Cindy Sherman, Marina Abramović, Annette Messager : des représentations du féminin à l'étiquette féministe
Par Pauline PetitStars de l'art contemporain, elles se photographient, se filment et ne cessent de jouer avec les stéréotypes du genre. Explorant ainsi les codes d'une féminité fantasmée au moyen de séries qui ne sont ni de simples autoportraits ni des œuvres revendiquées comme exclusivement féministes.
Le dispositif est toujours le même. Maquillage, perruque, costume, accessoires et mise en place du décor, Cindy Sherman a la main sur chacune des étapes. Avant de prendre la pause, l'artiste new-yorkaise dispose un miroir à côté de l'objectif de l'appareil. Lorsque dans le reflet disparaît Cindy Sherman pour laisser place à une ex-pin up exhibant ses prothèses mammaires déformées ou une Vénus botticellienne à la peau diaphane, c'est le moment de prendre le cliché.
La fondation Louis Vuitton à Paris consacre une grande rétrospective à l'artiste américaine du 23 septembre 2020 au 3 janvier 2021, réunissant 170 de ses œuvres créées entre 1975 et 2020, dont des productions récentes inédites. Au cours de sa carrière et de ses différentes séries photographiques, Cindy Sherman a produit des images qui explorent les stéréotypes de l'apparence féminine. D'autres artistes contemporaines se sont saisi des codes culturels et sociaux qui contribuent à la construction d'une figure féminine afin de l'interroger. C'est notamment le cas de Marina Abramović et d'Annette Messager, respectivement performeuse et plasticienne, également présentes à la Fondation Vuitton avec "Crossing Views", une sélection d’œuvres de la Collection de la Fondation choisies pour les faire dialoguer avec celles de Cindy Sherman.
Chacune à leur manière, Cindy Sherman, Marina Abramović et Annette Messager s'amusent à représenter des féminités fictionnelles en les caricaturant, et dénoncent les violences faites au corps des femmes par le biais d'injonctions esthétiques. En tant que femmes, elles sont alors souvent renvoyées à une production genrée, un "art féminin" voire "féministe". Une assignation à laquelle ces artistes n'adhèrent pas forcément.
Cindy Sherman, la copie cent modèles
La bouche rouge carmin entrouverte, le teint fardé et les yeux assombris de larges cernes, une ancienne star du muet se tient devant nous, l’air désenchanté. A côté d'elle, une mondaine aux lèvres pincées, rangées de perles autour du cou, nous dévisage, sévère. En face, à demi-allongée au sol, une jeune femme blonde cherche d'un regard apeuré une issue de secours, tandis que sa voisine, une dactylo à l'allure hitchcockienne lève le sourcil, interpellée par une scène qui se joue hors de notre champ de vision. Toutes ces femmes naissent d'une seule : Cindy Sherman. Depuis plus de 40 ans, la photographe se métamorphose pour créer une variation de portraits stéréotypés, majoritairement féminins. Le procédé ressemble à celui de l'autoportrait. Pourtant, Cindy Sherman l'affirme : "Je ne vois pas ces personnages comme moi." Invité dans l'émission Personnages en personne dédiée à l'artiste, Martin Bethenod, directeur de la Fondation François Pinault-Paris et du Palazzo Grassi à Venise soulignait en quoi le procédé artistique adopté par la photographe allait dans le sens d'un dédoublement identitaire :
Une chose n'a pas changé dans son travail, c'est ce recours aux miroirs. Lorsque Sherman réalise sa prise de vue, elle se voit elle-même dans le miroir en face d'elle, qu'on ne voit pas, bien entendu. Dans certaines interviews, elle explique qu'elle se disait : il se peut que je sois en train de penser à une situation, mais je ne deviens pas le personnage de cette situation, c'est l'image dans le miroir qui devient ce personnage, cette image que l'appareil va capturer sur la pellicule. Donc, c'est dans ce qu'elle est seule à voir, le reflet dans le miroir, que se passe cette sorte de transformation de la personne en personnage.
