Comment les peintures de vanités ont-elles évolué ? Le genre en 5 œuvres
Par Pauline Petit
Vanité des vanités, tout est vanité ! Les peintres baroques aimaient à rappeler la fragilité de la vie… Ce qui fonde aussi sa préciosité. Le genre, à la mode au XVIIe siècle, a connu une résurgence dans l'art moderne. Et ses symboles traditionnels (crâne, sablier et tulipes…) un dépoussiérage.
Lapins dépecés, crânes, couteaux tranchants… Et si ces motifs macabres qu'ont placés les peintres baroques dans leurs natures mortes étaient, en réalité, des images de célébration de la vie ? Et les bulles de savon, les papillons et autres bouquets de tulipes, les signes pour ces mêmes artistes de la mort qui approche ? Telle est l'ambivalence des "vanités", ces représentations allégoriques de la fugacité de nos existences… Le thème fut particulièrement en vogue chez les artistes européens entre le XVe et le XVIIe siècle, alors que les épidémies de peste décimaient les populations. Dépeignant nos activités ludiques ou frivoles, ces scènes servaient de memento mori à ceux qui les contemplaient : attention, souviens-toi que tu mourras !... Et profite tant qu'il est temps.
Cette tradition iconographique, chargée d'une symbolique propre, a évolué au fil du temps, réappropriée par des artistes qui ont donné à ses attributs un écho différent selon l'époque. Ainsi, s'il faut se rappeler de l'inanité de la vie humaine, pour les artistes du XXe siècle, ce n'est plus forcément pour des raisons morales et religieuses, mais pour en souligner la condition absurde révélée par la guerre moderne, la société de consommation, ou tout simplement le sentiment amoureux. C'est ce répertoire d'images, figuratives et symboliques, que le musée des Beaux-Arts de Lyon met actuellement à l'honneur dans l'exposition " A la mort, à la vie ! Vanités d'hier et d'aujourd'hui". A travers une sélection de 150 vanités, datées du XVe siècle à l'art contemporain, elle révèle l'évolution de ce topos artistique, célébrant à la fois la précarité et la beauté de l'existence. En quelques œuvres choisies, explorons les grands thèmes des vanités : la brièveté de la vie, les plaisirs vains, la jeunesse et l'amour, ou la charogne d'un animal comme miroir de notre condition.
Les vanités et leurs motifs emblématiques
La vanité a cela d'étrange qu'elle exprime à la fois l'idée de ce qui est vain ou précaire, et une forme de frivolité désinvolte, voire d'orgueil démesuré de l'être humain. Bref, comme le souligne l'étymologie du terme, la vanité est ce qui est "enflé de vide". A cela s'est ajoutée une connotation spirituelle ou existentielle : la mort est l'inévitable sanction d'un monde où nos vies, superficielles, ne sont que temporaires. Il y a de quoi être angoissé ! Aussi les vanités, souvent avec ironie, nous offrent-elles une alternative : le rejet des plaisirs mondains jugés illusoires, ou l'acceptation, sinon joyeuse du moins méditative, de cette condition toute humaine.
Grand classique des cours d'histoire de l'art, comprendre la symbolique de ce type de toiles est presque un jeu. Si le thème des vanités existe depuis l'antiquité, et s'est développé avec les fresques moyenâgeuses de danses macabres et scènes de triomphes de la Mort, c'est au XVIIe siècle en Hollande, que les conventions du genre pictural ont été établies. Répudiant l’art religieux grandiloquent, la bourgeoisie calviniste a contribué à la laïcisation de la peinture : le message moral des vanités, davantage inspiré des livres d'emblèmes que de scènes religieuses, et s'accordant aux principes iconographiques de la Réforme, s'adressait ainsi au plus grand nombre, croyants comme non-croyants.
D'après l'historien de l'art suédois Ingvar Bergström (Dutch Still-Life Painting in the Seventeenth Century, Faber & Faber, 1956), ce genre pictural peut être divisé en trois catégories. La première, peuplée de livres, de bijoux et de carafes de vin, évoque "la vanité des biens terrestres", ceux que l'on recherche par l'accumulation des savoirs, la conquête du pouvoir ou dans les plaisirs. La deuxième a trait au "caractère transitoire de la vie humaine" et se distingue par la figuration de squelettes, sabliers, bougies éteintes ou fleurs fanées. Enfin, la dernière catégorie renvoie aux "symboles de la résurrection", tels qu'ils sont illustrés par des croix, des épis de blé ou des couronnes de lauriers. On les retrouve, différemment interprétées, dans les toiles ci-dessous.
