Comment "Retour à Reims" est devenu un best-seller sociologique

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Comment "Retour à Reims" est devenu un best-seller sociologique

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Nina Hoss dans la version allemande de "Retour à Reims", mis en scène par Thomas Ostermeier, septembre 2017
Nina Hoss dans la version allemande de "Retour à Reims", mis en scène par Thomas Ostermeier, septembre 2017
© Getty - Lieberenz/ullstein bild

Le livre autobiographique de Didier Eribon, mise en perspective de sa mobilité sociale, arrive au théâtre après un succès inouï en librairie. Mais quelle est la place de "Retour à Reims", dix ans après sa sortie ?

Retour à Reims, dont les représentations ont démarré mi-janvier, s’annonçait comme un rendez-vous important de la saison du Théâtre de la ville à Paris, avant des dates dans une dizaine de villes en région. Ce n’est pas la première fois que Thomas Ostermeier, qui adapte le texte de Didier Eribon, s'empare de Retour à Reims qu'il avait déjà hissé en 2017 à l’affiche de la Schaubühne, qu’il dirige à Berlin. A l’époque, l’Allemagne découvrait tout juste l’essai du sociologue, traduit et publié en 2016 outre Rhin. 80 000 exemplaires écoulés en moins d’un an et demi, un carton. 

En France, l’adaptation sur scène coïncide exactement avec les dix ans du livre. De ce côté-ci du Rhin, Retour à Reims n’a pas décollé aussi vite et aussi fort qu’en Allemagne puisque, six ans après sa sortie le 30 septembre 2008, Fayard en avait vendu 65 000 exemplaires. Mais le succès de librairie s'est prolongé sans s'affaisser et, en ce début janvier 2019, Retour à Reims, désormais en poche, se classait encore quatorzième au palmarès des ventes “essais et documents”.

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C’est certes moins qu’outre-Rhin, mais ça reste énorme pour un livre écrit par un chercheur en sciences sociales : bien des essais, et pas parmi les plus gros bides loin de là, plafonnent entre 500 et 1 000 exemplaires vendus. A 1 300, on estime souvent qu’un livre de sciences sociales est déjà un succès correct. Avec Retour à Reims, on peut donc dire que Didier Eribon s’est envolé. Et, avec lui, les ventes d’un domaine moins grand public d’ordinaire : en poche, Retour à Reims a paru dans la collection "Champs essais", chez Flammarion (celle du philosophe Vladimir Jankélévitch, des historiens Jean-Pierre Vernant et Schlomo Sand, ou de l'anthropologue Philippe Descola).

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Casser les codes au-delà du "je"

Mais Retour à Reims est-il au juste un essai de sciences sociales ? Son éditeur présente le texte de 252 pages comme "un grand livre de sociologie et de théorie critique". Même si à sa parution (et jusqu’en 2017) l'auteur est enseignant-chercheur à l’université d’Amiens et professeur invité dans plusieurs universités à l’étranger, Retour à Reims casse en tous cas largement les codes du genre. Dans son livre, qui n’est pas le premier mais le douzième depuis son Michel Foucault, 1926-1984 (paru en 1989 chez Flammarion), Didier Eribon dit je. Mais la singularité du Retour à Reims va bien au-delà de ce je : dans d'autres livres, d'autres chercheurs peuvent aussi parler au singulier pour dire la réflexivité d'une démarche, ou tout simplement parce que les canons de l'écriture se détendent également en sciences sociales, souvent de plus en plus accessibles et parfois plus gourmandes.

Son texte se distingue aussi d’emblée parce qu’il est un retour autobiographique sur une mobilité sociale qui s’incarne à travers lui-même, les deux pieds ancrés dans sa propre trajectoire : celle d’un enfant de 1953 qui a grandi à Reims dans une famille des classes populaires, père ouvrier passé contremaître, mère femme de ménage devenue ouvrière. Deuxième de quatre garçons, Eribon sera le seul bachelier de toute la famille. Dans Retour à Reims, l’universitaire qu’il est devenu cherche à objectiver cette migration de classe avec les outils qui sont les siens, par exemple à la lumière du transfuge politique de sa famille passée du PCF au Front national, ou encore de son homophobie - page 204, Eribon écrit : “Je suis un produit de l’injure. Un fils de la honte.”

