Charline Schmerber : "L'éco-anxiété est un problème politique"
Par Cécile de Kervasdoué
Éco-anxiété, éco-sensibilité ou solastalgie. Souffrir de la destruction de la planète et du réchauffement climatique est un concept arrivé très tardivement en France. La psychothérapeute Charline Schmerber est une des pionnières dans la prise en charge de ces angoisses en France. Entretien.
L'idée que l'inquiétude face à la destruction de la planète puisse susciter des angoisses et des souffrances est une idée qui n'a rien de nouveau aux États-Unis, où l'écologue Joanna Macy a conceptualisé ce phénomène dés les début des années 1980. Pourtant, en France ce concept d'éco-anxiété est nouveau. Le premier congrès d'éco-psychologie francophone ne date que de 2016 et c'est une thérapeute belge, Martine Capron, qui l'a organisé.
En 2019, une autre thérapeute, française, Charline Schmerber a été une des premières à se spécialiser dans les souffrances psychiques qui émergent des réalités écologiques actuelles. Pour ces nouvelles émotions, elle propose un accompagnement en individuel, ou en groupe, en cabinet ou en pleine nature. Elle est à l’origine de la création d’une association, le RAFUE (Réseau des professionnels de l’accompagnement Face à l’Urgence Écologique) qui regroupe différents professionnels de l’accompagnement des éco-sensibles. Riche d'un retour de terrain auprès d'un millier de patients, elle a publié en septembre 2022 un Petit guide de survie pour éco-anxieux, chez Ph Rey, qui donne des clefs pour vivre la climato déprime.
L'éco-anxiété est-elle selon vous une pathologie ?
Non, c'est le signe d'une conscience éveillée, d'une grande lucidité face à l'état actuel du monde en pleine catastrophe écologique. Cela veut dire que les gens sont clairement au courant de ce qu'il se passe, souvent ils sont très bien informés. Il n'est donc pas pathologique de ressentir de l'éco-anxiété. Néanmoins, il y a des degrés où cette angoisse peut devenir pathologique dans le temps. L'éco-anxieté vient alors déséquilibrer l'état émotionnel de la personne.
Ces symptômes se manifestent par des troubles anxieux voir une dépression. Quand la personne vit ce que l'on appelle des obsessions écologiques, c'est-à-dire qu'elle va tout regarder à travers le prisme de l'écologie. Par exemple ses amis, en se disant : "Bon, regardent-ils le monde de la même manière que moi, sont-ils investis de la même manière que moi ?". On s'aperçoit que cela peut aussi avoir des répercussions sur sa vie privée, certains vont remettre en question le désir d'enfant, avoir des troubles du sommeil. Les femmes peuvent avoir tendance à avoir des troubles alimentaires, les hommes, des addictions. Ensuite, cela peut avoir des répercussions sur la vie professionnelle, avec un questionnement sur le sens du travail. Des gens vont ressentir des dissonances cognitives, en prenant conscience que leur job n'est pas bénéfique par rapport à la planète, ils vont perdre toute motivation d'aller au travail. Enfin, cela peut toucher la sphère relationnelle avec des personnes qui s'isolent, voient moins leurs amis, parce qu'ils ne se sentent pas compris.
L'hypothèse qu'on peut également faire est que parfois c'est un peu "l'arbre qui cache la forêt". On vient pour travailler sur l'éco-anxiété et on découvre qu'il y a plein d'autres choses à traverser, à travailler. Ces personnes sont dans une anxiété pathologique et l'éco-anxiété s'ajoute à cette problématique. Mais, au départ ressentir de l'éco-anxiété c'est surtout être bien connecté à la réalité du monde.
Mais alors, est-ce une réalité ou un mirage ?
