Comment les anciennes villes négrières françaises travaillent sur leur passé

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Comment les anciennes villes négrières françaises travaillent sur leur passé

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Inauguration d'une sculpture dans les jardins de la mairie de Bordeaux le 2 décembre 2019. L'œuvre a été réalisée par l'artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol.
Inauguration d'une sculpture dans les jardins de la mairie de Bordeaux le 2 décembre 2019. L'œuvre a été réalisée par l'artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol.
© AFP - Georges Gobet

Le passé esclavagiste de la France ressurgit depuis la mort de George Floyd aux États-Unis. Comment est-il abordé par les villes qui se sont enrichies grâce à la traite négrière ? État des lieux à Nantes, Bordeaux, La Rochelle et Le Havre.

De grandes villes françaises ont prospéré grâce à la traite négrière et à l’esclavage aux XVIIe et XVIIIe siècles ; un passé qui ré-émerge aujourd’hui dans le sillage du mouvement né de la mort de George Floyd. Dans plusieurs ville d’Europe et des États-Unis, les symboles de l’esclavagisme, du colonialisme ou du racisme sont mis à bas : statues, noms de rue, etc. En France, les cités portuaires associées à ce lourd passé ont commencé à mener un travail de mémoire mais cette réflexion demeure très récente et loin d’être terminée.

Quelques chiffres et données clés 

La traite atlantique a abouti à la déportation de plus de 12 millions de personnes d’Afrique vers les Amériques entre les XVIe et XIXe siècles, auxquelles il faut ajouter 7 millions de morts sur les chemins de traite (avant l’embarquement en bateau). Le commerce des esclaves s’inscrivait dans une économie qu’on appelait “triangulaire” car elle liait l’Europe, l’Afrique et l’Amérique pour exploiter les richesses des colonies : sucre, café, cacao... 

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Les trois pays ayant le plus déporté d’êtres humains sont le Portugal (puis le Brésil à partir de son indépendance en 1822) avec 5,8 millions de personnes, la Grande-Bretagne (3,2 millions) et la France (1,3 million) d’après le site slavevoyages.org qui recense toutes les traversées ayant eu lieu (plus de 50 000). L’île de Saint-Domingue était la principale possession française avec près de 500 000 esclaves en 1791 au moment du grand soulèvement contre les colons français, qui aboutit en 1794 à la première abolition dans les colonies françaises. L’île prendra son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. Quant à l’esclavage, il avait été rétabli en 1802 par Napoléon Bonaparte qui tenta de mater la révolution haïtienne. La traite fut finalement interdite en 1830 et l’abolition définitive en 1848.

Mais ce passé est toujours présent, visible notamment dans l’architecture fastueuse de certains quartiers dans les grands ports français de la façade ouest : l’île Feydeau à Nantes, les hôtels particuliers de Bordeaux ou de La Rochelle, des meubles, des tableaux aussi… D’après le mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, la France a organisé au moins 4 220 expéditions négrières sur toute cette période. Nantes a été le principal port armateur avec 1 714 expéditions devant Le Havre (451), La Rochelle (448) et Bordeaux (419) mais d’autres cités ont participé aussi : Saint-Malo, Lorient, Honfleur, Marseille, Dunkerque... 

La traite a contribué à l’essor économique de ces ports et plus largement aux pays qui pratiquaient ce commerce. “À la cour de Louis XV, il existait une expression pour dire de quelqu’un qu’il était riche, on disait “riche comme un colon de Saint-Domingue”, explique Myriam Cottias, historienne et directrice de recherches au CNRS, qui a travaillé aussi sur la mémoire de l’esclavage. Sur cet aspect, un tournant a eu lieu en 1998 au niveau national, selon elle, à l’occasion du cent-cinquantenaire de l’abolition avec des colloques et toute une série de dialogues entre métropole et outre-mer. C’est aussi l’émergence d’une figure politique, Christiane Taubira, députée de la Guyane, qui permet de porter cette revendication avec la reconnaissance de l’esclavage et de la traite comme crimes contre l’humanité dans une loi votée en 2001, qui impose aussi l’enseignement de l’histoire de l’esclavage (aujourd’hui au programme de la classe de 4e). “Mais le travail reste à faire ; localement, il est souvent impulsé par les associations ultramarines qui poussent les mairies. Au niveau français, il y a encore un blocage et on le voit encore aujourd’hui car la question n’est pas apaisée”, estime Myriam Cottias, “pourtant, l’esclavage fait partie de l’histoire de France”.