La fugacité de l'existence à l'image d'une bulle de savon

Cette toile, sobrement intitulée Vanité et peinte vers 1650 par le portraitiste français Simon Renard de Saint-André (dont on a surtout retenu les vanités) rassemble des éléments de chacune des catégories détaillées par Ingvar Bergström. Au centre de la composition, un crâne couronné de feuilles de laurier. Il faut y voir la mort et le souvenir des gloires terrestres, lequel s'illustre par la postérité des œuvres d'art également figurées sur la toile via les instruments de musique et les vers du poète Ronsard. Honorable mais maigre consolation : la mèche incandescente, à droite, aura bientôt consumé les deux bouts de la ficelle, le verre vide et ébréché risque à tout moment de se briser au sol, tandis que le sceau de cire rouge expose un squelette, vision prémonitoire de notre future apparence…
Les bulles de savon, délicates et parfaitement rondes, ne viennent-elles pas apporter un peu de joie à l'ensemble, de la légèreté ? Qu'on ne s'y trompe pas, leur beauté cache à peine la vulnérabilité humaine qu'elle incarne. Ut pictura poesis, elles traduisent la formule latine "Est homo bulla" (l'homme est une bulle), qui consacre la brièveté de la vie terrestre. Deux siècles plus tard, Edouard Manet reprendra ce motif dans ses Bulles de savon, portrait de son fils de 15 ans jouant, tout sérieusement, à souffler ces ampoules d'eau...
La dernière part du gâteau… ou les plaisirs fugitifs de la vie !

La vie est brève et mortelle, d'accord. Que faire ? Règle n°1 : ne pas se mettre en tête de défier un destin inéluctable ; règle n°2 : ne pas prendre au sérieux les quêtes de gloire, de pouvoir voire d'immortalité ; règle n° 3 : savoir profiter des plaisirs qu'offre l'existence sans en être dupe. Voilà, en substance, la réponse du peintre italien Vincenzo Campi avec ses Mangeurs de ricotta, réalisé vers 1580. Comment cette joyeuse scène de ripaille pourrait-elle bien signifier la vanité de l'existence ?
En invitant le spectateur, regardé droit dans les yeux par ces quatre gloutons, à profiter du goût de la bonne chère - en l'occurrence, un grand plat de ricotta. Occupant tout l'espace du tableau, riants de toutes leurs dents sales, trois hommes à la peau tannée et une femme, ont chacun une prise sur ce fromage. L'homme à l'arrière-plan s'apprête à en déguster une bouchée, son comparse à la barbichette s'avance pour en attraper un morceau, la femme, assise, semble présenter le plat aux convives, tandis que l'homme au bonnet rouge a la bouche déjà pleine de ricotta. Mais ce dernier, en plantant sa cuillère dans le fromage, y a fait apparaître… une tête de mort ! Funeste image qui surgit de cette scène truculente. Une mouche s'est d'ailleurs posée sur l'objet du festin, peut-être moins frais qu'il n'y paraît.
Originellement nommée "Buffonaria" (bouffonnerie) par l'artiste, cette vanité s'immisce au sein d'une scène quasi théâtrale dans laquelle les personnages évoquent ceux de la Commedia dell'arte. En effet le peintre se serait représenté en Pantalone, avec sa chemise à col en pointe et sa barbichette, un personnage de vieil homme avare et libertin. Mais on peut aussi y reconnaître les traits de Démocrite, ce philosophe antique qui avait fait le choix de rire de la précarité de l'existence plutôt que d'en pleurer… Changé en sage railleur, Vincenzo Campi nous enjoint à jouir des plaisirs de la vie, sans tomber dans les désirs vains. A consommer avec modération, donc.