Une réalité. La personne qui a crée le terme de l'éco-anxiété, en 1996, est la belgo-canadienne Véronique Lapaige, médecin-chercheur en santé publique et en santé mentale. Elle parle de mal-être identitaire dans un contexte de bouleversement écologique. Elle insiste beaucoup sur le fait qu'il ne faut pas cantonner ce mal-être à des troubles anxieux individuels.
C'est un mal-être collectif du fait de ce que la planète est en train de traverser. S'il n'y avait pas de catastrophes écologiques qui provoquent toute une ribambelle de problématiques, de l'ordre de la pollution, de la montée des eaux ou des territoires qui disparaissent, bien évidemment que l'éco-anxiété n'existerait pas. C'est vraiment cette cause là qui va générer des angoisses chez les individus. On s'aperçoit que c'est un problème qui touche vraiment l'ensemble de la population.
Vous insistez beaucoup sur le fait que cela touche l'ensemble de la population. Pourquoi ?
Sinon, on en fait un problème individuel et on passe à côté de l'enjeu de l'éco-anxiété. On va envoyer les individus chez des thérapeutes mais on ne va pas essayer de résoudre le problème réel qui cause leur angoisse. Or, il faut faire les deux, en parallèle : trouver des manières d'atténuer l'anxiété de ces personnes mais surtout trouver des solutions par rapport aux problématiques éthiques et environnementales qui les entourent.
L'éco-anxiété est un problème politique, même si l'écologie ne devrait pas être politique mais quelque chose de l'ordre de notre survie en tant qu'espèce. Cela doit toucher tout le monde. Continuer à faire des petits gestes pour la planète est indispensable mais dans le même temps il faut être vigilant sur ces injonctions, car réduire l'éco-anxiété à des problèmes individuels permet aux gouvernements de ne pas chercher à transformer leurs actions pour, par exemple, correspondre aux accords de Paris. Dépolitiser l'éco-anxiété veut dire que l'on n'attend plus rien des "COP" qui ont lieu à chaque année.
J'ai été très sensible à la grande enquête publiée en 2021 dans le Lancet sur les enfants et les jeunes. La manière dont cette étude a été relayée ne montre pas vraiment l'impact que peuvent avoir les gouvernements par rapport à cette éco-anxiété. Bien évidemment, cette enquête montre que cela touche les jeunes et tous les pays du Nord et du Sud. Mais elle dit surtout que les gouvernements doivent prendre des mesures d'urgence par rapport à cette éco-anxiété qui risque de devenir un enjeu de santé publique majeur dans les années à venir.

Beaucoup de gens disent qu'on en parle trop !
Oui, c'est vrai, accumuler les reportages catastrophistes et les paroles d'experts un peu désespérés peut créer une angoisse collective mais les patients que je reçois dans mon cabinet disent notamment qu'entendre d'autres éco-anxieux leur permet de penser qu'ils ne sont pas fous, qu'ils ne sont pas seuls. Quand ils arrivent, ils se disent : "Est-ce que c'est moi qui suis fou ou bien est-ce le monde et il n'en a pas conscience ?".
En France, il est donc encore très important d'en parler parce que cela permet aux personnes de mettre un mot sur leurs angoisse. Un mot qui est encore nouveau chez nous, alors que dans les autres pays cela fait très longtemps que l'éco-anxiété ou l'éco-sensibilité existe. Les journalistes en France ont encore du mal à montrer la réalité de ce qui cause l'anxiété écologique parce que c'est très anxiogène. Ils vont faire des portraits d'éco-anxieux mais sans montrer pourquoi ces personnes sont anxieuses. Or, si on ne montre pas la réalité de ce qui se passe d'un point de vu environnemental, même à des heures de grande audience, les gens ne vont pas s'engager, il ne va pas y avoir de prise de conscience collective et à terme l'éco-anxiété pourrait devenir taboue.
Mais ne faut-il pas préserver les enfants de cette réalité très anxiogène ?
