
La bataille du gaz en Méditerranée. Chypre est devenue un carrefour gazier en Méditerranée orientale. Et forcément cet "or bleu" offshore attise les convoitises entre voisins en délicatesse. D'autant que l'île est partagée entre un État souverain, membre de l'Union européenne, au sud, et une zone sous influence turque, au nord.
C’est une véritable bataille offshore qui se joue au large des côtes chypriotes. Depuis la découverte de trois gisements – Aphrodite, Glaucus et Calypso –, l’île est devenue un enjeu géopolitique majeur en Méditerranée orientale.
La situation se complique parce que Chypre est divisée depuis 1974. Cette partition entre le nord et le sud est matérialisée par le mur qui sépare la capitale, Nicosie pour les Grecs, Lefkosa pour les Turcs. C’est la dernière ville européenne encore balafrée par des barbelés.
Alors que la République turque de Chypre du Nord (RTCN) n’est pas reconnue par la communauté internationale – seule la Turquie la reconnaît –, la République de Chypre fait partie de l’Union européenne. Ankara soutient à bout de bras la RTCN au plan diplomatique, économique mais aussi militaire. La Turquie maintient 30 000 soldats sur place. Chypre n’est qu’à une soixantaine de kilomètres des côtes turques.

L'échec de la réunification de Chypre
En 2004, Recep Tayyip Erdogan avait donné son feu vert au plan de réunification de l’île du secrétaire général de l’ONU de l'époque, Kofi Anan. On pensait que l’heure des retrouvailles entre Chypriotes avait enfin sonné. Mais les pourparlers se sont progressivement enlisés, jusqu’à arriver au point mort.
Coup théâtre ! En novembre 2020, le président turc a changé de fusil d’épaule. Pour lui, la réunification de Chypre est une chimère. Il propose désormais une partition définitive de l’île :
Il y a deux peuples séparés et deux États. Une solution à deux États doit être négociée.
"Vous ne pouvez pas faire sécher le linge d’aujourd’hui avec le soleil d’hier", a conclu Recep Tayip Erdogan, avec une expression imagée en référence aux précédentes négociations qui n’ont pas abouti.
Côté grec, c’est la douche froide. Les Chypriotes grecs ont qualifié la sortie du chef d'État turc de "provocation" et de "violation directe des résolutions de l’ONU".

Sur le terrain, l’emprise de la Turquie sur la RTCN se resserre. Ankara a déployé un premier drone armé sur le sol chypriote fin 2019. Il s’agit d’un Bayraktar TB2 installé sur l’aéroport de Gecitakle, dans la région de Famagouste. C’est un des fleurons de l’industrie militaire turque, qui sera notamment employé dans le conflit du Haut-Karabagh entre Arméniens et Azéris.
Ankara veut sa part du gâteau gazier
Le déploiement turc de ce type de drone participe à la militarisation de la zone. Le rôle du Bayraktar TB2 est d’accompagner les navires turcs qui prospectent dans les eaux contestées autour de Chypre.
Un vaste gisement offshore a été découvert fin 2011 par la société américaine Noble Energy. Les réserves de ce champ, baptisé "Aphrodite", sont estimées entre 140 et 230 milliards de mètres cubes. Un volume qui serait équivalent à ceux de la Mer du Nord.
Cette manne gazière permettrait à Chypre de couvrir ses besoins énergétiques et de revendre le surplus. Les autorités chypriotes ont signé leur premier accord d’exploitation de gaz avec un consortium international regroupant les sociétés anglo-néerlandaise Shell, l’américaine Noble Energy et l’israélienne Delek.
Écartée de l’exploitation de cet or bleu, la Turquie n’a pas l’intention de rester les bras croisés_. "Il faut savoir que la Turquie importe la très grande majorité de ses besoins en hydrocarbures,_ constate Benjamin Augé, expert énergie à l’IFRI. Elle souhaiterait bénéficier de ces nouveaux gisements en Méditerranée orientale pour diminuer ses importations."
Les incidents navals se multiplient
Or, pour le moment, il n’y a pas de dialogue véritable et surtout une grande méfiance chez tous les protagonistes. Ankara veut sa part du gâteau pour elle et pour Chypre nord. Quitte à employer la manière forte.
La première confrontation militaire s’est déroulée en octobre 2014 quand un navire d’études sismique turc, le Barbaros, protégé par des navires de guerre, démarra une campagne d’exploration dans la Zone économique exclusive (ZEE) de la République de Chypre.