Deux passions nées pendant l'enfance guident l'œuvre de Cindy Sherman : le goût du déguisement et celui de la télévision, qui a si bien su entretenir toute une iconographie américaine de personnages-types dont s'inspire l'artiste sans jamais les copier, de la starlette sexy qui danse à l'écran à la ménagère-cible qui la regarde. Dans ses premières séries photographiques dont Untitled Film Stills (1977-1980), ce sont les actrices archétypales du cinéma que Cindy Sherman incarne et fige en des visions intemporelles, mettant alors en place les bases de son vocabulaire artistique. Après la série Air Shutter Release Fashions (1975) dans laquelle elle se photographie ficelée par un câble qui lui dessine des vêtements et lui sert aussi à déclencher la prise de vue, Cindy Sherman va explorer différents terrains dans lesquels le corps féminin est criblé de normes esthétiques. La mode, avec la série Fashion (1983), l’histoire de l'art avec History portraits (1988-1990), le show-business avec Headshots (2000) dans laquelle elle campe des comédiennes hollywoodiennes vieillissantes, usant sans complexe de tous les artifices possibles pour lutter contre les signes de l'âge, ou encore les modèles de revues érotiques avec Centerfolds (1981).
Dans cette série, pas de femmes nues prenant des poses suggestives, mais des femmes à l'air hagard, allongées ou paralysées, amoureuses ou saoules. La revue Artforum qui devait publier ces clichés les a finalement refusés, estimant qu'ils donnaient une image dégradante de la femme. "J’ai cherché à ce que le spectateur éprouve davantage d’empathie pour le personnage, de telle sorte que là où vous vous attendiez à voir, disons, des seins ou des fesses, vous vous disiez soudain : 'Oh, la pauvre !' face à un personnage plutôt pathétique", expliquait-elle à l'influent critique d'art américain Arthur Danto dans Art Press, en 2006. Alors que pour certains critiques, Sherman s'appropriait pour le dénoncer une forme de "male gaze", un concept théorisé par la critique de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975) pour désigner la perspective masculine et hétérosexuelle imposée aux spectateurs et qui dessine les personnages féminins. D'autres, à l'inverse, "accusaient Sherman de saper la cause féministe en dépeignant les femmes dans des poses vulnérables" rapportait The New Yorker. Un malentendu révélateur, actant la réussite de l'entreprise de subversion des attentes face à ces images.
Je voulais remplir ce format en double-page, la position allongée le permettait. Mais je voulais aussi en faire quelque chose de féministe : vous ouvrez le magazine et voyez une femme allongée là, vous regardez de plus près et vous réalisez : "Oups, désolé, je ne voulais m'immiscer dans un moment privé." Je voulais mettre les gens mal à l'aise. Cindy Sherman, interrogée par Eva Respini au MoMA.
"Copies sans originaux" comme l’écrivait la critique d’art Rosalind E. Krauss dans Le photographique. Pour une théorie des écarts (Macula, 1990), les portraits de femmes fictives les plus emblématiques de l’œuvre de Cindy Sherman sont empreints de références populaires, sans jamais que la source ne puisse être pleinement identifiable. Ainsi Sherman exhibe-t-elle les codes de représentations de ces femmes fictives. Mais si elle participe d'une critique des stéréotypes de genre, son œuvre photographique ne s'y réduit pas. "C_e n'est pas uniquement une photographe critique de la représentation de la féminité. Ni de la notion d'identité d'ailleurs_, notait Martin Bethenod sur France Culture :
Bien entendu, ces thématiques sont au cœur de son œuvre. Mais elle va aussi aborder des dimensions beaucoup plus générales qui, dans certains cas, s'affranchissent de toute question liée à l'identité de genre pour être plus proche de l'érotisme, de la terreur, de l'effroi ou de l'abjection. Je pense que réduire Cindy Sherman à ses préoccupations féministes, c'est comme imaginer que l'unique sujet de l'œuvre de Damien Hirst est la mort, ou que l'unique sujet de Proust c'est le temps ! S_es photos sont toutes des mascarades critiques._
Parler de l'image des femmes dans un contexte artistique ne signifie pas qu'il s'agisse d'"art féminin" - si tant est que l'on considère que cette expression ait un sens - ou d'art féministe, tel qu'il a pu émerger à la fin des années 1960 sur la scène de l'art contemporain à l'initiative de femmes qui traitaient des constructions sociales et psychologiques de la féminité. D'ailleurs, dans une interview donnée à la Tate Gallery en 2003, Cindy Sherman déclarait : "Mon œuvre est ce qu’elle est et, par chance, elle est considérée comme féministe ou conseillée par les féministes. Mais je ne vais pas me lancer dans du baratin théorique à propos de trucs féministes."