Nantes : un musée et un mémorial pour en finir avec le tabou

Inauguration du Mémorial de l'abolition de l'esclavage à Nantes le 23 mars 2012 en présence du maire de la ville Jean-Marc Ayrault.
Inauguration du Mémorial de l'abolition de l'esclavage à Nantes le 23 mars 2012 en présence du maire de la ville Jean-Marc Ayrault.
© AFP - Franck Perry

Nantes a été parmi les premières villes de métropole à se pencher sur son passé esclavagiste dans les années 1990. La date la plus couramment retenue est 1992, l’année de l’exposition “Les anneaux de la mémoire” organisée par l’association du même nom créée un an plus tôt. Ses fondateurs étaient Nantais et voulaient agir contre le déni de ce douloureux passé en amenant la ville et ses habitants à le regarder en face. Le succès fut au rendez-vous avec plus de 400 000 visiteurs pour l’exposition de 1992 et marqua un tournant : “C’est le premier grand colloque sur la traite et le début d’un travail sur la mémoire de l’esclavage”, explique Myriam Cottias, “même si cela reste marginal, cela ne se fait que localement et pas sur l’ensemble de la France. Les fondateurs se présentent comme des Nantais blancs avec l’idée de prendre en charge cette mémoire et de la valoriser ; ils seront rejoints plus tard par des associations d’ultramarins”.

Reportage de RFO en 1985 à propos d'un colloque sur l'esclavage à Nantes. La question à l'époque est encore très taboue.

Les anneaux de la mémoire s’appuient sur des historiens : Serge Dager (aujourd’hui décédé et que l’on voit dans la vidéo de l’INA ci-dessus), spécialiste de la traite du XIXe siècle et de la traite illégale. Ce dernier avait travaillé aussi avec un autre historien décédé à l’époque du colloque : Jean Mettas, qui avait construit un premier répertoire sur toutes les expéditions négrières parties de Nantes.

“Cela a pris du temps mais c’est à partir de là que Nantes s’est mise à regarder le passé en face”, explique Olivier Château, maire-adjoint en charge du patrimoine et de la diversité (notamment). “Nantes a été le premier port négrier de France” et ce passé est visible désormais avec, depuis 2007, l’ouverture du musée de l’histoire de Nantes au château des Ducs de Bretagne : “Plusieurs salles sont consacrées à la traite atlantique et au rôle que notre ville a joué”. En 2012, le Mémorial de l’abolition de l’esclavage a aussi été inauguré quai de la Fosse (d’où partaient les expéditions négrières) sous le mandat de Jean-Marc Ayrault (aujourd'hui président de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage) et un parcours urbain amène les visiteurs jusqu’au musée à un peu plus d’1 km de là. Sur le chemin, des plaques explicatives ont été apposées, mais la ville a fait le choix de ne pas débaptiser les noms de rue associés à d’anciens marchands négriers, notamment la rue Kervégan (explications ci-dessous).

Panneau signalétique installé sous la plaque de nom de rue de la rue Kervégan à Nantes, ancien maire et acteur de la traite.

Et aujourd'hui, la mairie de Nantes conçoit ce travail de mémoire comme un engagement contre les discriminations. Chaque année à l'occasion du 10 mai, des événements sont programmés pour commémorer l'abolition de l'esclavage. En 2015, l'activiste américaine Angela Davis avait même été invitée à la rencontre des élèves et avait visité le Mémorial de l'abolition.

La Rochelle : un musée et une coopération avec Haïti

Le travail sur la mémoire de l’esclavage à La Rochelle a commencé à peu près à la même époque qu’à Nantes. Comme en Loire-Atlantique, le sujet est devenu un enjeu politique par l’action de l’association “Les Anneaux de la mémoire” mais aussi par la volonté du maire de l’époque : Michel Crépeau (élu de 1971 à 1999). “C’est lui qui a voulu ouvrir le musée du Nouveau monde”, explique l’actuel maire de la ville Jean-François Fountaine. “Ce musée évoque la découverte du Saint-Laurent et les relations avec le Canada mais il traite aussi du commerce triangulaire auquel La Rochelle a participé, surtout dans les Antilles et sur l’île de Saint-Domingue (actuel Haïti) où notre ville a laissé une empreinte durable : on parle parfois même d’une île rochelaise”.