Le second incident, plus grave celui-là, est intervenu en février 2018, quand un navire de forage italien, SAIPEM, de la compagnie ENI, fut contraint sous la menace de la marine turque d’abandonner ses activités en mer. Cet incident s’est déroulé encore une fois dans les eaux de Chypre, mais dont la délimitation est contestée par la RTCN et la Turquie qui veulent aussi forer dans la zone.
En novembre 2019, c’est un navire de recherche israélien, le Bat Galim, qui a dû quitter les eaux contestées et faire machine arrière, sous la menace de navires de guerre turcs.
Chypre a finalement saisi la Cour de justice internationale (CIJ) fin 2019 pour obtenir un arbitrage favorable dans son contentieux énergétique avec la Turquie. Une façon d’engager le bras de fer sur le terrain diplomatique et juridique.
La Turquie pousse ses pions vers la Libye
Après Chypre, la Turquie a ouvert un second front gazier, cette fois en direction de la Libye. Dans la guerre civile libyenne, Ankara a clairement pris parti en faveur du Premier ministre, Fayez Al-Saraj, jusqu’au gouvernement d’union de transition d’Abdelhamid Dbaiba, qui doit diriger le pays jusqu’aux élections générales du 24 décembre 2021.
Ankara a signé un accord maritime et sécuritaire avec Tripoli. Cet arrangement donne accès à la Turquie à des zones économiques revendiquées par la Grèce et Chypre_. "Avec cet accord, nous avons poussé au maximum le territoire sur lequel nous avons autorité,_ a commenté Recep Tayep Erdogan après la signature du texte. Nous pourrons ainsi mener des activités d’exploration conjointes."
Forcément, cet accord turco-libyen a suscité une levée de bouclier non seulement à Athènes et Nicosie mais aussi à Bruxelles, au siège de l’Union européenne. Quelques jours après sa publication, la France, Chypre, la Grèce et l’Égypte ont fait savoir que cet accord "qui porte atteinte aux droits souverains d’un État tiers, n’est pas conforme au droit de la mer et ne peut en découler aucune conséquence juridique".

Pour joindre le geste à la parole, quatre pays de l’Union européenne – la Grèce, la France, l’Italie et Chypre – ont mené pendant l’été 2020 des manœuvres militaires en Méditerranée orientale dans le cadre de l’Initiative quadripartie de coopération (Quad).
"La Méditerranée ne doit pas être un terrain de jeu" pour la Turquie, avait averti Florence Parly, ministre des Armées, au début de ces manœuvres maritimes.
Coopération ou affrontement ?
"La question énergétique peut conduire à des conflits, mais peut aussi servir à se parler, espère Benjamin Augé, de l’Ifri. Je pense qu’au final, on parviendra à une coopération. Tout le monde peut y gagner."
Car chaque pays riverain a intérêt à ce que les différents projets de développement gazier voient le jour et se développe. Mais en attendant, une alliance dirigée contre la Turquie a vu le jour. Face à la Turquie, la Grèce et Chypre mènent une diplomatie active. La France s’est clairement positionnée du côté d’Athènes, comme en témoigne la vente d’avions de chasse Rafale. Sous le mandat d’Emmanuel Macron, les relations avec Ankara se sont franchement détériorées.
Pour autant, à Bruxelles, on a conscience qu’il faudra bien s’entendre avec la Turquie, à défaut de l’intégrer dans l’Union européenne. Certaines revendications turques peuvent être légitimes, notamment dans l’espace maritime autour d’îles grecques comme Kastellorizo. Ce qui irrite les Européens, c’est la politique des faits accomplis et de la canonnière du président Erdogan.
Derrière le dossier du gaz en Méditerranée, c’est en fait la question turque et de son évolution qui est en jeu. À la fin du XIXe siècle, on qualifiait l’empire ottoman vieillissant d'"homme malade de l’Europe". Un siècle plus tard, la Turquie est encore au centre des grandes manœuvres géopolitiques en Méditerranée et en Europe.
Avec la collaboration de Franck Ballanger (vidéo) et de Chadi Romanos (cartes)