Marina Abramović, souffrir pour être belle
Parallèlement à la rétrospective Cindy Sherman, et en dialogue avec celle-ci, la Fondation Vuitton propose une sélection d’œuvres issues de leur collection. Parmi elles sont présentées des œuvres de l'artiste d'origine serbe Marina Abramović - autre star de l'art contemporain ayant, comme Cindy Sherman, dépassé le white cube pour collaborer avec des personnalités du monde de la pop culture. Connue pour ses performances souvent extrêmes (comportant des gestes de lacération, d'auto-flagellation, d'asphyxie ou encore de prises de drogue), l'artiste associée au courant de l'art corporel a également traité de "l'identité sexuée, et de la domination masculine ou même de la violence, symbolique ou physique, dont sont victimes les femmes", notent les sociologue Clara Lévy et Alain Quemin dans un article publié dans la revue Sociologie de l'Art en 2011.
Dans la performance Art Must Be Beautiful, Artist Must Be Beautiful (qui eut lieu en 1975 à Copenhague), Marina Abramović s'attaque à sa longue chevelure. Armée d'un peigne métallique, l'artiste se coiffe en répétant : "Art must be beautiful, artist must be beautiful" ("L'art doit être beau, l'artiste doit être belle/beau"), tantôt doucement, tantôt avec rage. A force de reproduire le même geste, elle heurte sa tête avec la brosse, blesse son visage et s'arrache des cheveux. La performance, filmée, dure 45 minutes. Ici, l'activité cosmétique et routinière du démêlage de cheveux révèle une violence inattendue. En regardant la scène, on peut penser à la pernicieuse injonction "il faut souffrir pour être belle", qu'on pu entendre des générations de petites filles. Marina Abramović, elle, nous invite à une réflexion sur l'art :
C’est paradoxalement en mettant en scène son corps et ses cheveux – sans chercher à les embellir, ni même à les esthétiser – que l’artiste dépasse sa condition féminine (celle à laquelle elle refuse obstinément de se laisser réduire, comme personne et comme artiste, puisque cela la cantonnerait dans un segment artistique – l’art féministe, alors qu’elle aspire à une reconnaissance universelle et entend tenir un discours général sur ce que (ne) doit (pas) être l’art. Le stéréotype de la beauté – de la femme et de l’œuvre d’art – est donc ainsi pris à contre-pied par l’artiste. Clara Lévy et Alain Quemin
L'une des interprétations de l'œuvre voudrait en effet que cette performance agressive reflète son opposition à un art détaché de toute dimension sociale et dévolu à la recherche du beau. "Le corps est ainsi mis en scène esthétiquement, de manière à ce que l’attention du spectateur soit dirigée, et même focalisée, sur les caractéristiques fondamentalement féminines, ou même sexuelles, de l’artiste. Le genre est donc, d’une certaine façon, une forme produite par la performance, plutôt que le contenu de cette performance", analysent encore Clara Lévy et Alain Quemin.