C'est une question qui revient beaucoup chez mes patients qui sont parents : "Peut-on parler de ça avec nos enfants et de quelle manière ?". Je pense qu'une bonne porte d'entrée pour en parler, c'est d'aborder la question des émotions, par exemple, "Qu'est-ce qui te fait peur, qu'est-ce qui t'inquiète dans la vie ?". Je dis aussi aux parents qu'on n'est pas forcé d'avoir toutes les réponses, mais qu'il est important de pouvoir laisser la possibilité d'avoir un dialogue et de permettre à l'enfant d'exprimer ses peurs sans être dans quelque chose de binaire du type tout va bien aller ou au contraire tout est terrible. D'autant plus qu'on n'a pas les réponses.
Je ne suis pas partisane de provoquer des questions chez les enfants mais plutôt d'attendre que cela émerge. J'ai le souvenir d'avoir parlé avec une enseignante qui m'avait dit "J'ai une petite fille de quatre ans, qui me dit : 'Maîtresse est-ce qu'on va voir la fin du monde ?'" Dans ce cas, il est indispensable d'ouvrir un espace de parole et de poser ces questions : "Qu'est-ce qui t'inquiète ? Où as-tu entendu cela, d'où cela vient-il ?". Il faut lui dire des choses réelles. L'important est d'utiliser des mots simples, de pouvoir parler avec l'enfant, pas de faits scientifiques, mais de pouvoir adopter un langage que l'enfant va comprendre. On peut utiliser des livres qui parlent des problématiques environnementales ou qui parlent du rapport à la nature en fonction des âges. À partir du moment où le dialogue est lancé, il faut aussi pouvoir aborder ces questions là dans le cadre de l'imaginaire, puisque pour les enfants la question de l'imaginaire est très importante. Ils ont une grande capacité à l'émerveillement, d'où l'importance de pouvoir travailler sur la connexion des enfants avec le monde vivant.
Cela dépend du temps disponible pour le parent. Nous n'avons pas tous le temps d'aller faire de longues balades en forêt avec nos enfants. Alors on peut faire la même connexion par exemple à travers ce que l'on prépare, quand on fait la cuisine ; les légumes, les fruits. On peut aussi prendre des plantes à la maison. Plus on va prendre conscience de l'importance de ce monde, plus on va ressentir des émotions positives, plus il va devenir important.
Un expert du deuil dit " Nous pleurons, ce que nous aimons". Les enfants qui vont être sensibilisés au monde vivant, ceux dont les parents essaieront de stimuler cet éveil, cette empathie, risquent d'être beaucoup plus mobilisés que les autres et donc beaucoup moins angoissés.
C'est ce que vous conseillez d'ailleurs dans votre guide, refaire la connexion avec le monde vivant pour passer à l'action
Oui, car on ne peut pas se résigner à l'extinction du monde. Je ne suis même pas certaine qu'on puisse accepter la problématique environnementale. Moi, je fais travailler mes patients sur la mort. Il s'agit de leur faire prendre conscience que nous vivons dans un monde qui n'est pas sans limites, même si notre société occidentale a eu tendance à vouloir l'oublier, ou le gommer depuis les débuts de la révolution industrielle. Prendre conscience du monde fini c'est aussi prendre conscience de notre propre mortalité. Nous sommes dans un cycle vie, mort, vie, et les peuples autochtones qui vivent au contact avec la nature en ont gardé la conscience profonde.
Il faut revenir à la réalité, cesser de cacher la mort et célébrer les signes de la vieillesse plutôt que l'illusion de l'éternelle jeunesse. Plus on va apprivoiser la mort, plus on va l'intégrer, même si c'est difficile, plus la vie va devenir savoureuse. Avec ce travail, je vois vraiment chez mes patients quelque chose de l'ordre d'une transformation. Le présent prend pour eux une autre teinte, avec une forme de gratitude pour les moments passés en famille ou avec les amis ou même tout seul d'ailleurs, mais des moments passés avec le vivant.