Jusqu’en 2009, Eribon, qui est venu à la sociologie après la philosophie, avait plutôt travaillé sur le genre et la sexualité. Avec Retour à Reims, il s’attaque aux trajectoires ascendantes depuis son cas personnel. Il tente une forme d’ethnographie de l’intime pas toujours expurgée d'affects, et tissée de références qui moissonnent aussi bien du côté de la littérature, de la philosophie, que de la sociologie. Et il raconte notamment 

  • la “honte” qui tarde à se dire - “Formulons-le ainsi, il me fut plus facile d'écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale”
  • une manière d'être héritée de son origine sociale et chevillée à son corps défendant - “On éprouve dans sa chair l'appartenance de classe lorsqu'on est enfant d'ouvrier”
  • ou encore ce mépris de classe qui colle aux pas du funambule - Eribon dit “les gens d’en haut” et “les gens d’en bas”

En librairie, Retour à Reims est vendu dans l'espace dédié aux sciences sociales - il n’y a plus de rayon “Sociologie” à la FNAC, mais seulement des linéaires “Sciences politiques” (avec un “s” alors que la discipline s’écrit au singulier). Or le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à sa sortie, les revues universitaires spécialisées ne se sont pas précipitées sur l’essai de celui qui eut une première vie dans le journalisme (à Libération puis au Nouvel Observateur) avant d'intégrer le cénacle universitaire. Même si on tient compte d’un temps de latence lié aux délais de publication dans ce type de revues, Retour à Reims rencontre un accueil minimaliste dans le champ académique. Un tel accueil souligne la question du statut de cet essai à sa sortie.

Essai de sciences sociales ou "coming out social" ?

La Revue française de sociologie ou Politix, qui publient des notes de lecture, ne s'attarderont pas sur Retour à Reims. Actes de la recherche en sciences sociales, la revue fondée par Pierre Bourdieu, n’y fera pas davantage écho dans un dossier ultérieur. C’est pourtant avec Bourdieu que Didier Eribon revendique un dialogue posthume enchâssé de socioanalyse et d’ auto-analyse, revenant très largement dans Retour à Reims à Esquisse pour une auto-analyse (paru en 2004 chez Raisons d’agir). Et quand France Culture recevra Didier Eribon dans “La Suite dans les idées” le 10 octobre 2009, Sylvain Bourmeau intitulera justement son émission : _“_Retour à Reims ou Esquisse d'une autosocioanalyse avec Didier Eribon” :

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Quand on cherche les rares recensions de Retour à Reims dans les deux ans qui suivent sa parution, on trouve celle de la revue Genèses (par Paul Pasquali) et celle de la revue Lectures, accessible sur le portail web Liens Socio (par Benoît Ladouceur) :

  • dans Genèses, Retour à Reims est installé d’emblée comme “l’autobiographie d’un intellectuel de première génération, à l’instar de 33 Newport street de Richard Hoggart ou de La Place d’Annie Ernaux” (deux auteurs qu’Eribon convoque largement). S'il n’épargne pas le fatalisme un peu machinal d'Eribon quand celui-ci évoque à gros grain les mécanismes de reproduction, le sociologue qui signe la recension affiche peu d'états d'âme quant au caractère sociologique ou profane du propos : “Au-delà de ses apports pour les recherches sur les transfuges de classe, le principal intérêt de cet ouvrage est qu’il articule des analyses sur la famille de l’auteur avec des réflexions sur les classes populaires en général.”
  • dans Lectures, on s’inquiète davantage de savoir si Retour à Reims reste un texte grand public ou une authentique pierre à l’édifice des travaux sur les classes populaires. Il est ici moins question d’objectivation que d’”illustrations” des théories de Bourdieu. Moins question de travail intellectuel que de “feuilleter le traditionnel album photo familial” : “Ce livre n'est pas un livre de sociologie à proprement parler. C'est un livre personnel dans lequel Didier Eribon revient sur une partie de sa vie qu'il a occultée durant de longues années [...] Le propos de Didier Eribon n'est cependant pas totalement autobiographique ou mémoriel, il souhaite illustrer les analyses de Bourdieu par son propre vécu.”