Inauguration de la statue de Toussaint Louverture dans la cour du musée du nouveau monde à la Rochelle en 2015 en présence du scuplteur Ousmane Sow.
Inauguration de la statue de Toussaint Louverture dans la cour du musée du nouveau monde à la Rochelle en 2015 en présence du scuplteur Ousmane Sow.
© AFP - Xavier Leoty

Ce musée est situé dans le centre historique de la ville, installé dans un hôtel particulier du XVIIIe siècle ayant appartenu à un marchand négrier : l’hôtel de Fleuriau, du nom d’Aimé-Benjamin Fleuriau (1709-1787), qui possédait une exploitation de canne à sucre et 300 esclaves près de Port-au-Prince à Saint-Domingue. Les lieux ont été habités par des descendants de la famille jusqu’en 1974, date de son rachat par la mairie. Le musée a été inauguré en 1982 et consacre une partie de son espace à l’histoire de l’esclavage depuis quelques années : expositions de fers, de maquettes de bateaux… En 2015, le sculpteur sénégalais Ousmane Sow réalise une statue de Toussaint Louverture, qui trône aujourd’hui à l’entrée du musée et qui rend hommage à cet esclave affranchi qui lutta pour l’indépendance de Saint-Domingue et l’émancipation des esclaves contre les colons français. 

Mais l’emplacement de cette statue de 2m80 n’a pas fait consensus lors de son installation. Une association dédiée à la mémoire de la traite des Noirs aurait souhaité un lieu plus visible plutôt que l’intérieur de la cour d’un musée… Aujourd’hui, La Rochelle a établi des relations régulières avec Port-au-Prince, la capitale d’Haïti : “Je suis très ami avec le maire, Ralph Youri Chevry”, précise le maire de La Rochelle, “il vient tous les ans lors de la cérémonie du 10 mai. Notre ville finance une coopération décentralisée, environ un million d’euros ces cinq dernières années pour des projets éducatifs ou de formation professionnelle”

Mais à La Rochelle, pas question pour l’instant de débaptiser des noms de rue : “Si vous enlevez ceux qui ont eu un lien avec le commerce triangulaire et l’aventure coloniale, il ne reste plus rien après”, remarque le maire. En revanche, un autre lieu est critiqué : “le monument aux éléphants” près de la place de Verdun, qui rend hommage aux “pionniers de la Côte d’Ivoire”. “Ça n’est plus l’esclavage mais il y a une continuité indiscutable et je pense qu’il serait intelligent de mettre une plaque explicative”, conclut le maire.

Le Journal de la philo
5 min

Bordeaux, un travail débuté plus récemment

Le travail sur le passé de Bordeaux est plus récent qu’ailleurs. Pour Marik Fetouh, maire-adjoint à l’égalité, la citoyenneté et à la lutte contre les discriminations, tout commence en 2005 avec l’inauguration d’un buste de Toussaint Louverture offert par la république d’Haïti et situé rive droite sur les quais de Queyries face au Jardin botanique. Le square porte aussi le nom du héros de l’émancipation haïtienne. Peu après, une commission de réflexion sur la traite négrière et l’esclavage est lancée, présidée par l’écrivain Denis Tillinac, et aboutit en 2009 à l’ouverture de salles consacrées au sujet au musée d’Aquitaine

La statue de Modeste Testas inaugurée en 2019 à Bordeaux aux côtés de l'artiste qui l'a réalisée, le sculpteur haïtien Caymitte Woodly, connu sous le nom de Filipo.
La statue de Modeste Testas inaugurée en 2019 à Bordeaux aux côtés de l'artiste qui l'a réalisée, le sculpteur haïtien Caymitte Woodly, connu sous le nom de Filipo.
© AFP - Nicolas Tucat

Une autre commission est lancée en 2014 et amène notamment à l’édification d’une statue de Modeste Testas, inauguré le 10 mai 2019 sur les quais. Femme africaine soumise en esclavage, elle avait été achetée par des négociants bordelais et déportée à Saint-Domingue avant d’être affranchie. Elle aurait fini sa vie à 105 ans sur les terres que son ancien maître lui a léguées. “La même année, nous avons réaménagé le square Toussaint Louverture en ajoutant des plaques explicatives et nous avons inauguré un jardin de la mémoire au Jardin botanique qui reprend les cultures qui étaient faites par les esclaves”, complète Marik Fetouh. Une statue mémorial a aussi été installée dans les jardins de l'hôtel de ville, réalisée par l'artiste réunionnaise Sandrine Plante-Rougeol (voir photo en haut de la page).

