C’est le 1er succès populaire de Camus. Un roman qui voit encore ses ventes s’envoler au fil de nos angoisses épidémiques, une chronique de l’humanité en temps de crise. Voici comment Camus a écrit un de ses chefs-d’œuvre : "La Peste", dont les mystères sont révélés par l'analyse de son manuscrit.
Que peut nous apprendre l'analyse des manuscrits originaux sur la fabrication des chefs-d'œuvre de la littérature ? Énormément, plus encore que des témoignages, des carnets ou des confessions, ils sont la preuve en actes des errements, des choix, des intentions profondes de l'écrivain. Le manuscrit original de La Peste d'Albert Camus ne déroge pas à la règle. Pour mieux comprendre comment ce roman qui a encore vu ses ventes décoller lors de la crise du coronavirus est devenu ce qu'il est aujourd'hui, plongeons dans les méandres de l'encre bleutée d'Albert Camus. Jamais satisfait de ce roman, Camus ne soupçonnait pas qu'il pourrait devenir le classique populaire qu'il est, et le 3e titre le plus vendu des Editions Gallimard, après Le Petit Prince et L'Etranger.
Lire les épidémies du passé et répondre à l'absurde
Camus a 25 ans quand germe en lui l’idée, sans doute inspirée par Antonin Artaud, d’écrire un roman autour d’une épidémie. À ce moment, il n’a pas encore écrit L’Etranger et l’Europe n’est pas encore envahie par les nazis. Camus, qui vit à Oran, en Algérie, se documente abondamment sur les grandes pestes de l’Histoire, et lit les romans incontournables des épidémies, comme le souligne Anaïs Dupuy-Olivier, conservatrice, responsable des manuscrits d'Albert Camus à la BnF : "Camus cherche à la fois à être, en lisant des ouvrages historiques et médicaux, très précis sur le plan scientifique, mais il veut donner une forme littéraire, et veut faire de cette chronique de la peste un véritable roman."
Deux ans plus tard, Camus soigne sa tuberculose dans le Massif central. Porté par la bonne réception de son “Cycle de l’Absurde”, composé de L'Etranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula, Camus se met à la rédaction d’un deuxième cycle qui répond à l’absurde, pour le dépasser : celui de la révolte. L'écrivain analysait le lien entre ces deux idées à la radio dans les années 1950 : "Les notions d’absurde et de révolte sont des notions vécues pour moi. Au fond, je parle de ce que tout le monde connaît. Et j’ai essayé de tirer en effet de la révolte les éléments d’une attitude qui ne soit pas une attitude de pure destruction, de pur nihilisme. Je m’y intéresse dans la mesure où il est possible de la dépasser."
A partir des traces écrites qui en restent, Anaïs Dupuy-Olivier poursuit l'analyse de la genèse de La Peste : "Pendant l’année 1941, il commence à mettre par écrit ses idées, des plans du roman qu’il barre au fur et à mesure, des listes de personnages, des bribes de phrases, des brouillons qui sont souvent très raturés, qui sont écrits, on le voit bien, avec beaucoup de rapidité, sans application, on voit bien que c’est une pensée en train de se faire."
Résister et combattre la peste brune
Le débarquement allié en Afrique du Nord et l’entrée des Allemands en zone Sud l’empêchent de rentrer en Algérie, chez lui : “Comme des rats !” s’exclame-t-il dans ses Carnets, et quelques pages plus loin, début 1943 : “Je veux exprimer au moyen de la peste l'étouffement dont nous avons tous souffert”.
“Les Séparés”, “Les Prisonniers” sont des titres qu’il abandonne successivement. Le roman d’une épidémie à Oran devient clairement une allégorie de la résistance au nazisme, “la peste brune”. Camus y énumère les réactions d’une collectivité face à un fléau : l’héroïsme du quotidien, la réinvention de l’amour, les profiteurs du marché noir , le désespoir, la lutte. Albert Camus le dit précisément dans un éditorial de Combat qu'il lit pour la radio en 1944 : "La tâche des Hommes de la résistance n’est pas terminée. Le temps qui vient maintenant est celui de l’effort en commun."
Se remettre au travail, encore et encore
Camus a 30 ans quand il termine une première version de ce qui est devenu La Peste. Il n’en est pas content. Comme l'analyse Anaïs Dupuy-Olivier_,_ à partir des multiples corrections visibles sur le manuscrit original de La Peste : "Albert Camus est revenu sur ce qu’il avait écrit : en annotant, en barrant des mots qui lui semblaient inadaptés, en ajoutant des notes en marge…" Pendant trois ans, il bûche sur une deuxième version : des personnages disparaissent, sept chapitres sont supprimés, dix ajoutés. Il passe d’une juxtaposition de points de vue à un narrateur unique, le Dr. Rieux, qui nous interroge sur le sens de l’existence. Albert Camus se confiait ainsi à la RDF : "J’ai travaillé assez profondément la composition de ce livre et d’autre part j’ai travaillé à ce que cette composition fût invisible. J’ai immédiatement pensé qu’il fallait avoir en somme deux styles : l’un qui aurait concerné justement les actions individuelles, et l’autre au contraire qui aurait concerné la tragédie collective, l’établissement du fléau."
"Tout cela dort et je traîne dans l’inertie." Camus à son ami Francis Ponge
Entre temps, à Paris, accaparé par le journalisme, Camus est devenu rédacteur en chef du journal résistant Combat. 1946 : il met un point final à La Peste, sans joie. “J’ai l’idée que ce livre est totalement manqué, que j’ai péché par ambition et cet échec m’est très pénible. Je garde ça dans mon tiroir, comme quelque chose d’un peu dégoûtant.”
En 1959, Albert Camus revenait sur la douloureuse solitude de l'écrivain dans un entretien pour la télévision française : "Un écrivain travaille solitairement. Est jugé dans la solitude. Surtout se juge lui-même dans la solitude. Cela n’est pas bon, ni sain." Et il finit ainsi par donner le manuscrit à Gallimard, qui fait paraître le livre en juin 1947.
Le succès de librairie est immense. C’est la première fois pour Camus, qui se dit... “déconcerté”. Albert Camus s'exprimait ainsi à la RDF, en 1950 : "Ceux de mes livres qui ont plu m’exprimaient mal et ne me ressemblaient pas."
Traduit dans des dizaines de langues, le cycle de "La Révolte" participe du choix du Nobel de lui attribuer son fameux prix de littérature, 10 ans plus tard.
“Ce que l’on apprend au milieu des fléaux, c’est qu’il y a dans les hommes plus à admirer qu’à mépriser.” écrit-il dans La Peste. Tout en montrant les capacités humaines de solidarité, de combat, Camus alerte pour ne jamais oublier les leçons des épreuves : _“_Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais.”
Découvrez d'autres épisodes de notre collection vidéo consacrée aux secrets de chefs-d’œuvres par l'analyse de leur manuscrit original :