Cause ou symptôme ? A dix ans de distance, l’accueil de Retour à Reims par les médias généralistes apparaît a contrario enthousiaste, volubile, et varié - même la télévision s’en fera l’écho. Le 29 octobre 2009, un mois tout juste après sa parution, Le Monde salue “ce passionnant essai” qui “emprunte à la tradition littéraire du récit de retour”. Le même jour, Eribon devient "l'intello d'en bas" à la faveur d'un "formidable coming-out social" dans L'Express, qui visiblement raffole de trouver dans Retour à Reims, "la version "France d'en bas" du Roman français de Frédéric Beigbeder".

Pour Télérama (“TTT”, “On aime passionnément”, dans le numéro du 9 novembre 2009), ce n’est pas tant un “essai” qu’un “beau récit tendu”, qui mêle “la réflexion intellectuelle sur l'identité et l'histoire singulière et intime” et "rappelle Annie Ernaux" (mais pas Frédéric Beigbeder).

Ce qu’écrit Annie Ernaux de l'expérience du déplacement de classe a traversé plus d’un chercheur travaillant sur les frontières sociales à une époque où il était encore inhabituel de mêler des voix de tessitures différentes - comme le fera plus tard Chantal Jacquet, avec La Fabrique des transclasses (en 2018 aux Puf). Et c’est justement à elle, Annie Ernaux, qu’on a confié la critique du livre de Didier Eribon dans le Nouvel Obs du 22 octobre 2009. 

Sa chronique est dithyrambique et Annie Ernaux, qui choisit de parler d’un “miraculé”, souligne “toute la réflexion et [...] toute l'émotion que suscite la lecture du livre, parcouru par les vibrations de révolte d'une mémoire humiliée, par une sorte particulière de mélancolie, celle de l'être arraché à son premier monde”.

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Le retour sur le Retour, comme un origami

Deux ans après sa sortie, en 2011, Didier Eribon publiera Retour sur Retour à Reims, tiré de deux entretiens qu'il a donnés. Il reviendra à cette occasion sur la réception par ses pairs, mais aussi sur l'accueil du livre par ses frères et par sa mère, dont il écrivait dans Retour à Reims :

Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes.

En l’occurrence, l’accueil tient plutôt de la douche froide. Le livre de Didier Eribon sera source de nouveaux malentendus dans le giron familial : d’après l’auteur, ses frères ont perçu une “mise en accusation” là où lui soutient qu’il cherchait au contraire à dévoiler des mécanismes de reproduction et de domination, qui n’ont justement pas grand chose avec la bonne (ou mauvaise) volonté de chacun. Retour sur Retour à Reims est aussi l’occasion pour Didier Eribon de revendiquer la nature de son livre, qui entre-temps est devenu iconique :

"Retour à Reims" n'est pas une autobiographie, mais une analyse et une théorie du monde social ancrées dans l’expérience personnelle.

Au détour d'un affinage conceptuel ("l'habitus clivé" ou l'idée d'appartenances plurielles, par exemple), Retour sur Retour à Reims est aussi l'occasion d'une nouvelle auto-analyse, qui semble déplier-replier-redéplier l'auto-analyse initiale à la manière d'un origami - un peu comme on passe d'un objet en deux dimensions à la 3D.

Par exemple quand Eribon s'interroge encore : comment en est-il venu à assourdir ainsi cette honte sociale - celle qui bourgeonnera depuis son origine prolétaire, au point d'espérer ne jamais croiser devant ses congénères étudiants ce grand-père laveur de carreaux qui roule à mobylette ? Là où une autre honte, sexuelle, a nourri une grande partie de ses travaux - celle de l'homosexuel aux préférences honnies du père, violent, qui éructe "Tapette !" quand il voit Jean Marais à la télé.

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