Trouple mortel : l'amour, la jeunesse et la mort

Toujours dans ce jeu d'endroit cachant l'envers qui anime les vanités, sous les traits de la jeunesse se déguise parfois la vieillesse, et en arrière-goût de l'amour, celui du baiser de la mort. Des artistes ont ainsi formé d'étonnants couples, mariant des squelettes à la faux à des jeunes femmes ou hommes, dans la fleur de l'âge. Ce sont par exemple ces noces funèbres de Jean-Baptiste Frénet, La jeune fille et la Mort, encre réalisée vers 1840 - 1850, au verso de laquelle l'artiste a inscrit ce poème aux accents bien tristes :
"Jeunesse ou Espérance / Pleine d’illusions en croyant au bonheur / Elle attend l’avenir… mais c’est une chimère / Emportant, dévorant sa jeunesse et espérance. / Chaque rêve de l’âme, élan d’un noble cœur / S’évanouit au jour. Expérience amère !!! / Dans ce temps de mensonge aux vertueuses lueurs / L’égoïste vertu d’un monde qui s’éteint / Qu’est-ce que l’on retrouve au fond de ses labeurs / Sinon, d’un cœur flétri et que le doute étreint ? / Le bonheur est néant, la vie est un soupir / Vivre ? mais c’est souffrir, espérer, puis mourir. / Dans ce monde hypocrite et rempli de malice / Cœur franc et vertueux est la dupe du vice. A son ami, Aimé Vingtrinier, J. Frénet."
Jeunesse désillusionnée, torturée ! En lointain écho à cette œuvre de la fin du siècle romantique, celle du couple de plasticiens britanniques Gilbert & George, Cemetery Youth (1980) (voir l'image principale en tête d'article). Un titre qui sonne comme celui d'un disque de dark cold-wave, et une image qui pourrait en être la pochette : l'assemblage sur panneau de bois de 15 photographies en noir et blanc, donnant à voir le visage d'un jeune homme à l'allure de fugitif, sous cinq angles différents, au-dessus de vues de pierres tombales. Vanité version eighties, cette œuvre s'inscrit dans les thèmes iconographiques chers à Gilbert & Georges : la religion et ses codes, la mort, la jeunesse et l'esthétique queer. C'est à cette même époque que les artistes réalisent d'ailleurs une série d'œuvres sur le monde croyant et la jeunesse, peuplée de jeunes hommes entourés des symboles religieux, dans une forme de défiance envers le sacré et d'attrait pour la mort.
Écorché vif, l'humain est un animal comme un autre

La tradition des vanités a souvent érigé l'animal mort en miroir de notre condition. Dès le 1er siècle, les natures mortes des artistes romains donnaient à voir des canards, oiseaux ou lièvres accrochés par les pattes à un mur. Ces représentations de gibiers sont devenues populaires au XVIIe siècle, en Flandres et aux Pays-Bas, puis au XVIIIe siècle en France avec, notamment, les célèbres natures mortes de Jean-Siméon Chardin. D'une touche virtuose, le peintre était maître dans l'art d'exposer, pris entre l'éclat de l'argenterie et la vivacité des couleurs des fruits, l'être passant de vie à trépas en la figure d'une raie ou d'un faisan.
Dans cette toile du peintre Francis Bacon, une carcasse de bœuf gisante attachée par une patte et devant elle, un rapace noir aux ailes déployées. Le squelette apparaît par-delà la chair ; "les os sont comme les agrès (carcasse) dont la chair est l’acrobate", écrira le philosophe Gilles Deleuze dans Francis Bacon, logique de la sensation, (Seuil, 2002). On retrouve dans cette toile un hommage à la tradition iconographique du bœuf écorché, motif sublimé par Rembrandt et Soutine. Symbole christique, il est ici une forme d'image profane de crucifixion. "Si je vais chez un boucher, confiait Bacon dans ses Entretiens avec David Sylvester, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l'animal". Pour le peintre britannique, notre condition humaine réserve bien peu de surprises : "Nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance". Dans son analyse de l'œuvre du peintre, Deleuze commente cette image à la fois violente et miséricordieuse de l'homme-animal :
"Pitié pour la viande! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d'Anglo-Irlandais. (...) La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d''invention charmante, de couleur et d'acrobatie. Bacon ne dit pas « pitié pour les bêtes » mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce « fait », cet état même où le peintre s''identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié (« peinture » de 1946). C'est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux." Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation
Des Saint Jérôme méditant sur la mort à la lumière d'une bougie aux "tiny deaths" vidéos de Bill Viola, et des joyeuses danses macabres de Hans Holbein aux clownesques crânes de Picasso, le thème des vanités traverse toute l'histoire de l'art. Avec, à chaque fois, un grand écart : on trouvera d'un côté un grave memento mori se réfléchissant dans le miroir d'une Madeleine pénitente, de l'autre, un carpe diem plein d'espoir inscrit sur une jolie corbeille de fruits ! Aussi l'étude de cette tradition picturale offre-t-elle à la fois un éclairage sur la façon dont les artistes ont pu représenter la mort, et une méditation sur la préciosité de la vie, toujours bienvenue.