propriétaire de ses films. Un auteur libre, c'est aussi cela : quelqu'un qui assure l'intégrité de son œuvre jusqu'à après sa mort.

Une autre liberté a soufflé sa forme à ce documentaire : c'est la façon dont Chaplin, dès qu'il passe à la réalisation en 1914, allonge la durée des plans pour élaborer des gags complexes, comme quand Charlot est aux prises avec un objet récalcitrant. Le montage du documentaire, qui laisse durer les extraits, permet de constater combien Chaplin se passionne pour la perfection formelle, multipliant les prises, plusieurs centaines par exemple pour la rencontre pleine de quiproquo entre Chaplin et la fleuriste aveugle des Lumières de la ville (1931).

Grande traversée : Charlie Chaplin, the artist
1h 50

Chaplin, en résistant au cinéma parlant, a creusé la dimension non verbale du langage

Dans cette exploration des possibilités rythmiques et visuelles du cinéma muet, le son serait arrivé trop tôt pour Chaplin, qui, on le sait, a déclaré ne pas vouloir passer au parlant : non seulement Charlot ne serait plus stricto sensu international, s'il parlait, mais l'art du cinéma risquerait de tomber dans le théâtre filmé - Chaplin aurait raté le coche du parlant. Mais la synthèse de sa trajectoire que proposent François Aymé et Yves Jeuland souligne que sa lenteur, sa résistance à se résoudre à cette révolution technique l'ont amené comme aucun autre cinéaste à creuser la dimension non verbale du langage – borborygmes, gargouillis, langue de bois des notables dans l'ouverture des Lumières de la ville ou chanson des Temps modernes... Or cette façon de réserver le son à des discours corrodés est justement ce qui va mettre Chaplin le plus à l'heure des cinéastes de son temps, ce par quoi il va mettre en contact la fiction et l'Histoire (avec un grand H ou "une grande hache"). D'abord en signant la satire du fordisme avec Les Temps modernes (le système de haut-parleurs de télésurveillance du patron de l'usine), et du nazisme avec Le Dictateur, écrit et tourné entre 1938 et 1940. Le rapport soi-disant anachronique de Chaplin au parlant se déploie dans le discours d'Hynkel/Hitler – ce sabir mélangeant allemand, anglais et langue porcine – pour rendre compte du degré de pulsion à l’œuvre dans toute idéologie propagandiste ; il débusque aussi ce que des intellectuels allemands de l'époque comme Victor Klemperer ont observé : la corruption de leur langue par la novlangue nazie.

Ce discours, dans le film, trouve son antidote : le discours final du petit barbier juif déguisé en dictateur, adressé sur les ondes au monde (au monde hors film) mais aussi, dans le film, à Hannah, la femme aimée, interprétée par Paulette Goddard.

"Vous devez parler, c'est notre seul espoir"

Hannah, c'est le prénom de la mère de Chaplin, dont il a écrit dans son autobiographie qu'elle était l'une des plus grandes artistes de pantomime qu'il ait connues et qu'elle avait le don d'observer et d'imiter les gens. Au moment de fêter les 100 ans du Kid qui marque ses retrouvailles avec sa mère, on ne peut oublier que c'est parce qu'Hannah Chaplin a un jour perdu sa voix sur scène que son fils de 5 ans, Charlie, a dû la remplacer et a, pour la première fois, remporté un triomphe. Chaplin aura donc été très précocement à l'heure pour faire que sa voix compte dans le monde, pour prendre la mesure de sa voix amplifiée par les ondes. Son angoisse extrême à passer au parlant ne peut se comprendre qu'avec la phrase adressée au barbier du Dictateur pour l'enjoindre de monter à la tribune : "Vous devez parler, c'est notre seul espoir." Pour Chaplin, parler en tant qu'artiste, c'est autre chose que parader ou communiquer, c'est une responsabilité immense en même temps qu'une inévitable usurpation : prendre le relais d'une voix éteinte, quand personne d'autre ne peut s'en charger.

À réécouter : Charlie Chaplin

Signé Yves Jeuland et François Aymé, « Charlie Chaplin, le génie de la liberté » sera diffusé mercredi 6 janvier à 21h05 sur France 3.