Plus récemment, début juin, la mairie a fait ajouter cinq plaques explicatives près de noms de rue associés à des marchands négriers. “On a choisi de ne pas débaptiser les rues parce que c’est notre histoire et qu’il faut l’assumer, en faire la pédagogie. Mais on peut sûrement aller plus loin et développer d’autres lieux mémoriels, nous réfléchissons à installer des plaques explicatives sur la promenade Martin Luther King que nous avons inauguré récemment par exemple. L’idée est d’avoir plusieurs lieux au sein de la ville qui rappellent ce passé négrier et esclavagiste pour faire ce travail de mémoire”.

Mais à Bordeaux aussi, des associations font pression pour la reconnaissance de ce passé. L’une d’entre elles, Mémoires et Partages, est présidée par Karfa Diallo, qui se mobilise depuis des années pour cette cause : “Nous avons trop tardé à débaptiser le racisme sur les murs de France. Il est temps que nous le fassions, dans la pédagogie”, déclarait-il le 11 juin sur BFM TV. 

Cinq plaques explicatives ont été ajoutées dans certaines rues de Bordeaux le 11 juin 2020 pour éclairer le public sur le passé esclavagiste de la ville.
Cinq plaques explicatives ont été ajoutées dans certaines rues de Bordeaux le 11 juin 2020 pour éclairer le public sur le passé esclavagiste de la ville.
© AFP - Nicolas Tucat

Le Havre et son passé disparu

Au Havre, on ne trouve plus ces hôtels particuliers ou cette architecture qui, ailleurs, rappellent ce lourd passé. “La ville a été rasée par les bombardements en 44 et il reste très peu de traces dans le paysage urbain des époques précédentes”, explique le maire Jean-Baptiste Gastinne, historien de formation. “Par ailleurs, l’université du Havre est plutôt récente, un peu plus de 30 ans et les recherches locales sur le sujet sont donc moins anciennes. Si vous interrogez les Français sur la traite négrière, ils vous citeront facilement Nantes, Bordeaux ou La Rochelle mais assez peu Le Havre alors que, au XVIIIe siècle, notre ville représentait 13% des armements de bateaux négriers”.

Au Havre, pas de rue débaptisée non plus : “Je n’y suis pas favorable”, explique le maire, “Cela ressemble à une réécriture de l’histoire et c'est extrêmement contraignant pour les gens qui habitent ces rues, qu’il s’agisse d’habitants ou de professionnels. Depuis des années, nous avons pourtant des gens qui nous demandent de débaptiser des noms de rue, Danton, Robespierre, mais on ne le fait pas.” Pour l’élu, il y a beaucoup mieux à faire : “Quand on transforme la ville, qu’on crée de nouvelles rues dans des nouveaux quartiers… Depuis dix ans, nous choisissons de désigner des espaces publics du nom de personnalités qui sont emblématiques de la lutte contre le racisme, comme l’esplanade Nelson Mandela inauguré l’an dernier sur le grand quai du Havre, à l’endroit où étaient les grandes demeures des négociants qui s’étaient enrichis grâce à la traite”.

Parce que le sujet n'est pas qu'un sujet du passé, c'est aussi un sujet d'actualité. Il s'agit de se donner les moyens de faire vivre ensemble des personnes d'origines diverses. - Jean-Baptiste Gastinne, maire du Havre.

Livret pédagogique édité par les archives municipales du Havre à propos du passé esclavagiste de la ville.

Pour les enseignants qui traitent de l’esclavage, la mairie a aussi publié une brochure avec l’université sur l’histoire de la traite et le rôle du Havre. Le maire évoque également des expositions itinérantes en partenariat avec des associations… Les archives municipales accueillent aussi 500 élèves par an pour des animations au sujet de l’esclavage. Dans l’espace public, une plaque mémorielle a été apposée à l’entrée du port en 2009 et c’est là que chaque année, l’abolition de l’esclavage est commémorée le 10 mai. Par ailleurs, les musées d'art et d'histoire de la ville proposent des programmations en lien avec ce sujet mais ici comme dans le reste de la métropole, on ne trouve pas de musée spécialement dédié à la traite. Pour en trouver un, il faut aller en outre-mer à Pointe-à-Pitre et visiter le Mémorial ACTe (Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la Traite et de l'Esclavage) ouvert en 2015.