C'est en représentant des femmes, et en partant de son propre corps, que Marina Abramović s'est imposée dans l'art contemporain. Son art est-il pour autant féminin ou féministe ? L'artiste a toujours fermement refusé de qualifier ainsi son travail. Pourtant, son œuvre est régulièrement présentée dans les expositions mettant en avant l'art féministe ou les femmes artistes (Marina Abramović est l'artiste la plus représentée au sein de l’accrochage "Elles" du Centre Georges Pompidou mis en place en 2009) :
Cette attente envers les créatrices en arts visuels qui consiste à escompter un art genré représentant des femmes se retrouve aussi chez des vidéastes et des photographes aussi différentes que Pipilotti Rist, Cindy Sherman ou Shirin Neshat. Dès lors, c’est la production même de nombreuses femmes artistes, et souvent des plus reconnues, qui apparaît comme stéréotypée en ce que le monde de l’art semble attendre d’elles une production genrée, attente qui ne se manifeste pas à l’égard des hommes. Clara Lévy et Alain Quemin
Au regard de nombreux classements évaluant la notoriété des artistes comme le Kunst Kompast, le succès artistique de la performeuse est indéniable. Pourtant, pointent les sociologues, sa cote commerciale n'est pas à la hauteur de sa renommée, "ce en quoi, selon eux, elle occupe bien une position typiquement féminine sur le marché de l’art."
Annette Messager, collection pour filles
Autre vedette féminine de l'art contemporain présente dans la sélection "Crossing Views" exposée à la Fondation Vuitton : Annette Messager. L'artiste française se fait connaître dans les années 1970, au moment où de nombreuses femmes artistes explorent les dimensions d'un vécu proprement féminin. Dans une démarche auto-narrative qui lui vaut d'être assimilée au courant des "mythologies individuelles" (avec Sophie Calle, Jean Le Gac, Christian Boltanski, etc.), Annette Messager fait une place importante dans son œuvre à la sphère domestique à laquelle les femmes sont socialement associées. Travaux de couture, tissus, carnets intimes, revues féminines, livres de cuisine : autant d'artefacts culturellement genrés qu'elle intègre à son vocabulaire artistique.
Annette Messager explore notamment dans ses installations photographiques l'angoissante quête de la beauté avec Mes Jalousies (1973) ou Les Tortures volontaires (1982). Composée de 86 clichés en noir et blanc de photographies de magazines, la pièce Tortures volontaires fait partie des albums du cycle "Annette Messager collectionneuse", et donne à voir un inventaire d'artifices de beauté. Ventre, mollet, jambe, menton, seins, yeux, sourcils, cheveux, buste, visage, fessier : à chaque partie du corps féminin son instrument correcteur, des bigoudis à l'aspirateur de cellulite.
Si son œuvre est indissociable d'une réflexion sur le féminin, revendiqué ou assigné, Annette Messager ne souhaite pas être étiquetée artiste féministe. Se moquant de la misogynie, elle réalise en 1974 Ma Collection de proverbes, une anthologie personnelle d'idées reçues sur les femmes, ironiquement brodées sur des mouchoirs blancs, s'appropriant une technique artisanale en la transférant sur la scène de l'art contemporain. “Quand une fille naît, même les murs pleurent", "La femme a les jupes longues et l’esprit court” ; “Quand on parle d’une femme, la vérité est plus terrible que la calomnie"... Bien qu'elle ne se revendique pas féministe, la question de l'identité de genre ne la quitte pas. Et la rattrape même à l'occasion de cette œuvre jugée provocatrice par Jean Daive, producteur à France Culture qui, en 1998, lui rendait visite dans son atelier. Il l'interrogeait alors sur sa pratique "féminine" de l'art : "C'est l'intimité d'une femme artiste. Vous avez beaucoup insisté sur un travail qui relève de l'état de femme". A cette question, Annette Messager commence par répondre un souriant mais gêné "Aïe, aïe, aïe !" :
Moi j'ai le droit de dire ça, je ne sais pas si vous, vous avez le droit de dire ça. C'est toujours compliqué, ambigu, ces choses-là. Mais il est évident que quand j'ai commencé au début des années 1970, c'était très mal vu d'être femme artiste, de se dire femme artiste et de ne pas dire : "je suis comme un homme, je travaille comme un mec". Moi, j'affirmais le contraire. Les proverbes que j'ai brodés, j'aurais pu les broder en très très grand. Cela serait devenu grandiose. Au contraire, c'était sur des petits mouchoirs. Exactement comme ce que l'on peut faire à la maison. Annette Messager sur France Culture
Annette Messager en 1998, interrogée par Jean Daive
3 min